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vendredi 18 décembre 2020

LA TRAGÉDIE DU NITASSINAN

NITASSINAN DE JULIEN GRAVELLE nous pousse hors des sentiers habituels. Appuyé sur une solide vision du passé, l’écrivain nous fait traverser plus de quatre cents ans d’histoire (de 1563 à 2012) et raconte le passage de la vie nomade à la sédentarisation. L’ouvrage nous plonge dans le quotidien des Ilnuat avant l’arrivée des Européens, permet de vivre la traite des fourrures qui a transformé le regard sur le pays, l’exploitation forestière qui marquait le début de la fin du nomadisme. La construction des barrages, sur la Péribonka, signait la disparition de traditions millénaires où des familles parcouraient le territoire pour le connaître, l’aimer, l’apprivoiser et se laisser porter par lui. Ce livre paru en 2012 se donne une seconde vie en format de poche chez Wildproject. Une belle aventure que de plonger dans ces pages, pour découvrir un monde que nous pensons bien connaître.


Voilà un roman (je devrais dire des histoires) qui raconte les terribles conséquences de l’apparition des Blancs dans le Nitassinan, c’est-à-dire le pays ancestral des Innus. On parle ici du bassin versant du Piékouagami, ce lac qui allait devenir le lac Saint-Jean quand les premiers Européens sont arrivés en débaptisant le pays (les explorateurs agissaient comme si ces terres étaient désertes), un territoire traversé par des rivières imposantes, couvert de pinières uniques, du moins à l’origine. Des lieux habités par l’original, l’ours, le renard et le lièvre, le caribou et même le loup.

Bien sûr, j’ai lu au cours de mes aventures livresques, des récits qui donnent une idée des premiers contacts avec les Européens, les voyages des missionnaires et des commerçants dans le Royaume. 

L’admirable travail de Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard rend un hommage bien senti aux Innus dans Le peuple rieur qui retrace les activités et les rituels de ces nomades discrets. Avec Julien Gravelle, nous avons droit à une immersion. L’écrivain nous pousse dans la vie des clans qui se déplacent en empruntant les grandes rivières, nous attache aux pas de certains chasseurs qui marquent l’histoire de ce pays qui est devenu le mien et le sien. 

Le véritable héros de ces sauts dans le temps reste le Nitassinan avec ses forêts immenses, ses cours d’eau tumultueux qui se donnent des allures de fleuves, les saisons trachées au couteau qui guident les occupations des familles et leurs migrations. Les Ilnuat naviguaient la Péribonka, la Mistassini et l’Ashuapmushuan et s’installaient dans des territoires familiers pendant l’hiver, vivaient parfois la famine, mais aussi des moments de réjouissance. Les chasseurs devaient composer avec les déplacements des caribous, souvent dans des conditions difficiles, trapper et débusquer l’orignal dans ses ravages.

Si le sujet vous fascine, il faut lire les Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu de Mathieu Mestokosho et Serge Bouchard pour avoir une idée juste de la vie de ces «inmourables» comme dit Gérard Bouchard qui s’est largement inspiré de ces récits pour son roman Mistouk.

 

GRAND LAC PLAT

 

L’été ramenait les clans sur les rives du «Grand Lac Plat» où ils fraternisaient, profitaient du soleil, de la douceur des plages de sable qui les accueillaient pendant ces mois où ils refaisaient leur force. 

L’arrivée des Blancs et le commerce des fourrures, celle du castor en particulier, ont tout bouleversé. Cette activité a modifié très subtilement d’abord des façons de faire millénaire et est devenue rapidement une menace pour la survie des populations nomades. 

 

S’ils partaient maintenant, ils s’en iraient sur un chemin inconnu, celui d’un printemps qui pourrait s’en retourner très vite et piéger les voyageurs au milieu de l’hiver. S’ils restaient, au contraire, c’était le risque de se retrouver pris en forêt par l’hiver envolé. Le bois en hiver était le territoire des hommes; en été, celui de l’ours noir. Le clan devait laisser sa place s’il ne voulait pas devenir la proie des insectes noirs et des incendies. Il devait retourner au campement d’été au bord du Grand Lac Plat. C’est ce que lui disait le vent : le temps était venu. (p.15)

 

La trappe traditionnelle mute en une activité commerciale qui menace rapidement plusieurs espèces. Le castor se fait de plus en plus rare et les hommes doivent aller plus loin, partout pour le piéger. On peut parler d’un véritable désastre écologique. Et l’installation des missionnaires transforme les croyances. Des années d’observation et de réflexions perdent leur pertinence. La traite des fourrures se mélange tout de suite à celle des âmes. 

 

PRUDENCE

 

Les autochtones restent méfiants d’abord parce qu’ils sentent bien que ces hommes en noir ne pensent pas comme eux. Ils ont un regard étrange sur la nature et tout ce bouge dans la forêt boréale. Ils obéissent à un Dieu qui décide de tout et s’approprie tout. Leur mythologie s’oppose à la dictature de ce Dieu unique.

 

Les richesses que les Wendat amenaient avec eux et qu’ils troquaient contre des peaux ou de la nourriture étaient objets de toutes les convoitises. On trouvait lames et chaudrons, parfois même de cette glace qui ne fond pas au soleil, jusque sur le marché de Métabetchouan et même chez les Eeyous. Les Blancs étaient devenus les principaux sujets de discussion lors des trocs et, même en ces circonstances, alors que la tente abritait deux blessés et un moribond, il n’était question que d’eux. (p.72)

 

Une convoitise qui pousse vers une terrible dépossession que raconte Julien Gravelle dans cette épopée qui plonge dans le temps et l’espace, s’attarde aux comportements d’un envahisseur avide qui provoque l’agonie d’un peuple qui voit son présent s’évanouir, son avenir piétiné par les activités commerciales. Peu à peu, les nomades perdent ce qui faisait leur richesse et assurait leur survie. Ils tournent le dos à leur imaginaire et se laissent apprivoiser par le Dieu des Blancs qui n’apporte guère de remèdes à la misère, la faim et la tuberculose. D’autant plus que le castor a disparu avec d’autres espèces animales. Les récits des ancêtres et des chasseurs qui connaissaient si bien le territoire et les grandes rivières ne tiennent plus. 

 

Au-dessus de leurs têtes, un gros corbeau croassait. Il attendait son dû, la dîme payée à la forêt. Accroupi dans les bois sales, Léopold voyait le soleil au-dessus de la frondaison, mais ne pouvait le sentir sur sa peau. En ce lieu, il se dit qu’il était aveugle au regard de Dieu. C’est pour cela que les croyants défrichaient la terre, pour s’exposer à la vue du Père. Lui préférait l’ombre. (p.300)

 

Ils assistent aux pillages des pinières, à la destruction du monde et l’appropriation des terres par les colons et les bûcherons. La charrue ouvre le sol après avoir rasé des forêts entières, repousse les clans qui perdent leurs lieux de rassemblements sacrés. On finira par les sédentariser dans la réserve de Pointe Bleue en 1856, aujourd’hui Mashteuiatsh.

Véritable tragédie que raconte Julien Gravelle en s’attardant auprès de certains nomades, suivant des métis qui ne savent de quel côté se tourner parce qu’ils ne sont de nulle part. Mal accepté par les Blancs et toujours des étrangers dans les familles innues. 

 

AMÉRIQUE

 

Ce que vivent les hommes et les femmes du Nitassinan, tous les peuples indiens l’ont subi en Amérique, dans l’Ouest canadien et américain où la chasse frénétique du bison a rendu la vie de ces gens impossibles. L’histoire récente de l’Amérique est une tragédie, l’imposition d’une pensée mercantile, de la vérité du commerce par la force des armes qui ne tient jamais compte des populations premières. Le nomade doit céder la place aux colons et aux laboureurs. Une catastrophe environnementale aussi, peut-être la plus grave.

 

Les Blancs étaient arrivés et avec eux, un monde de Blancs. Avec des richesses de Blancs. Avec des problèmes de Blancs. Assise dans la tente carrée, Uapeleo se dit que, peut-être, le Tshé Manitu des Blancs parviendrait à protéger les Ilnuat, après tout. Elle n’aimait toujours pas les pères blancs, mais elle était prête à accepter un Manitu de plus et autorisa les premiers baptêmes. Uapeleo ne savait pas encore que les pères blancs n’étaient pas venus pour donner, mais pour prendre. Ils exigeaient moins l’adoption d’un nouveau Manitu que l’abandon de tous les précédents, de tous ceux qui jusqu’alors avaient ordonné la vie et la mort sur Nitassinan. (p.137)

 

Julien Gravelle démontre une empathie certaine envers les nomades et un sens du territoire tout à fait remarquable. Il m’a étonné et surpris encore une fois. Debout sur la carlingue m’avait subjugué à sa parution, fasciné.

Maintenant, la planète entière a du mal à respirer et n’en peut plus de la frénésie des consommateurs que nous sommes devenus. Ce n’est pas d’hier que le saccage de la Terre a commencé et la tragédie du Nitassinan est celle de l’Amérique et une étape de cette terrible folie. Une grande histoire d’aveuglements, de convoitises, de fanatisme, de racisme qui permet aux guerres de perdurer et d’éliminer les différences au nom d’un Dieu despote et impitoyable. 

Un livre fascinant que tous devraient lire avec dévotion, les gens du Lac-Saint-Jean en particulier, pour comprendre qu’il y a eu un monde avant l’arrivée de Jean De Quen et des Blancs, un territoire avec ses rituels, ses façons de protéger la vie dans une nature rugueuse, mais généreuse. Un magnifique cadeau à s’offrir en ce temps des fêtes où il faut s’isoler et attendre qu’un certain virus parte à la conquête d’un autre Nitassinan. Une belle manière d’abattre des cloisons et de jeter un coup d’œil sur ce qu’il y avait avant l’autoroute Alma-La Baie, les usines polluantes, les barrages, une agriculture industrielle et les déserts planifiés par les entreprises dans la forêt boréale. 

Un livre que j’aurais dévoré quand j’avais quinze ans, lorsque je rêvais en lisant les aventures du Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper et d’écrivains qui me faisaient traverser une Amérique qui n’existe plus. Chingachgook me fascinait dans la série télévisée et j’imaginais qu’il était encore possible de suivre ses traces pour devenir un grand chasseur qui sillonnait des territoires sans fin ni commencement. Le Nouveau Monde a bien mal tourné, reproduisant tout ce que ces migrants avaient voulu mettre derrière eux en montant dans les navires pour l’aventure et une autre vie.

 

GRAVELLE JULIENNitassinanWILDPROJECT, 376 pages, 22,95 $.

https://www.wildproject.org/nitassinan-poche.php

dimanche 13 décembre 2020

LE RETOUR DE PAUL VILLENEUVE

PAUL VILLENEUVE REVIENT dans l’actualité avec Mon frère Paul, un récit de Marité Villeneuve, la sœur de l’écrivain, paru en septembre 2020 chez Del Busso Éditeur. Un regard percutant sur l’étoile filante de la littérature québécoise des années 1970 que fut ce romancier. Villeneuve publiait son premier ouvrage en 1969 alors qu’il avait vingt-cinq ans. Marie-Claire Blais offrait le premier volet de la trilogie des Manuscrits de Pauline Archange, la même année, tandis que Roch Carrier récidivait avec Floralie où es-tu? après le succès de La guerre yes sir. André Major retenait l’attention avec Le vent du diable et que dire de Trou de mémoire d’Hubert Aquin? Une époque où de grands écrivains amorçaient un parcours remarquable.


La fiction québécoise s’inventait en se diversifiant dans les années 60. Plusieurs de ces écrivains sont à l’origine d’une œuvre originale et sont devenus des figures incontournables cinquante ans plus tard. Je pense à Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu, Roch Carrier, Jacques Poulin et certainement André Major. On assistera aussi à l’émergence des écrivains des régions à partir de 1970. Je signale Alain Gagnon et Victor-Lévy Beaulieu qui retournera vivre dans son pays des Trois-Pistoles. Il ne faut pas oublier que Paul Villeneuve est originaire de Jonquière.

Quelques-uns, après un départ flamboyant, se sont tus. Hubert Aquin se suicide en 1977. Paul Villeneuve en qui on voyait l’auteur qui permettrait au Québec de se faufiler dans la littérature universelle s’efface après Johnny Bungalow. Il se réfugie dans la plus terrifiante des solitudes, en marge d’un village du Lac-Saint-Jean. 

La parution de Mon frère Paul de Marité Villeneuve m’a donné le goût de retrouver J’ai mon voyage, son premier cri romanesque publié aux Éditions du Jour en 1969, une maison en belle effervescence qui accueillait Jacques Ferron, entres autres, et où je devais publier en 1971. Je me suis procuré mon exemplaire en 1970, en pleine crise d’Octobre. C’était certainement un signe du destin.

 

ŒUVRE

 

Villeneuve restera l’auteur de trois romans et d’un court essai. Réginald Martel, dans La Presse, écrit à propos de J’ai mon voyage : «… un beau livre, vivant, juteux, baroque brillamment bâclé, qu’on aura sans doute envie de relire, ce qui est rare, pour reprendre cette rage de vivre.» Sa deuxième fiction, Satisfaction garantie, arrive l’année suivante, en pleine crise d’Octobre. C’est l’échec. «Une grosse saloperie!» «De la vulgarité» «Paul Villeneuve dans un cul-de-sac. (Mon frère Paul, page 92)

Johnny Bungalow arrivera quelques années plus tard, en 1974, dans la débâcle financière des Éditions du Jour de Jacques Hébert. Une présentation négligée (un caractère d’impression qu’il faut lire à la loupe, des chapitres entassés les uns sur les autres) frustrera beaucoup Villeneuve. Ces deux ouvrages (J’ai mon voyage et Johnny Bungalow) marqueront l’imaginaire par le verbe, l’éclatement du propos et l’ampleur des projets. Une volonté ferme aussi de secouer tous les tabous. Et avec la vie de l’écrivain qui se met entre parenthèses tout de suite après, le mythe peut prendre racine.

On n’a pas beaucoup parlé, en tout cas pas suffisamment, de l’extraordinaire roman de Paul Villeneuve qui est sans conteste l’œuvre la plus importante publiée jusqu’ici cette année. Il s’agit d’une œuvre considérable, — plus de quatre cents pages de texte extrêmement serré — qui, l’éditeur a raison de le prétendre, “fera époque” tant par ses qualités d’écriture que par la vision de la réalité québécoise qu’elle met en forme. (Jacques Pelletier, Liberté, septembre-décembre 1974)

Si certains posaient un regard nostalgique sur leur enfance (Beaulieu et Marie-Claire Blais), d’autres s’accrochaient désespérément au présent en essayant de forger l’avenir. C’est le cas de Villeneuve. 

Dans J’ai mon voyage, le narrateur fonce vers Sept-Îles, traversant tout le Québec dans une vieille voiture déglinguée. Là-bas l’attend Madeleine (ce n’est pas la Madeleine de Brel et elle ne l’attend pas), la fille rêvée, la femme parfaite, le fantasme sexuel, l’amour, celle qui va “grounder” l’ancien étudiant idéaliste qui s’ennuie dans sa vie d’employé de bureau. 

 

J’arrive; il n’y a plus de soleil, non quelques petits trous et des coins de lumière sur la ville et surtout l’ombre des nuages sur la baie, les champs verts qui ont l’air fertiles, ce doit être la ferme de l’hôpital, la grosse bâtisse carrée en briques brunes, une cheminée qui fume, peut-être un moulin à scie; j’aurais dû arrêter au restaurant en haut de la côte et prendre un café en regardant la baie; j’en aurais plein les yeux; un beau paysage c’est presque aussi émouvant qu’une belle femme nue debout près du lit et qui s’avance lentement offerte, émue, câline. La main droite frôlant le duvet, le soupir et les jambes entrecroisées. (J’ai mon voyage, p.105)

 

Une traversée de la nuit et du pays, un grand soliloque pour meubler le temps et surtout ne pas perdre le contrôle de “cette minoune” qui empeste l’essence. Le narrateur risque l’asphyxie, tout comme le Québécois qui cherche à triompher de ses peurs ataviques. Plus il se rapproche de Sept-Îles, plus Madeleine devient évanescente et irréelle.

 

AUDACE

 

Paul Villeneuve dans cette folle logorrhée se moque des tabous, décrit le plaisir sexuel, apostrophe son patron (l’incarnation de l’oppression), s’attarde à l’autoroute 20, au fleuve et aux montagnes, à ses ancêtres et aux échecs de son peuple. L’écrivain s’ancre dans la terre Québec, l’espace physique et géographique qu’il souhaite conquérir en le parcourant comme le corps d’une amoureuse, en le labourant presque.

Long chemin de croix où il combat le sommeil, la faim et une soif obsédante. Il embrasse une partie de l’histoire du Québec qui refuse de se secouer pour s’affirmer.

 

… Québec is le pays des mille clochers, des femmes en tablier et des hommes en robe, guide du petit peuple soumis, grandissant en robe, guide du petit peuple soumis, grandissant en âge et en sagesse comme un bon petit Jésus de nos livres de lecture, nos Jésus efféminés à la peau rose, nous sommes un peuple de Jésus efféminés, invertis et bonasses, donnez-nous notre pain quotidien, ça nous suffit, la prière résout les autres problèmes, notre père pourvoit aux besoins des oiseaux du ciel qui chantent tout le jour. (J’ai mon voyage, p.135)

 

La folie risque de le faire déraper dans les bataillons d’épinettes. Il songe même à en finir en s’éloignant de Tadoussac et du Saguenay. L’esprit du narrateur s’embrouille dans un délire où le réel et l’imaginaire se confondent. Il ne se rendra jamais à Sept-Îles, perdu quelque part. Et on se demande si cette Madeleine existe ou si elle n’est qu’un fantasme. Tout comme l’entreprise de Johnny Bungalow ne pouvait déboucher que sur l’échec. Johnny entraîné dans la crise d’Octobre de 1970 s’en prend au mari anglophone de sa mère. Il ne peut aller au bout de son geste libérateur et dompter la peur qui colle à lui comme une tare génétique.

 

ŒUVRE

 

La vie de Paul Villeneuve se prolongera dans la plus terrible des solitudes, dans une cabane en forêt, couper de tous. Vingt ans de silence en retrait du monde. Il se laissera approcher par sa sœur Marité et sa mère qu’après plusieurs années. Et pour finir dans une résidence de Dolbeau-Mistassini avec une jambe en moins. Il attend là, comme dans une tanière, pendant ses dernières années. 

Un destin hors du commun, une étoile filante que Marité Villeneuve suit à la trace jusqu’à sa mort en 2010. Ses espoirs, ses idées, son intensité, ses études, son désir d’écriture pour changer le monde, tout y passe. Mon frère Paul est un récit bouleversant. Marité Villeneuve a effectué un travail colossal. Elle ose aborder les tragédies qui ont malmené sa famille sans jamais se défiler.

 

Ce n’est pas un chalet, c’est un shack, une prison. Il a placardé les fenêtres avec des planches. Ajouté une double épaisseur de bois à la porte. Nul ne peut voir au-dedans. Lui, de l’intérieur, en approchant son œil entre les lattes, a juste assez de clarté pour discerner celui ou celle qui s’approche. Il vit dans le noir. Je suis assise immobile sur ma bûche et je n’attends plus qu’il m’ouvre. Je sais que toute tentative de secours est désormais inutile. Est-ce la forêt qui m’entoure? Les arbres? Le chuchotement du vent dans les feuilles? Quelque chose murmure en moi : ne reste pas là, agis. De quoi a besoin un homme seul sinon de compagnie? Les chiens de l’enfance me sont revenus en mémoire. (Mon frère Paul, p.219)

 

J’ai relu Johnny Bungalow pour retrouver des thèmes qui traversent une œuvre qui demeure malheureusement d’actualité. Comme si Villeneuve brisait son terrible silence par la voix de sa sœur Marité, cinquante ans plus tard, pour apostropher les survivants du Québec. 

Des pages magnifiques, intenses, un périple que le Québec devait entreprendre à la sortie de la Révolution tranquille, même au risque de se casser la gueule. Mon frère Paul est un récit bouleversant qui nous fait vivre le mal être et la douleur d’un homme qui s’enfonce dans une tragédie incommensurable, à la mesure de ce Québec insaisissable. Marité Villeneuve a mis des années avant de s’approcher de ce frère farouche, se faire « réparatrice de famille » dans un ouvrage qui tient de la biographie et du carnet personnel. 

Un texte d’une densité remarquable, une émotion palpable que l’on ressent à chaque phrase, une quête qui étourdit. Ce travail admirable redonnera peut-être une petite place à cet écrivain qui aura été une météorite dans le ciel littéraire du Québec. 

Le voyage reste à faire cependant. D’autant plus que nous n’avons pas su troquer notre minoune pour une belle voiture électrique qui permettrait la vraie traversée vers soi et en soi. 

 

Villeneuve MaritéMon frère Paul, Éditions Del Busso, Montréal, 2020, 384 pages.

Villeneuve PaulJ’ai mon voyage, Éditions du Jour, Montréal, 1969, 160 pages.

 

NOTE : Une version de cette chronique a paru sous le titre : Le retour de Paul Villeneuve dans le numéro 179 de Lettres québécoises.

 

 

vendredi 11 décembre 2020

L’ART EN QUESTION AVEC KOKIS

SERGIO KOKIS, EN PLUS d’être un écrivain prolifique (il a publié vingt-cinq titres depuis 1994) est aussi peintre. C’est toujours l’une de ses toiles qui illustre la page frontispice de ses ouvrages depuis Le pavillon des miroirs, son premier roman, son entrée fracassante en littérature. Je m’ennuyais de lui. Il s’est un tantinet attardé cette fois. Il a pris deux ans avant de nous offrir Le dessinateur. Je lui pardonne parce qu’une histoire de 414 pages, ça demande du temps à rendre «dans ses grosseurs» comme le répète Victor-Lévy Beaulieu. Le dessinateur m’a entraîné en Sibérie, à la fin du régime de Staline, dans un camp de concentration ou de travail comme on disait pour masquer cette horrible réalité. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on utilise les mots pour édulcorer certains faits. Les mots servent encore et toujours à faire accepter des situations odieuses et des conditions honteuses.


Sergio Kokis a souvent parlé de l’art dans ses ouvrages, tenant des propos tranchés, semant la controverse et provoquant des réactions virulentes de certains apôtres de la modernité. Pour lui, l’œuvre d’art n’est pas qu'une vague idée de l’esprit ou un texte conceptuel qui explique une démarche et une installation. Il lui faut du concret, du tangible, de quoi regarder et toucher, secouer le monde et les étranges agissements de certains humains qui finissent toujours par exploiter les autres. Un questionnement particulièrement important dans la période actuelle.

Des prisonniers politiques et de droit commun se retrouvent aux confins de la Sibérie. Tous doivent participer aux efforts collectifs. Certains meurent dans les mines et d’autres luttent contre le froid, la faim, les moustiques dans la forêt. Bien sûr, on comprend rapidement qu’il y a des finfinauds qui s’en tirent plutôt bien. Les pires crapules imposent leur loi dans le camp avec la complaisance des gardiens et de la direction. Ces fripouilles réussissent à vivre dans un confort relatif. Kokis n’a jamais eu une vision idyllique de la société et ceux qui ne reculent jamais, prennent le pouvoir et se permettent tous les excès. Prisonniers de droits communs, intellectuels, dissidents ou considérés comme tels, tous cohabitent dans des conditions inhumaines, connaissent la faim et des sévices. 

 

PORTRAIT

 

Bien sûr, la plupart des forçats sont là parce qu’ils n’étaient pas du bon côté du pouvoir. Beaucoup sont victimes d’intrigues de leurs proches, de dénonciations et de luttes pour s’infiltrer dans les méandres de l’appareil étatique. Le meilleur moyen d’y arriver est la diffamation, les rumeurs et toutes les manœuvres qui permettent de s’attribuer des privilèges aux dépens des autres. 

Oleg Boulatov a été condamné au bagne parce qu’il a refusé de faire le portrait de Staline. Une demande du conseil suprême qu’on ne peut discuter. Il a préféré peindre la maison natale du dictateur, une toute petite habitation située à Gori en Géorgie. C’est assez pour être accusé de haute trahison. 

Peu de détenus survivent à de telles conditions, surtout ceux qui participent à la coupe du bois ou s’épuisent dans les mines. Les forçats meurent de faim après de longues journées d’efforts. Mauvais traitements, nourriture infecte et des lieux insalubres à peine imaginables. À peu près personne ne réussit à purger sa peine et à s’en sortir vivant. 

 

Alors, son bête refus de peindre un portrait de Staline — même pas un réel refus, mais plutôt un contournement de cet ordre — lui avait valu le titre de traître à la patrie et la condamnation à quinze années de travaux forcés. (p.19)

 

Pour survivre, il faut trouver une façon d’éviter les corvées qui sont ni plus ni moins qu’une mort annoncée. Oleg se fait discret avec les voyous, des gens bornés et dangereux, discute avec Maxime, un botaniste de renom, un éternel optimiste. Son talent de peintre ou de dessinateur lui permet de se soustraire aux travaux forcés lorsque le chef des truands le prend sous son aile. Il doit accepter des compromis pour avoir accès à une existence plus facile. Sa vie s’améliorera quand le responsable de la prison (un passionné de la flore sibérienne) le mobilise pour illustrer un livre que son ami Maxime va écrire. Ils vivront en paix, dans un pavillon isolé, sans avoir à s’épuiser dans la forêt, mangeant à leur faim, véritable luxe. Ils auront même droit à une secrétaire pour taper les textes. Oleg dessine les spécimens qu’il trouve dans les environs en plus d’effectuer ses propres travaux. 

 

DISCUSSIONS

 

Comme nous l’avons souvent vu dans les romans de Kokis, les dialogues prennent beaucoup d’importance. Les personnages de cet écrivain discutent, réfléchissent, argumentent, soupèsent des questions d’éthiques et sociétales, tentent de comprendre la place et le rôle des humains dans leur milieu. Mathieu-Bock Côté y serait à l’aise. Le beau, le bon, la vie, la mort, l’art, la littérature qui hantent les penseurs depuis Socrate et Platon sont toujours d’actualité chez Kokis. Les gens lucides, peu importe les époques, jonglent avec ces questions sans nécessairement trouver les réponses. D’autant plus que les concepts évoluent avec les connaissances.

 

— Ce n’est pas que je crois que l’art soit un domaine supérieur à celui des sciences, mon cher Maxime, insista Oleg. Dans les sciences, il y a une réalité objective, à laquelle vous vous référez. Un géologue peut ainsi fort bien exercer ici sa passion de la géologie comme il le faisait dans sa vie d’homme libre. Il n’y aurait rien de changé pour lui en ce qui a trait à la science géologique. Mais un artiste doit impliquer son âme dans son travail, son identité, pour pouvoir créer des choses authentiques. Il y a un côté moral dans son activité. (p.29)

 

L’écrivain aime bousculer l’art, la vie, le bien et le mal tout en savourant un verre d’alcool et en goûtant des tabacs fins. Il a même convoqué Dieu ou le diable dans Le maître de jeu, histoire de mettre les points sur les i et de fouiller derrière les apparences. Ce qui donne des pages uniques dans notre littérature.

 

RELEXION

 

Le dessinateur provoque une formidable réflexion sur l’art visuel ou la peinture pour utiliser un terme moins à la mode. Plus, Kokis nous permet de méditer sur ce qui pousse un individu à vouloir représenter l’univers qui l’entoure et ses concitoyens. Parce que toute forme artistique est une lecture du monde qui en décrypte les aspects les plus repoussants comme les plus séduisants. Il faut que le créateur se mette en danger devant son sujet, les agissements de ses proches, la société qui ne fait jamais de faveurs, l’exploitation, la misère, le politique qui bascule souvent dans les pires excès. Tout comme le poète et l’écrivain doivent «voir» autour d’eux pour arracher les masques. Autrement dit, l’artiste doit être un témoin de la vie de ses semblables, de leurs grandes et petites dérives. C’est ce qu’Oleg entreprend au goulag en dessinant les bagnards, s’attardant aux corps épuisés, aux souffrances et aux douleurs que vivent ces survivants. Des travaux qu’il cache aux autorités, parce qu’interdits, on le comprend. 

En Russie, sous le régime de Staline, comme dans toutes les dictatures, l’art sert à la propagande des dirigeants et doit dissimuler la réalité pour faire illusion. On pourrait faire un parallèle avec la publicité qui nous gave d’images et de situations idéalisées qui n’ont rien à voir avec notre quotidien. L’art à l’époque de Staline est contrôlé par l’état et les créateurs font des courbettes devant l’autorité qui est prête à tout pour se maintenir au pouvoir et élimine ceux qui mettent des bâtons dans les roues.

 

STALINE

 

Les mesures s’assouplissent à la mort de Staline et Oleg, avec d’autres détenus, retrouve sa liberté. Il rentre à Moscou, dans la ville où il a vécu, croise sa femme qui a joué un rôle dans son arrestation et s’est acoquinée depuis avec le chef de la police. Il entreprend des démarches pour ravoir son espace, mais se rend vite compte qu’il n’existe plus dans les archives gouvernementales. Il a disparu, effacé et nié. Le régime l’a biffé et inutile de chercher à redevenir celui qu’il était. Oleg Boulatov n’a jamais vécu à Moscou.

Il lui reste à témoigner, à montrer la souffrance des hommes au bagne, cette misère qui le hante, l’exploitation qui tue les individus, écrase des populations pour que certains s’enrichissent sans être inquiétés. Tout cela dans une atmosphère de délation et de vengeance, de manœuvres qui nous font songer à certains aspects de notre société qui dérive lentement vers la pensée unique, la censure, les accusations et les dénonciations souvent gratuites sur les réseaux sociaux.

Le dessinateur est un roman formidable qui nous plonge dans un univers concentrationnaire qui ressemble étrangement à ces milieux où certains, par des manigances ou à cause de certains talents, finissent par acquérir des privilèges et à vivre dans un cocon pendant que les autres se débattent avec la réalité. 

Encore une fois, Kokis aborde ses thèmes de prédilection. L’amour, l’art, l’amitié, la fidélité, le rôle des individus dans la communauté et les devoirs de tous. Il ne se lasse pas de secouer ces questions parce qu’elles sont nécessaires pour celui qui cultive la liberté de dire et de se comporter selon certains principes et ses croyances. Une magnifique leçon d’humanisme et une réflexion importante dans cette époque où nous devons nous mobiliser pour combattre une pandémie, ses pulsions personnelles et vivre en fonction de tous, s'appuyer sur une pensée collective quand on nous a chanté les vertus de l’égoïsme depuis notre enfance. Un formidable roman qui m’a emporté dans un monde qu’il ne faut jamais oublier de bousculer pour en préserver les plus beaux aspects et empêcher les dérives de certains manipulateurs. L’écrivain ne cesse de sonner les cloches. L’art doit chercher une certaine vérité et lire la réalité pour montrer les faux pas des exploiteurs et les discours qui servent à dominer les autres. Sergio Kokis est plus pertinent que jamais.

 

KOKIS SERGIOLe dessinateurLÉVESQUE ÉDITEUR, 414 pages, 36,95 $.

https://levesqueediteur.com/livre/143/le-dessinateur

vendredi 4 décembre 2020

LES PREMIERS PAS DE BEAULIEU

J’AI ACHETÉ Mémoires d’outre-tonneau de Victor-Lévy Beaulieu aux Éditions Estérel, dirigées par Michel Beaulieu, à la librairie Déom de Montréal en novembre 1969. Le prix? Seulement 2,75 $. Aujourd’hui, il faudrait débourser plus de vingt dollars pour ce roman de 190 pages. Un ouvrage d’une belle simplicité, format de poche presque, tout gris comme une maladie d’automne. Les temps changent. Je me souviens aussi qu’un verre de bière en fût coûtait 0,10 $ l’unité. Avec un dollar, on glissait dans les abysses de l’ivresse et du rêve. Je ne connaissais pas Beaulieu alors, et je ne me rappelle pas ce qui m’a attiré vers cette publication (peut-être les journaux). Il deviendrait un ami important quelques années plus tard, un guide, pour ne pas dire un mentor dans ma vie d’écrivain.


Mémoires d’outre-tonneau lançait la carrière de Victor-Lévy Beaulieu en 1968. Une époque où toute une nouvelle génération de jeunes s’imposait en bousculant notre univers littéraire et notre imaginaire. Roch Carrier publiait La guerre, Yes sir, la même année. Marie-Claire Blais en était déjà au premier volet des Manuscrits de Pauline Archange, une trilogie que j’ai happée sur le bout de ma chaise tellement elle est venue me chercher. Elle avait fait un malheur avec Une saison dans la vie d’Emmanuel, remportant les prix Médicis et France-Québec en 1966.

Je devais faire la connaissance de Victor-Lévy Beaulieu en 1970. Il devenait mon éditeur aux Éditions du Jour avec L’octobre des Indiens, mon unique recueil de poésie qui me plongeait dans l’écriture et peut-être aussi dans la vie de l’écrivain que je voulais être depuis l’âge de douze ans. Il restera un directeur attentif pour plusieurs de mes publications malgré des bouleversements et ses migrations à l’Aurore, chez VLB éditeur et enfin aux Éditions Trois-Pistoles.

«Je porte en moi un monde étrange, silencieux et impersonnel.» Son incipit indique bien l’aventure qui attend le lecteur de Victor-Lévy Beaulieu. Il lance une sorte d’avertissement. Et, une phrase un peu plus loin qui revient tel un leitmotiv ou une forme de cri. «Je n’ai rien ni personne. Je suis seul. Je m’appelle Satan.» Nous touchons là les assises d’une œuvre gigantesque, la naissance peut-être de Satan Bellhumeur, ce personnage qu’il fera mourir et ressusciter en cours de route, les prémices de l’épiphanie télévisuelle que sera Race de Monde et son extraordinaire téléroman L’héritage. Et que dire de ses embardées dans l’univers d’écrivains mythiques comme Herman Melville, Nietzsche, Victor Hugo, Yves Thériault et Voltaire.

 

MYTHE

 

Dès son premier ouvrage, Beaulieu emboîte le pas de Diogène, ce philosophe vagabond, élève de Socrate, qui hantait la ville d’Athènes. Lanterne à la main, il cherchait un homme, un vrai, pas une pâle copie d’un citoyen qui se laisse avaler par la quotidienneté. Un cynique, semble-t-il, penseur revenu de tout, ne croyant en rien, pas même à la mort. Il crache sur la vie et toutes ses séductions. Beaulieu aimera se coltailler avec ces écrivains qui ont marqué l’histoire littéraire de leur époque. Toujours dans l’envers du monde, dans ce «non-Québec» comme le dira si justement Jean-Pierre Guay dans son journal qu’il commencera à publier en 1985 et qui restera un phénomène à nul autre pareil dans «ce pays qui n’est toujours pas un pays». 

Je trouve dans ce premier roman la marginalité, le mal, la déjection, le refus et la colère qui caractériseront une partie de l’œuvre de Beaulieu. «Un écrivain doit pouvoir tout dire», répétera l’auteur de Jack Kerouac en entrevue. Tout circonscrire, même l’impossible, révélant des secrets et peut-être aussi pillant l’héritage familial, tordant le cou aux mensonges que nous prenons pour des vérités.

 

PROPOS

 

On se bute dans Mémoires d’outre-tonneau à des propos que bien des «milices de la rectitude politique» dénonceraient dans notre époque où l’on monte aux barricades pour la moindre insignifiance et où l’on apostasie ceux qui ne respectent pas la ligne. Les cahiers Victor-Lévy Beaulieu (le numéro 4 en particulier) montrent bien la misogynie de certains héros de l’écrivain de Trois-Pistoles. 

 

Oui. Satan est misogyne : il hait dans la femme tout ce dont il pourrait se passer parce cela lui ressemble trop, ou parce que cela ne lui apprend rien, ou parce que cela, plus simplement, l’ennuie.

 

Tout est là ou presque. Les côtés de cet écrivain incroyable qui m’ont fasciné et des aspects qui me feront titiller, surtout quand il s’enfonce dans la fange avec Absalon mon garçon où le personnage se traîne dans la boue, se roule dans ses excréments, ronge les pattes de la table. Beaulieu est capable des pages les plus lumineuses comme des plus repoussantes. Il est à prendre ou à laisser. 

Serait-il possible de publier un tel roman maintenant avec notre peur des mots? Il semble bien que nous ayons régressé. Cinquante ans plus tard, il est interdit de prononcer certains termes sans risquer la potence des réseaux sociaux? Plusieurs sujets sont tabous. Les accusations de racisme pleuvent à gauche comme à droite. 

 

PRÉSENCE

 

Cet affrontement, entre le bien et le mal, vient peut-être de l’enfance de Beaulieu et de sa famille. Comment échapper à ce cocon qui nous laisse dans le monde avec nos qualités et aussi de terribles défauts dont nous cherchons frénétiquement à nous déprendre. Ses parents étaient très croyants, les deux ayant flirté avec la vocation religieuse. 

 

PERSONNAGES

 

Les personnages de Beaulieu sont guettés par le néant, rongés par une absence d’identité nationale, la petitesse de l’être et sa grandeur, l’êtreté comme le dit si bien le poète Carol Lebel, dans Carnet du vent.

Tous veulent se dépasser dans la laideur, la misère, recherchent une forme de sainteté dans la débauche. Je pense à Héloïse, ce personnage de Marie-Claire Blais qui aspire à la béatitude et se retrouve au bordel dans Une saison dans la vie d’Emmanuel. Toutes les obsessions de Beaulieu sont latentes dans Mémoires d’outre-tonneau

L’écrivain autodidacte et formidable lecteur tentera de repousser les frontières de la norme et de dire tout ce qui peut être dit. On peut affirmer même que Beaulieu avait déjà un côté trash qui tranchait radicalement avec les prosateurs de son époque. C’est pourquoi l’auteur de L’héritage restera marginal malgré sa grande renommée. Il se plaira à répéter qu’il ne vendait pas plus de 600 exemplaires de ses livres, les tirant à 666, le fameux nombre de la bête. Une belle manière d’amadouer le diable et de faire une chiquenaude à la postérité. C’est peut-être aussi pourquoi il regroupera ses ouvrages dans une collection luxueuse aux Éditions Trois-Pistoles qui n’a rien à envier à La Pléiade. Cette aventure comprend l’ensemble de son œuvre.

 

FENÊTRE

 

La première publication d’un auteur est souvent une fenêtre qu’il ouvre, pour nous permettre de jeter un coup d’œil dans sa maison, surprendre ses frères et sœurs. Pour certains, la visite est écourtée. La résidence ne compte que quelques pièces et tous les membres de la famille ont pris la route de l’exil. Victor-Lévy Beaulieu nous invite dans un vaste manoir, face au fleuve qui glisse vers la mer océane, devant les côtes de Charlevoix qui s’aplatissent vers l’embouchure du Saguenay, par où est venue Samm, l’Innue de Mashteuiatsh, l’inspiratrice qui accompagnera l’écrivain dans nombre de ses ouvrages. Un château qu’il ne cessera d’agrandir et de modifier selon les aléas des saisons, traînant des centaines de ses pairs avec lui, devenant un éditeur incontournable. C’est là, dans ces chambres, caveaux, sous-sols, greniers, trappes, puits et recoins, armoires profondes et coffres bombés que nous attendent des personnages qui se moquent des diktats et n’hésitent jamais à tout casser.

C’est même émouvant de s’attarder à ce texte dans sa présentation première, ce tout petit livre qui sera la pierre d’assise d’un immense édifice. J’ai tout lu de Victor-Lévy Beaulieu, après ce premier contact, fasciné par un univers foisonnant, une certaine parenté (nos origines campagnardes et forestières) que j’explore à ma manière en inventant bien des raccourcis. Un diable d’homme qui marquera son époque et beaucoup de ses collègues avec ses prises de position, ses polémiques, ses sorties à «l’épormyable» et ses présences souvent étonnantes sur la place publique. On le devine, dès son premier opuscule, que nous avons là un écrivain qui ne s’en laissera pas imposer et qui refusera toujours de suivre les sentiers que tout le monde lui conseille d’emprunter. De quoi méditer en se berçant devant sa fenêtre, surveillant ce pays qui n’arrive pas à devenir un pays dans toutes ses grosseurs.

 

Beaulieu Victor-Lévy, Mémoires d’outre-tonneau, Éditions Estérel, Montréal, 1968, 192 pages.

 

Une version de cette chronique est parue sous le titre Les premiers pas de Victor-Lévy Beaulieu dans le numéro 178 de Lettres québécoises, page 84. 

 

PERDRE UN ENFANT ET SURVIVRE

VIVRE UN DEUIL EST toujours un drame épouvantable, surtout quand il s’agit de son enfant, d’un bébé qui n’a que quelques semaines. Paul était le premier fils de Typhaine Leclerc. L’avenir s’annonçait plein de promesses pour le couple et ce poupon bien en vie. Pourtant, le malheur est arrivé après vingt-huit jours, comme ça, dans un claquement des doigts. La mère commençait tout juste à s’habituer à ce petit après une naissance difficile et voilà que le pire se produit. Le choc est terrible pour les parents, on le comprend. Comment vivre cet événement impensable? La vie du couple est bouleversée. Madame Leclerc raconte avec une justesse émouvante, dans Le marcassin envolé, la perte de cet enfant qui n’a pas eu droit à l’avenir.

 

Un marcassin est «le petit du sanglier, âgé de moins de six mois, au pelage rayé horizontalement de noir et de blanc qui ne quitte pas sa mère». On comprend ici que l’écrivaine utilise ce terme affectueux pour son fils nouveau-né. 

Ce n’est pas là un sujet que l’on aborde souvent en littérature. Les gens qui vivent un tel drame se taisent habituellement et ravalent en silence sous le regard compatissant des proches qui ne savent comment se comporter et quoi dire. Qui peut trouver les mots pour parler d’une blessure au cœur et à l’âme?

Typhaine Leclerc prend tous les risques et plonge dans ce récit où chaque phrase touche un point sensible. Que devient sa vie après la disparition de son fils? Vingt-huit jours, c’est peu et en même temps, c’est une incroyable présence dans l’existence de la mère. Le petit Paul meurt subitement, comme cela peut arriver chez les bébés, sans qu’il y ait des signes avant-coureurs ou de maladie. L’humain est fragile à la naissance, vulnérable. Mais même en disant cela, on n’explique rien. Madame Leclerc cherche à comprendre et à se faire une vie après la disparition de cet enfant qu’elle chérissait et qui lui a arraché un pan de vie.

 

Je ne sais que faire sans toi, mon petit marcassin. Je sais que c’est dans l’autre sens que les choses devraient aller. C’est moi qui devrais être là pour toi. Je veux croire en ce que je t’ai dit pendant tes dernières heures, tes dernières minutes. Nous serons toujours là pour toi. Tu seras avec nous pour toujours. Je veux m’en tenir à ces paroles, les rendre chaque jour réelles, mais le défi est immense. (p.17)

 

Comment accepter la fatalité qui a ouvert ce gouffre sans fond? Comment vivre, se faire une famille, tout en se souvenant de ce petit qui n’a pas eu la chance de prendre son envol pour découvrir le monde? À quoi servent les gestes du quotidien devant cette absence ou cette présence qui hante l’écrivaine? La vie, surtout en ses débuts, alors que tout n’est qu’une esquisse, est faite pour le futur et non pas pour cet atterrissage brutal. 

 

J’ai survécu. Je survis. Je pleure encore. La plaie me semble parfois aussi à vif qu’à la mort de Paul. À d’autres moments, je sens que la cicatrice a pris. Elle est là, bien présente, elle me tiraille, mais elle ne me fait plus souffrir autant. Elle fait partie de moi, déjà. Elle me constitue, me laisse avancer malgré la blessure. (p.31)

 

Les remords et le terrible sentiment de n’avoir pas été à la hauteur secouent la mère. Tout se confond et madame Leclerc s’impose le devoir de se souvenir. Là aussi, ça pourrait devenir un fardeau. La mémoire est oublieuse dit-on, mais pas pour Typhaine Leclerc. Le petit Paul, le garçon promit à toutes les expériences, reste dans sa vie malgré les bousculades qui ne manquent pas de surgir, même la présence d’un autre fils qui n’est pas venu combler le vide laissé par l’aîné.

 

TSUNAMI

 

La mort s’est longtemps tenue loin de moi. Il y a eu celle de mon père. La maladie de Parkinson ne fait pas de quartier et c’était une fin annoncée depuis quelques années. J’avais vingt-cinq ans, il en avait soixante-cinq. Et après, la famille a été épargnée. Je la pensais devenue invulnérable, pendant une décennie et encore plus. Et ce fut l’hécatombe. Mon frère Paul d’abord, un cancer, et les autres en rafale. Six membres de ma famille en quelques années. Tous frappés. Le cœur qui n’en peut plus après les excès de mes aînés, je peux comprendre. Un accident d’auto aussi. La mort a bien des manières de mettre son nez dans une famille. Et le cancer de ma soeur ? Je devais annoncer à ma mère qu’un membre de la tribu flanchait. Comment dire qu’un autre de ses enfants venait de basculer? Peu importe les mots que l’on trie, ça reste difficile. Je suis devenu «le messager de la mort». Et longtemps après, ce fut ma mère de quatre-vingt-quatorze ans. J’ai pu l’accompagner pendant des nuits à l’hôpital de Roberval, l’écouter me raconter les jeux de son enfance. Elle était redevenue une petite fille sourde aux questions que je n’avais jamais osé lui poser et qui sont demeurées sans réponse. Un moment de vie unique où l’on voit la mort avancer sur la pointe des pieds, le corps de celle qui a toujours été là fléchir à chaque respiration, à chaque battement des paupières.

 

LA VIE APRÈS

 

La fin, quand c’est une personne qui a beaucoup vécu, ça peut s’accepter même si c’est toujours une partie de soi qui s’en va. Voir mourir un proche, c’est perdre un chapitre de sa vie. C’est tout soi qui est secoué dans ses gestes, ses projets, ses décisions, ses rencontres ratées et aussi ses fuites et ses petites lâchetés. Mais un fils de moins d’un mois, encore au quai, avec tous les espoirs et les possibles, c’est une absurdité. Rien ne peut expliquer ce qu’a vécu Typhaine Leclerc. 

Des photos lui rappellent sa présence, certains objets. Pas question de s’en défaire. Surtout, elle doit se débattre avec les remords. Peut-être qu’elle n’a pas su trouver les gestes qui s’imposaient, qu’elle n’a pas été assez attentive au moment où le drame s’est produit. 

 

J’essaie de cheminer là-dedans. Lentement. Mais je ne réussis pas à croire que je n’y suis pour rien. J’essaie d’apprendre à vivre avec ce sentiment de culpabilité. À l’apprivoiser jusqu’à le laisser me quitter, éventuellement. Mais je n’arrive pas à remettre en question son bien-fondé. (p.38)

 

Culpabilité, honte, douleur, l’impression d’avoir peut-être été une mauvaise mère pendant quelques minutes. Tous ces moments qu’elle ressasse dans sa tête et qui ne peuvent être changés.

Elle s’accroche et s’invente des rituels, décore un arbre sur une montagne qui rappelle le petit Paul, devient son lieu de pèlerinage. Les amis sont attentifs et patients, présents et rassurants. Le psychologue aussi, bien sûr. Et les anniversaires restent des plaies qui s’ouvrent sur tout ce qui n’a pas eu la chance d’être vécu. 

 

Demain, tu aurais eu trois ans. Je voudrais te connaître à trois ans. Je voudrais découvrir qui tu serais, qui tu aurais été, qui tu es. Je voudrais t’entendre. Te voir jouer. T’emmener, toi aussi, au bord de la mer. T’apprendre à aimer l’eau bleu-gris, le ciel bas, le vent dans les cheveux, les marais salants, les coquillages trouvés, les rochers, les algues qui éclatent lorsqu’on les presse entre les doigts. Je voudrais partager avec toi une galette des rois au bord de l’eau. Je voudrais tant. Je voudrais tout. (p.103)

 

Et il y a l’après, un Aimé et une Maloue qui bondissent avec leurs cris, des peurs, des questions et des larmes. Toujours l’ombre de Paul cependant, ce grand petit frère si vite éclipsé.

L’écrivaine met des mots sur ce qui échappe habituellement au langage, exprime la douleur qui coche le corps et l’esprit, l’absence qui ne s’explique jamais. Un texte tout en nuance et en retenue malgré la gravité. Une finesse remarquable. 

J’ai souvent arrêté ma lecture, avalant de travers, happé par la justesse de ces propos, retrouvant tout ce qui a été fait avec mes disparus et surtout tout ce qui n’a pas été fait. Un sujet difficile, exprimé avec une délicatesse unique. J’en suis encore remué. 

Et la mort, personne ne s’y habitue, même si elle fait partie de la grande course des vivants. Elle se place sur votre chemin un jour ou l’autre, qu’on le veuille ou pas. Autant tenter de l’amadouer, ce que Typhaine Leclerc réussit de façon magnifique.

 

LECLERC TYPHAINELe marcassin envoléÉDITIONS de LA PLEINE LUNE, 160 pages, 21,95 $.

 

 https://www.pleinelune.qc.ca/titre/530/le-marcassin-envole