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vendredi 30 octobre 2020

QUE DES PERSONNAGES FABULEUX

LES MONSTRES ET CERTAINS personnages de fiction marquent notre imaginaire, particulièrement ceux des contes et des légendes qui ont hanté notre enfance. Plusieurs se sont échappés de la nuit des temps (quelle étrange expression) comme Gilgamesh ou d’autres amorcent une carrière dans des intrigues plus récentes. Tous flirtent avec le bien et le mal, agissent de façon inattendue. Alberto Manguel, dans Monstres fabuleux, s’approche de ces héros que nous croyons bien connaître et d’autres qui se font plus discrets. Dracula, Superman, Alice, le chaperon Rouge et pourquoi pas Albertine, l’un des personnages marquants du dramaturge et romancier Michel Tremblay. Que dire de la Sagouine de l’écrivaine Antonine Maillet qui a fait courir les foules au temps où il y avait du théâtre et des spectateurs. Viola Léger y était magnifique de justesse.


Alberto Manguel m’a fasciné dans son Histoire de la lecture et La bibliothèque la nuit. J’ai l’impression que cet homme vit dans les livres et les nombreux titres qu’il signe nous entraînent souvent dans les couloirs de la fiction et témoignent de son immense culture. 

Beaucoup de personnages romanesques sont ses familiers, pour ne pas dire ses intimes. Il a des préférés bien sûr et c’est toujours un enchantement que de lui emboîter le pas. Pourtant, il se fait remarquablement discret dans les médias. Peut-être qu’il effarouche les chroniqueurs et que l’érudition n’est pas très bien perçue en ce Québec de confinement et de COVID-19. Il faut s’attarder au commentaire d’Odile Tremblay dans Le Devoir du samedi 24 octobre dernier pour s’étonner et se désoler. Un premier ministre qui lit se fait insulter sur les réseaux sociaux, pire, on l’accuse de perdre son temps. La grande noirceur ne semble pas s’être dissipée au pays de Lionel Groulx.

Dans Monstres fabuleux, j’ai eu l’impression de me pencher sur les notes de ce chercheur, de surprendre des réflexions qui lui sont venues en retrouvant des personnages qui ont marqué son enfance. Tous sont les héros de certains de ses essais. Un curieux qui ne refuse jamais de rencontrer de nouveaux écrivains et de dialoguer avec des êtres inquiétants. En fait, il jongle avec des questions que tout lecteur sérieux doit se poser quand il ouvre un livre et qu’il accepte de suivre un homme ou une femme de papier. Qui est là? À qui avons-nous affaire? Que traduisent les gestes et les propos de ce héros, quelles leçons pouvons-nous en tirer? Que veulent ces individus que nous prenons plaisir à détester ou qui sourient en nous tendant la main?

 

Sans doute l’un des principaux charmes de ces monstres fabuleux tient-il à leurs identités multiples et changeantes. Enracinés dans leur histoire personnelle, les personnages de fictions ne peuvent être encagés entre les couvertures de leur livre, si bref ou si vaste qu’en puisse être l’espace. (p.15)

 

Ils sont imprévisibles, souvent menteurs ou d’une naïveté troublante, fuyants et tourmentés, perçus différemment selon les époques. Les nouveaux lecteurs révèlent des facettes inédites de ces personnages qui ne prennent jamais une ride et qui s’installent dans notre imaginaire. Hamlet de Shakespeare, Tom Pouce, Ulysse, le chaperon Rouge, la fameuse Alice qui ne perd jamais pied. Je pense à Séraphin Poudrier qui a hanté mon enfance et nombre de Québécois. Il est même passé dans notre vocabulaire avec l’expression «être séraphin» pour parler d’un avaricieux. Le héros de Claude-Henri Grignon est connu de tous et fait un retour en force à la télévision dans un «western québécois». 

 

PRÉSENCE


Dans une quarantaine de textes brefs, Manguel démontre que les monstres d’antan sont encore présents dans notre quotidien où l’on ne jure que par l’électronique et les tweets. Comme si ces héros se moquaient des frontières pour venir troubler nos jours. Alice de Lewis Caroll, une fillette imaginée lors d’une promenade avec des amis, révèle la société de l’époque victorienne. Le «monde des merveilles» résonne toujours malgré les échos des réseaux sociaux où l’on pratique l’insulte et la diffamation avec un art que les tenants de l’Inquisition auraient applaudi. Comme quoi un livre n’est jamais figé dans le temps et les personnages ne cessent de muter pour le meilleur et le pire. Robinson Crusoé fascine autant maintenant qu’à la publication de cette histoire en 1719. Et que dire de Tintin qui fait encore s’exciter de nombreux admirateurs?

 

On ne lit jamais les aventures d’Alice comme un autre conte pour enfants. Leur géographie est fortement empreinte des réverbérations d’autres lieux mythiques, tels que l’Utopie et l’Arcadie. Dans La Divine Comédie, l’esprit qui garde le sommet du mont Purgatoire explique à Dante que l’Âge d’or chanté par les poètes est le souvenir inconscient d’un Paradis perdu, d’un état disparu de bonheur parfait : peut-être le Pays des Merveilles est-il le souvenir inconscient d’un état de raison parfaite, un état qui, vu de nos jours par les yeux des conventions sociales et culturelles, nous paraît complètement fou. (p.42)

 

LE QUÉBEC

 

Alberto Manguel a toujours l’art d’emprunter des sentiers imprévus. Cette fois, il questionne des personnages d’écrivains québécois. Le matou d’Yves Beauchemin retient l’attention de ce lecteur infatigable. Il s’attarde au chat Déjeuner qui n’a rien à envier à son collègue, le félin du Cheshire d’Alice.

 

La scène où se produit Déjeuner, c’est Montréal, et la ville prend vie avec son architecture complexe, ses hivers effroyables et ses babelesques barrières langagières, domaine de restaurants raffinés, d’employés odieux et de catholicisme quotidien pratiqué par habitude. Yves Beauchemin nous accorde de brefs aperçus du monde réel derrière les apparences : une vieille femme dont le visage paraît fait de coquilles de cacahuètes, des tasses à café vides bâillant désespérément dans la salle d’attente d’un hôpital, l’œil cyclopéen d’un feu de circulation rouge observant la cité que dévore une tempête de neige. (p.177)

 

Albertine de Michel Tremblay, à trois moments de sa vie, discute avec elle en se moquant de l’espace et de la chronologie. Un tour de force. La Sagouine se leste des espoirs du peuple acadien en brassant sa résistance dans l’eau sale de sa chaudière. Elle incarne le combat de l’Acadie la survivance, beaucoup plus qu’Évangéline. L’héroïne créée par Henry Longfellow, un anglophone, recherche un bonheur individuel et oublie sa collectivité. Et l’épouvantable Wendigo, ce terrible monstre qui m’a fait trembler lorsque j’étais enfant, reste percutant. Je ne peux que l’associer à la menace climatique. Comme quoi tous les humains, partout et à différentes époques, ont besoin d’inventer des êtres terrifiants pour catalyser leurs peurs et leurs angoisses. Et quand nous avons un personnage devant nous, il est plus facile de résister à leurs pouvoirs maléfiques.

 

VOYAGE

 

Alberto Manguel nous entraîne dans un formidable voyage, secoue des images et les idées préconçues que nous avons de ces personnages. L’écrivain permet de réfléchir à nos façons de combattre certaines malédictions qui ne cessent de frapper les vivants, peu importe les époques. Des obsessions aussi, comme celle de vouloir dompter le temps et connaître l’immortalité. Faust confronte dans sa quête la peur du vieillissement, la grande hantise humaine que la religion catholique a tenté de dissoudre en imaginant le paradis. Faust voit ses souhaits se réaliser, mais à quel prix

La pensée qui donne naissance à Frankenstein, un personnage qui devait incarner l’être parfait, bascule dans le cauchemar.

 

Ce que désire le Dr Frankenstein, c’est créer la vie sans la participation d’une femme. La création à partir uniquement d’une semence mâle est l’objectif de l’alchimiste, le rêve du patriarche, le but du savant fou. Des golems juifs aux sculptures animées de la fable et de la science — Ève faite d’une côte d’Adam, la femme d’ivoire de Pygmalion, le Pinocchio de bois de Gepetto, les automates du XVIIIe siècle et du début du XIXe qui ravissaient tellement Mary Shelley et son cercle —, les hommes se sont imaginés capables de créer la vie sans assistance féminine : c’est-à-dire en privant les femmes de leur capacité exclusive de concevoir. (p.186)

 

Un récit permet d’aborder, malgré une histoire simple, souvent amusante, des hantises qui semblent faire partie de notre ADN. Le chaperon Rouge flirte avec un aspect de la sexualité prédatrice des mâles et met en garde les jeunes filles. Il faut pouvoir lire entre les lignes et retourner les mots quand on plonge dans ces histoires.

J’aime les contes, les légendes et les romans depuis que j’ai percé les mystères de l’écriture. Monsieur Manguel me donne encore plus le goût de revenir sur des ouvrages, d’en examiner certaines facettes et des secrets. Louis Hémon, par exemple, incarne dans Maria Chapdelaine la problématique du Québec en terre d’Amérique, la migration et l’identité québécoise francophone que nous avons tant de mal à secouer cent ans plus tard.

Il ne faut jamais bouder son plaisir. Comme le dit monsieur Manguel, nous découvrons toujours quelque chose de différent à un texte ou un récit. C’est certainement ce qui fait la richesse de ces personnages qui s’ancrent dans notre imaginaire et ne cessent de nous surprendre. La grande expérience de la lecture permet d’affronter des craintes, des espoirs qui nous suivent malgré les miracles de la technologie. Alberto Manguel jongle avec des vérités, même si nous pouvons croire que les fables et les contes ont perdu de leur intérêt au temps du virtuel. C’est tout le contraire. L’humain, peu importe les époques, secoue des peurs ataviques et tente de maîtriser son angoisse devant la mort, le vieillissement et la maladie. Et pourquoi ne pas imaginer d’autres mondes pour apaiser sa curiosité et rêver son avenir? Sans cela, l’aventure de la vie me semblerait bien fade.

 

MANGUEL ALBERTOMonstres fabuleuxÉDITIONS LEMÉAC, 272 pages, 27,95 $.


http://www.lemeac.com/catalogue/1839-monstres-fabuleux.html?page=1 

vendredi 23 octobre 2020

PEUT-ON OUBLIER SES ORIGINES

C’EST LA FAUTE DE Serge Bouchard et Jean-Philippe Pleau qui animent l’émission C’est fou à la radio de Radio-Canada, le dimanche soir. Ils avaient invité, il y a quelques semaines, Mélanie Michaud, l’auteure du roman Burgundy. Elle était là pour parler de ses racines, de son enfance dans la Petite-Bourgogne, un quartier de Montréal. Burgundy fait plus chic, semble-t-il, et c’est le vocable que certains résidents utilisent pour masquer leur misère peut-être. L’entrevue et le questionnement m’ont fait me tourner vers le premier ouvrage de cette écrivaine. J’avais glissé mon exemplaire dans la pile des «nouveautés à lire» et l’avais un peu oublié avec les titres qui s’accumulent malgré la pandémie.


Un récit d’enfance qui m’a entraîné dans un univers singulier, un langage et une verve qui tient de l’oralité et s’avère la «couleur» de ce milieu particulier de Montréal. J’ai pris un grand respire et me suis laissé aller en me disant qu’au pire je risquais de me perdre ou de nager dans un territoire qui impose des règles et des manières de secouer la réalité.

 

Je voudrais effacer la laideur de mon existence, mais c’est là, au centre de tout, comme un gros nez au milieu d’une face. Je voudrais rayer Burgundy de la mappe. Burgundy, coincé entre Saint-Henri et Pointe-Saint-Charles; étouffé entre sa vanité et sa pauvreté. Un quartier qui sent la marde et où la marde est toujours pognée. Un lieu où l’on ne grandit pas vraiment, où l’on reste petit, comme dans le nom. Little Burgundy. (p.9)

 

En tentant de rayer «la laideur de son enfance», en jonglant avec les mots, c’est tout le contraire qui se produit, on le sait. «J’écris ici la vie que je veux effacer.» Ça m’a fait sourire un peu. Je l’ai souvent répété : tout part des premières années. Je pense à Victor-Lévy Beaulieu, Michel Tremblay, Francine Noël, Gabrielle Roy, Louise Desjardins et la liste pourrait s'allonger indéfiniment. 

Me voici donc dans ce quartier de Montréal que je ne connais guère, où les gens flirtent avec l’indigence. Un milieu de francophones qui surnagent en traînant une misère physique et mentale qui semble héréditaire. Le père de Mélanie ne travaille à peu près jamais, s’accroche à l’assistance sociale, trempe dans des affaires louches, trouve une certaine aisance financière en s’acoquinant avec les motards. Il ne peut dire une phrase sans blasphémer. Il jure contre sa fille et l’univers entier, peut-être aussi contre lui-même et sa propre grossièreté. Mélanie doit faire sa place dans ce quartier qui ne fait pas de faveurs. La vie est un combat, dit-on. Il semble que ce soit plus vrai pour certains que pour d’autres. Un lieu où tous traînent leur misère sur les trottoirs, déménagent d’un taudis à l’autre, souvent dans une rue voisine. Ce n’est pas sans me faire penser à Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy qui se situe dans le quartier jouxtant celui qu’évoque Mélanie Michaud.

 

Je n’ai jamais vraiment su ce qu’il faisait dans la vie, mon père. Jamais de façons précise en tout cas. Quelquefois, il peinturait le dessous des tables en noir ou quelque chose de même, je ne savais pas trop. Il a souvent travaillé de nuite. Ou juste pas travaillé pantoute. Il répétait constamment «Le BS, c’est la meilleure misère qu’ils ont inventée pour du monde comme nous autres!» (p.17)

 

L’alcool circule, la drogue dans les bars pour le père qui joue au portier pendant un certain temps, passe ses nuits à cogner les récalcitrants et à encaisser des coups. J’ai glissé dans Burgundy comme dans un bain plus ou moins chaud. Je me suis retrouvé dans les vapeurs de la misère et de la survie avec des embellies ici et là. Mélanie vit de beaux moments avec sa grand-mère, une femme d’une douceur remarquable et qui fait des galettes inoubliables. Mais la dure réalité s’impose. Chaque matin est un défi et la petite fille fonce pour faire sa place. Elle doit se faire craindre pour respirer. Les études vont plus ou moins bien et Mélanie est une hyperactive. Elle ne cesse de jongler avec des questions, d’argumenter avec ses professeurs. Jamais elle ne se contente des formules toutes faites ou des explications neutres de ses manuels scolaires. Le genre que l’on aime assommer avec des médicaments pour avoir la paix. Heureusement, ça ne semblait pas généralisé à l’époque de Mélanie Michaud. On ne voulait peut-être pas encore formater tous les récalcitrants, ceux qui perturbent les parents qui n’ont plus le temps de s’occuper de leurs enfants.

 

Dans mon école, des enfants pauvres, il y en avait beaucoup. Les rejets étaient ceux qui avaient du beau linge pis des lunchs. Mais le Gouvernement des Écoles nous aimait. Chaque matin, il nous donnait un berlingot de lait et des petites biscottes. Pour certains enfants, c’était le seul repas de la journée. Des fois, quand je m’étais acheté (ou volé) des nouilles ramen, je donnais ma biscotte aux affamés pis je grignotais mes nouilles sèches. Je donnais mon berlingot aussi, parce que j’ai toujours trouvé que le lait, ça pue et ça goute dégueu, à part si y a du Quick dedans. (p.25)

 

Mélanie déménage en banlieue où elle se heurte à d’autres manières de faire et de dire. Le père semble avoir gagné le gros lot en trempant comme d’habitude dans des histoires louches. Les règles d’avant ne tiennent plus et ce qui était la norme dans Burgundy devient une forme de délinquance dans Sainte-Catherine. Une mutation pour la petite fille habituée à jouer du coude. Heureusement, dans cette nouvelle phase comme dans l’ancienne, elle peut se fier aux livres et à la lecture, une passion qui va l’entraîner dans d’autres univers. Elle séjournera même dans un genre d’institut où elle risque d’y laisser sa peau. Une épreuve, une entreprise de survie. Heureusement, elle peut compter sur l’appui indéfectible de sa mère. 

 

Faque j’ai pu retourner à ma vie normale à Burgundy. J’ai pu recommencer à être hyperactive et à tirer des balles de neige sur les voisins. J’étais contente que ma mère ne m’abandonne pas à l’Institut. J’aurais mal viré, si je me fie aux regards tristes et vides de ceux qui vont y crever. Les ruelles de Burgundy étaient mieux adaptées à l’enfant que j’étais, avec le potentiel que j’avais. (p.166)

 

Effacer la laideur de sa vie demande bien des efforts et du temps. Mélanie Michaud décrit un milieu humain, dur, mais où existe une certaine solidarité et peut-être un esprit communautaire. Écrire n’est pas biffer, mais lier et réconcilier. Partout une forme de beauté s’impose et permettra à la jeune femme de satisfaire sa passion pour les mots. Un monde qui restera vissé en elle, tout comme l’enfance montréalaise colle à Michel Tremblay. Elle admire cet écrivain qui lui montrera la direction à prendre. La lecture fait ça. Ce fut Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais qui m’a ouvert les yeux sur une réalité que j’ai appris à voir autrement. 

Difficile d’échapper à la langue de Mélanie Michaud. Son vocabulaire colle à la peau et bouscule. Je l’ai suivie en imaginant qu’au bout, il y aurait la réconciliation avec son enfance et ses proches. Une grande résilience comme on dit qui donne au roman une couleur singulière. Tout passe par cette langue un peu tordue, mais combien vivante et stimulante qui la révèle et la pousse vers une autre façon d’être! Reste à savoir ce qu’elle fera dans ses prochains ouvrages, parce que Mélanie Michaud ne cessera pas d’écrire, j’en suis convaincu. Elle est là pour durer.

 

Au fond, il n’y a même pas de fin à mon histoire, il n’y a même pas de morale. Rien. C’est juste la mienne, that’s it. J’ai toujours eu de la misère avec les fins. J’haïs ça quand quelque chose doit se terminer; dans les histoires, dans les relations. Et comme dans les livres, souvent j’interromps ma lecture à peu près ici, là où vous êtes rendus dans celui-ci. Je range le livre pas terminé et j’imagine alors plein de suites. Comme si l’histoire ne s’arrêtait jamais. (p.183)

 

Il n’y a pas de fin, c’est plutôt un commencement que ce récit. J’ai embarqué dans cette histoire où des centaines d’anecdotes s’accumulent et finissent par constituer une vie, comme les morceaux d’un puzzle s’assemblent pour faire un tout. Il me semble que la plupart des écrivains du Québec ont une Petite-Bourgogne en eux et qu’ils doivent l’apprivoiser en jonglant avec les mots, en transformant la réalité dans leurs fictions. Encore une fois, le miracle se produit avec Burgundy de Mélanie Michaud. Une bouffée de vie, un bouquet de résilience.

 

MICHAUD MÉLANIEBurgundyÉDITIONS LA MÈCHE, 198 pages, 22,95 $.

 

https://www.groupecourteechelle.com/la-meche/livres/burgundy/

vendredi 16 octobre 2020

LA FAMEUSE QUESTION DU QUÉBEC

L’AVENIR DU QUÉBEC, qu’on le veuille ou non, demeure un sujet d’actualité même après l’échec de deux référendums sur la souveraineté en 1980 et 1995. Et comment oublier la débandade du Parti québécois aux élections de 2018 qui a vu la Coalition avenir Québec s’installer au pouvoir? Comme l’écrit Alexandre Poulin dans Un désir d’achèvement, ce scrutin a brisé l’alternance entre un parti fédéraliste et souverainiste au Québec. Voilà la réflexion d’un jeune homme qui appartient à une génération que l’on dit ailleurs, lasse de ces confrontations et qui rêve le monde. Il aborde un sujet que peu de gens osent secouer (surtout pas dans les médias) à l’heure du téléphone intelligent et de cette pandémie qui fait des Québécois les champions du virus.


Alexandre Poulin est né en 1993. Il avait deux ans lors du deuxième référendum perdu par les nationalistes par quelques milliers de voix. Un moment crucial dans l’histoire du Québec, certainement, qui a fait croire à de nombreux commentateurs de la scène politique que la démarche vers l’indépendance du Québec venait de disparaître et que cette question n’intéressait plus personne. «Les vieilles chicanes» a-t-on souvent entendu du côté d’Ottawa, particulièrement dans les propos de Justin Trudeau. Pourtant, tout le monde en conviendra, on n’enterre pas une idée comme ça avec un extrait du discours un peu maladroit de Jacques Parizeau en 1995, après la défaite du oui. Sondage après sondage, la souveraineté du Québec retient l’attention d’au moins 30 pour cent de la population. Mort et oublié le pays? Je ne pense pas et il ne faut pas prendre sa fatigue intellectuelle personnelle pour la réalité. L’essai d’Alexandre Poulin apporte une belle bouffée de fraîcheur.

 

J’ai décidé d’écrire ce livre pour aller à la rencontre du Québec, de son identité et de son histoire. Avant que je m’intéresse à ce sujet, je n’aurais jamais pu deviner l’ampleur des difficultés à être au Québec. (p.12)

 

L’auteur a vingt-sept ans. Ce diplômé en sciences politiques de l’Université du Québec à Montréal tente de comprendre son Québec qu’il connaît mal parce que pendant ses études, un parcours académique tout à fait normal, personne ne l’a familiarisé avec le passé des francophones en Amérique depuis 1760. 

Quand on s’arrête aux faits, à la démarche du peuple québécois, tous admettent que le Québec aurait dû faire son indépendance. Le vent de libération et les décisions prises pendant la courte Révolution tranquille menaient à la question des deux référendums. 

La longue course débute en 1760, la période tragique avec la révolte des Patriotes en 1837-1838. Cette autre défaite militaire coupait les francophones du pouvoir politique et économique. Il en a résulté un repliement sur soi, une survivance axée sur la langue française et les croyances religieuses. Le clergé tire alors toutes les ficelles et choisit les dirigeants qui se montrent favorables à leur emprise. Tout éclate à la mort de Maurice Duplessis, avec l’élection de Jean Lesage. Cette poussée revendicatrice à partir des années 60, les échecs de 1980 et 1995 peuvent-ils étouffer l’idée de l’avènement d’un pays?

 

Le tournant de 1995 est trop souvent perçu comme le moment à partir duquel la société québécoise s’est enlisée dans une démission permanente. Il signifie bien davantage : il donne le coup d’envoi à une période de redéfinition de la nation au cours de laquelle son empreinte culturelle a été rayée d’un trait de plume par maints intellectuels. (p.24)

 

Alexandre Poulin a grandi en Beauce et son éveil à la réalité du Québec s’est fait pendant ses études universitaires. Une situation que nombre de jeunes vivent et qui me semble inquiétante. Comment un système d’éducation peut-il nous couper de ce que nous sommes en ignorant les étapes de notre résistance et de notre survie? On peut dire la même chose à propos de la littérature québécoise qui est si peu présente dans nos institutions d’enseignement et qui reste largement méconnue et marginale.

 

BASCULE

 

L’élection du gouvernement de Jean Lesage devait mener à la nationalisation de l’électricité et laissait prévoir une affirmation complète et totale. Cette appropriation de la ressource hydraulique est certainement le plus beau geste d’émancipation de la Révolution tranquille. Impossible aussi d’oublier l’éducation et la santé qui ont connu une mutation en quelques années. Un poids pour certains économistes et une manière de se différencier avec l’assurance maladie et des parcours académiques qui nous caractérisent.

Alexandre Poulin s’attarde aux valses du Parti québécois et la tenue des référendums, l’échec de l’accord du lac Meech, les tergiversations autour des conditions gagnantes, le bon gouvernement, le retour au provincialisme de Jean Charest et de Philippe Couillard. Plus, l’arrivée de la Coalition avenir Québec et de Québec solidaire modifie la situation et fracture la grande coalition qu’avait réussie René Lévesque avec le Parti québécois en 1976. 

Alexandre Poulin cherche à comprendre les hésitations du peuple francophone du Québec, ses revendications, ses résistances, les ripostes, le vocable québécois qui remplace peu à peu l’appellation Canadiens français que certains voudraient voir ressurgir pour se donner une nouvelle virginité dans un Canada où les francophones ont toujours eu du mal à se sentir à l’aise. Cette décision aussi de François Legault, un ancien indépendantiste convaincu, de tourner le dos à la naissance du Québec comme pays peut sembler étrange. 

 

Le Canada et le Québec forment deux communautés politiques qui se sont construites de façon parallèle. La Révolution tranquille a contribué à affermir la communauté politique québécoise sans l’avoir pleinement constituée d’un point de vue politique. Si le Québec comme communauté politique était une nation, le projet de souveraineté devait concorder avec l’édification d’un État-nation. (p.32)

 

Le jeune essayiste se tourne vers la pensée de Fernand Dumont, Marcel Rioux, Pierre Vadeboncoeur, Gérard Bouchard, Lionel Groulx pour comprendre et suivre le parcours de ce Québec qui n’arrive jamais à progresser en ligne droite. 

 

DÉMARCHE

 

Lecture passionnante et nécessaire qui permet de survoler la démarche d’un Québec qui n’arrive jamais à tirer les conclusions qui s’imposent malgré l’évidence. Jacques Beauchemin a bien décrit cette «étrange certitude» qui habite le peuple francophone d’Amérique dans Une démission tranquille. Les Québécois sont là pour l’éternité, semble-t-il, et rien ne peut entamer leur avenir. Cette survie «envers et contre tous» est difficile à comprendre quand on s’attarde à certains signes inquiétants. La poussée de l’anglais à Montréal qui devient de plus en plus une ville bilingue, par exemple. J’aime surtout quand Poulin questionne la démarche de François Legault et montre que cette pensée n’est guère originale face au gouvernement canadien. 

 

La nouvelle posture de Legault est celle du «Québec d’abord», par opposition au «Québec seulement» du Parti québécois et au «Canada d’abord» du Parti libéral. Le rassemblement des Québécois doit donc s’opérer autour de leur nationalité et non plus autour de leur ancien projet : l’obtention d’une citoyenneté politique. Le politique et le national sont maintenant dissociés. La transition entre la nation politique et la nation culturelle étant consommée dans la pensée de François Legault, il reste à voir comment, du haut de l’histoire, il tentera de réaliser le souhait d’Étienne Parent de conserver la nationalité par l’entreprise de l’industrie. (p.129)

 

Poulin s’attarde également à la fiction d’Alexandre Soublière : La maison mère. Une lecture qui m’a fait voir le travail de cet écrivain d’un autre angle, ce qui n’est jamais une mauvaise chose. Soublière prône un retour au Canada français, à la famille et au village dans un contexte catastrophique et anarchique. La marche vers le passé ne se fait jamais. On avance, même en claudiquant ou en rampant.

Et certainement qu’il faut un regard clair et net sur sa situation pour en arriver à prendre les décisions qui s’imposent. Nous nous démarquons non seulement par les courbes de la COVID-19 où nous sommes les champions du Canada, mais aussi avec nos téléromans, notre fascination maladive pour les États-Unis, un humour qui masque notre mal être.

 

Y a-t-il une société au monde où l’humour occupe une place aussi prépondérante que dans la nôtre? Société du spectacle, ère du vide, temps de l’Homo festivus : la sociologie contemporaine offre des explications intéressantes. En vérité, nous craignons l’installation du silence et la réflexion qui en constitue l’étape suivante. (p.181)

 

Essai rafraîchissant pour le vieux rêveur que je suis devenu et qui voit le mur qui masque le pays à venir de plus en plus haut. La relève est là et le regard d’Alexandre Poulin m’a fait du bien. Le jeune homme pose des questions importantes et montre bien les illusions et les duperies, les fausses promesses et les retours en arrière qui nous caractérise. Toutes les contradictions des Québécois surgissent dans cet essai avec les manœuvres pour éviter de secouer la seule décision, celle à laquelle nous avons répondu non à deux reprises. Une réflexion nécessaire, une pensée revigorante, une conclusion qui semble tellement évidente malgré tous les dénis et les pirouettes, les chemins de traverse que nous ne cessons d’inventer pour fuir une question politique incontournable quand on imagine le futur.

 

POULIN ALEXANDREUn désir d’achèvementÉDITIONS du BORÉAL, 200 pages, 22,95 $.

 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/desir-achevement-2744.html

vendredi 9 octobre 2020

QUI PEUT SAUVER NOTRE MONDE

LE FUTUR S’IMPOSE comme jamais au cœur de nos vies. La crise climatique nous pousse à modifier nos déplacements et nos habitudes. Nous sommes dos au mur. Et un virus arrête la course, nous stoppe dans notre frénésie de tout faire et de tout avoir. Nous voilà obligés de revoir nos façons de travailler et surtout de limiter nos contacts avec nos semblables. On nous répète qu’il faut réinventer notre quotidien, que l’autre peut nous contaminer. Certains poussent des cris, d’autres acceptent des mesures qui peuvent sembler excessives. Une pandémie reste difficile à faire reculer et il n’y a qu’un Donald Trump pour narguer tout le monde avec la COVID-19. Catherine Leroux se penche sur l’avenir et ses constats n’ont rien de rassurant même si l’espoir luit au bout de ce roman original.


Rares sont les écrivains et écrivaines qui proposent une société où tout va quand il est question de notre futur immédiat ou lointain. Presque toujours, la catastrophe s’impose et notre planète se meurt. Les résistants plongent dans la barbarie et se débattent dans un monde pollué et dangereux. Je pense à la terrible dystopie de Cormac McCarthy. Dans La route, les survivants retournent à l’âge de pierre. Leur environnement est détruit. Tous cherchent leur nourriture et affrontent des individus hostiles et cruels. Je n’ai pas lu souvent des histoires où les humains domptent leurs démons et vivent en paix après avoir nettoyé la planète.

Catherine Leroux fait un pas en arrière ou en avant dans son roman L’avenir, difficile à dire. Elle nous entraîne dans un monde où tout s’écroule. Ce peut tout aussi bien être dans un proche futur ou dans un passé lointain. Surtout que l’auteure ne manque pas de faire un clin d’œil à l’histoire française de l’Amérique. La ville de Détroit a été fondée en 1701 par le Français Antoine de Lamothe-Cadillac et des voyageurs canadiens qui parcouraient le continent à l’époque de la Nouvelle-France, construisant des enceintes à des endroits stratégiques pour le commerce des fourrures. La plupart de ces bourgades sont devenues de grandes villes. Le lieu portait alors le nom de Fort Détroit, une appellation que lui conserve madame Leroux dans L’avenir.

 

ÉTAT

 

Les enfants ont déserté les parents et vivent à l’état sauvage dans la forêt, se tenant loin des adultes, refusant leurs manières qui ont mené à la catastrophe. Les maisons s’écroulent ou brûlent pour une raison ou une autre. La nourriture est rare et le danger guette partout. Quelques courageux pratiquent la culture biologique et semblent vouloir régénérer leur société. Gloria s’installe dans la demeure de Judith qui a été assassinée, pour retrouver ses deux petites-filles disparues. 

 

En rentrant, elle pense aux cendres de Judith, à l’urne enfouie dans une armoire de la cuisine en attente d’un lieu plus permanent, que Gloria n’arrive pas à déterminer. Rien n’est certain, ici, rien n’est défini, même les absents. (p.27)

 

Ce n’est pas un hasard, du moins j’aime le croire, que l’action se déroule à Fort Détroit. Un clin d’œil à la Nouvelle-France et aux coureurs des bois, ces «grands oubliés» qui sillonnaient le continent. Détroit, au siècle dernier, a été au cœur de la fabrication de l’automobile qui est pour une grande part responsable de la crise climatique et de la pollution. Les personnages de madame Leroux parlent un français archaïque, surtout chez les enfants qui semblent développer un dialecte marqué par une belle poésie. 

 

– Ben pas lui. De toutes les façons, pas longtemps après le roi a tombé malade pis il est mort. Le prince a été tellement fâché que son père moure qu’il a parti à la chasse et il a tué tous les animals. (p.153)

 

Bien sûr, la quête de Gloria porte ce récit. Elle fait tout pour retrouver ses petites-filles. Son enquête nous permet d’aller partout dans la ville en ruines et de rencontrer des personnages fort intéressants.

 

VOLETS

 

Le roman commence par l’arrivée de Gloria à Fort Détroit, son installation dans la maison de sa fille et son adaptation à la ville et aux gens des environs. La deuxième partie nous entraîne dans la société des enfants qui vivent en autarcie. Ils ont banni les adultes de leur milieu et obéissent à une grande qui dicte les lois. Voilà une nouvelle société instinctive et animale, faite de désirs, d’amours, de frustrations et de colère. Cela m’a rappelé, Sa majesté des mouches de William Golding, où des petits se débrouillent seuls sur une île. Ils doivent survivre dans une nature hostile et surtout échapper aux manigances d’un chef violent qui impose toutes ses volontés avec son armée de garçons. Une version de l’aventure de Robinson Crusoé par une tralée de jeunes qui retournent à l’état sauvage. 

Gloria finit par retrouver ses petites-filles dans le troisième volet et apprendre la vérité. Cassandra et Mathilda sont devenues terriblement farouches et craintives, surtout la plus vieille qui a compris ce que s’apprêtait à faire sa mère. Elles ont dû agir pour échapper au pire. Certains mènent une guerre contre les exploiteurs et les pollueurs, parviennent même à faire sauter une fonderie qui empoisonne les environs et tue tout ce qui est vivant. Heureusement, la forêt et les arbres protègent ces enfants qui subsistent comme des petites bêtes rusées et débrouillardes.

 

Maintenant calmée, Loupiote examine son ami, l’exécutant, le bras de la justice édictée par Fidji : lui aussi a le front soucieux de ceux qui vivent sous la botte d’une force imprévisible. Lui aussi porte sur son dos un fardeau que personne, pas même la reine, ne peut comprendre, celui d’être à la fois dominant et soumis, maître et esclave — la difficulté d’être pris entre un troupeau trop inconscient et une autorité trop transcendante pour comprendre ce qu’exige l’application de la loi, ce que ça coûte en joie, en insouciance. (p.169)

 

Un monde où le réel et l’imaginaire s’imposent, avec certains côtés fantastiques. Tout est possible quand on remodèle le quotidien. Pourquoi pas les contes et les légendes, des êtres éthérés qui veillent sur les enfants et échappent aux lois de la gravité et de l’espace.

L’avenir est un roman fascinant. Je n’ai pu décrocher après quelques pages. Catherine Leroux nous happe avec cet univers magique et cruel qui nous permet de nous donner des yeux différents. Ce qui intéresse madame Leroux, ce sont les rapports entre humains, les pulsions, la sauvagerie qui s’oppose à l’empathie et la douceur. Peut-on faire confiance aux adultes, à ceux qui ont été à l’origine du saccage avec leurs obsessions et leurs folies? Parce que ce sont eux qui ont tout gâché dans la ville et les enfants les voient comme des ennemis. Tous pourtant veulent l’amour, un peu de tendresse, vivent la peine et le rejet.

 

À présent, tout le monde dort, et Baleine se rejoue les événements de la nuit avec une curieuse fierté, celle d’avoir été à la hauteur, d’avoir senti pour la première fois que son existence recluse ne l’empêchait pas d’être utile. La forêt bruit, les gouttes claquent sur les feuilles, la paix cherche un chemin, et il y a quelque chose d’insolite, dans cette beauté, quelque chose de rassurant que Baleine met un moment à s’expliquer. Les oiseaux, muets depuis l’empoisonnement de la rivière, ont recommencé à chanter. (p.260)

 

Roman étrange, optimiste malgré tout parce que la vie s’impose, peu importe les sévices que les humains peuvent faire subir à la planète. La nature arrive à se régénérer. Les enfants peuvent se réinventer et connaître une belle fraternité, l’entraide, résister à la dureté des adultes qui ne sont que rarement fiables, surtout avec un gouvernement lointain qui ne sait réagir que par la répression, des soldats et la force aveugle. Peut-être que si l’on confiait la direction des affaires de la ville à des jeunes, on pourrait penser une autre société et s’avancer dans une réalité bien différente. Une question qui fascine les écrivains et particulièrement Catherine Leroux. Un roman qui oscille entre le passé et le présent, nous entraîne dans un monde où il faut muter. Et aujourd’hui comme hier, la solidarité permet de s’en sortir et de mettre la main sur l’avenir. 

 

LEROUX CATHERINE, L’avenir, ÉDITIONS ALTO, 320 pages, 28,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/lavenir/

vendredi 2 octobre 2020

LA VIE EST-ELLE UN MENSONGE ?

JE NE SAVAIS RIEN de Julia Kerninon avant Liv Maria, n’ayant rien lu de cette auteure même si elle en est à son cinquième roman. Quelle belle découverte! J’ai été happé par les premières phrases d’une écriture qui vous plonge dans un monde insulaire, un peu à l’écart de la Bretagne et du continent européen. Liv Maria, le pivot de cette histoire, est née d’une mère française et d’un père norvégien. Son enfance se déroule en marge, avec le vent, la pluie, la mer qui marquent la vie de tous. Une existence heureuse faite de lectures et de découvertes. Après une tentative de viol, la mère expédie la jeune femme sur le continent, la pousse dans un exil qui ne prendra peut-être jamais fin.


Liv Maria se retrouve à Berlin. Le changement est brutal. À dix-sept ans, la voilà dans une ville étrangère, à suivre des cours d’anglais. Son professeur, un Irlandais d’origine, là pour l’été, se sent seul dans ce pays dont il ne comprend pas la langue. Ce qui doit arriver arrive toujours. Liv Maria tombe amoureuse de Fergus et c’est l’exultation physique et charnelle, toutes les découvertes, l’initiation. 

Son amant rentre en Irlande, retrouve son épouse et ses enfants. Il est parti avec ses promesses, abandonnant sa jeune maîtresse après des semaines d’éblouissements qui ne devaient jamais prendre fin. Surtout, il ne répond jamais aux lettres, malgré toutes les tentatives de Liv Maria. Une passion terrible, comme on peut le vivre à cet âge qui ne connaît pas la compromission. 

Un accident d’auto et la voilà orpheline. Un retour dans l’île, les jours qui se referment sur elle et sa fuite à l’étranger. Elle va refaire sa vie, se donner une autre identité, peut-être oublier ce qui ne s’oublie pas, ce qui s'incruste dans sa chair et ses rêves. 

Dans ce pays de l’Argentine, elle vit des aventures sans se livrer corps et âme parce qu’elle sait ce que cela coûte. 

 

Que saisissons-nous des gens, la première fois que nous posons les yeux sur eux? Leur vérité, ou plutôt leur couverture? Leur vernis, ou leur écorce? Avons-nous à ce moment-là une chance unique de les percer à jour, ou est-ce que cet espoir est absolument vain, parce que le premier regard passe toujours à côté de ce qui est important? Elle avait beau chercher, seul subsistait dans sa mémoire le visage d’un homme adulte, à la quarantaine vigoureuse, un professeur qui ne lui était rien. (p.41)

 

Son corps est un outil, celui de ses amants aussi. Efficace en affaires, négociatrice féroce, l’argent est là. Tout va. Elle se laisse emporter par un certain pouvoir même si elle ressent un grand vide en elle. Sa vie n’est que gestes et décisions qui lui semblent futiles. L’impression d’être toujours à côté d’elle.

 

RENCONTRE

 

Elle se retrouve devant un jeune homme qui découvre le monde. C’est l’amour, la passion à nouveau, l’abandon, une deuxième chance, tous les possibles. Les jours s’aplanissent et s’adoucissent. Elle suit ce garçon, l’épouse quand elle devient enceinte. Ils pourraient aller comme ça, aspirés par la grande mouvance du voyage, mais il faut revenir sur ses pas. Toujours. Le départ reste le point d’arrivée. 

Voilà le couple en Irlande. Liv Maria réalise qu’elle a marié le fils de Fergus, ce professeur qui l’a séduite à Berlin. L’enseignant est décédé dans un bête accident juste après son retour, cet été de tous les plaisirs et de tous les ébats. Elle a été l’amante du père et elle est celle du fils. Plus, elle côtoie sa femme tous les jours, vit dans sa maison, surprend des photos qui la troublent. Tous ces moments qu’elle a voulu oublier lui reviennent en plein visage.

 

Malgré elle, elle revoyait Fergus au lit, elle aurait voulu l’oublier, mais la vérité était qu’il était inoubliable, elle ne pouvait pas croire que l’homme qui l’avait possédée le premier, possédée à la rendre folle, était désormais mort et enterré. Comment était-ce possible? Quelle était la chance, la malchance, pour être successivement l’amante d’un père et de son fils? De tous les hommes sur la Terre, comment avait-elle pu tomber amoureuse successivement d’un père et de son fils? (p.115)

 

Liv Maria ne peut que s’enfermer dans son silence. Comment expliquer la situation à son mari sans tout détruire? La jeune femme se moule à une existence tranquille, devient libraire et passe ses jours à lire des écrivains qui la passionnent. Semaines sans heurts, calme après les grands remous du monde. Ses enfants sont beaux, son homme aimant, son travail captivant. Elle a tout pour être heureuse. Mais il y a cet été qu’elle doit masquer, qu’elle ne peut raconter et qui la hante. La situation devient difficile avec les questions des amis et des réponses qu’elle ne peut formuler. 

 

PASSION

 

Julia Kerninon m’a emberlificoté dans une histoire de vérités et de mensonges, d’amour et de trahisons. Fergus a trompé sa femme et menti à Liv Maria, comme il l’a fait avec toutes ces étudiantes qu’il a séduites. Un amant inoubliable, un manipulateur doué. Comment se déprendre d’un passé qu’elle ne peut révéler sans tout gâcher? Est-ce possible de tout effacer et de repartir dans un nouvel élan? Le fils pourrait-il pardonner au père et à Liv Maria? Et son épouse dupée elle?

 

Dans la librairie, en ouvrant le journal du matin, elle avait de plus en plus souvent l’impression de lire l’état de sa propre vie. Des incendies. Des pluies diluviennes. Des populations déplacées. Des moustiques en février. Des floraisons en décembre. La disparition du silence, la disparition de la nuit. Elle aussi, de plus en plus souvent, sans encore se l’avouer, elle avait envie de disparaître. (p.180)

 

La vie arrange toujours les choses, même mal. Elle a beau fuir dans ses lectures, son passé est là, chaque fois qu’elle rentre à la maison, se retrouve devant son mari. Elle doit s’arracher à ses mensonges. Liv Maria fera ce qu’elle a toujours fait dans sa vie. 

 

Je suis la fille unique du lecteur et de l’insulaire, je suis le bébé Tonnerre, l’orpheline, l’héritière, je suis la jeune maîtresse du professeur, la femme-enfant, la fille-fleur, la chica, la huasa, la patiente de Van Burren, la petite amie, la pièce rapportée, la traîtresse, l’épouse et la madone, la Norvégienne et la Bretonne. Je suis une mère, je suis une menteuse, je suis une fugitive, et je suis libre. Elle ne pouvait pas rester là. Elle ne savait pas exactement pourquoi, mais elle ne pouvait pas. Mon nom est Liv Maria Christensen. Je suis — ce que je suis. (p.201)

 

Un roman superbement écrit, la détresse psychologique d’une femme attachante, son drame, son combat pour le bonheur. C’est fascinant, c’est bon, c’est juste, troublant. Une lecture qui m’a laissé sur un pied, hésitant entre la vérité et tous mes mensonges, le réel et l’imaginaire. La vie dissimule les plus grandes tragédies et demande des choix terribles souvent pour avoir le luxe de se regarder dans un miroir sans détourner les yeux. 


KERNINON JULIA, liv Maria, ANIKA PARANCE ÉDITEUR, 208 pages, 25,00 $.

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