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jeudi 13 août 2015

Le livre des révélations de Victor-Lévy Beaulieu

VÉRITABLE TROU NOIR  qui aspire le lecteur que ce dithyrambe beublique de Victor-Lévy Beaulieu. Plus d’un mois à lire plusieurs heures par jour, à en rêver la nuit, n’arrivant pas à me détacher de l’univers de Nietzsche et de celui maintes fois visité de l’écrivain des Trois-Pistoles. Beaulieu plonge dans la parole extravagante de Nietzsche et cette époque où Richard Wagner ébranlait les colonnes du temple de la musique. Un livre qui échappe à tout ce que nous avons l’habitude de lire. J’en suis revenu épuisé, comme à l’époque où je courrais le marathon. Après l’épreuve, j’en avais pour des jours à vivre la douleur dans tous les muscles de mon corps. Une expérience de lecture extrême.

Victor-Lévy Beaulieu étourdissait en 2006 avec son remarquable livre sur James Joyce où il établissait un parallèle entre sa démarche d’écrivain, le Québec et l’Irlande. Joyce a su témoigner dans son œuvre des hésitations, des combats et des luttes de son pays qui a dû faire face à la famine, aux guerres civiles et de nombreux affrontements pour garder son identité face à l’Angleterre. Des guerres de religion aussi qui ont coupé le pays en deux.
Cette fois, Victor-Lévy Beaulieu s’aventure du côté de Friedrich Nietzsche, son œuvre foisonnante qui ébranle la pensée occidentale et aspire à inventer l’homme nouveau, le surhomme qui fera passer à une étape autre de la vie humaine. On a beaucoup fabulé sur cette notion et il faut lire attentivement cette fresque pour comprendre de quoi il retourne. Je sais que ce penseur et poète a accompagné l’écrivain des Trois-Pistoles pendant toute sa vie. Il suffit de voir l’importance qu’il lui donne dans son œuvre, particulièrement dans ses téléromans L’Héritage et Bouscotte.

ILLUMINATION

Les écrivains connaissent tous une rencontre marquante. Un livre change tout, ébranle toutes les certitudes. Il y a un avant et un après. Victor-Lévy Beaulieu entrait à peine en écriture quand Nietzsche est apparu dans sa vie. Il ne cessera d’y revenir, de le relire, de s’égarer dans les commentaires qui se sont multipliés au cours des années. Une vie suffit-elle pour explorer une œuvre comme celle de Friedrich Nietzsche ?
Mes éblouissements furent moins spectaculaires. Jean Giono d’abord et Gabriel Garcia Marquez. Après, il y a eu William Faulkner et Gunther Grass. Tout comme Victor-Lévy Beaulieu, j’ai connu des arrêts du côté d’Herman Melville, Victor Hugo, James Joyce, Jack Kerouac et John Steinbeck. Les Québécois se sont présentés plus tard.
Un mois de réclusion, une « retraite fermée » comme on disait dans mon enfance avec cet ouvrage qui exige d’autres habitudes de lecture. Il faut pouvoir l’aborder comme un livre sacré, debout devant un lutrin, pour le plaisir de s’attarder, de jongler et chercher en soi. Il faut souvent aller et revenir pour saisir la « substantique moelle » de l’écriture de Nietzsche et de Beaulieu. « Ce livre sans cesse médité » pour paraphraser Rimbaud devient une œuvre sans fin ni commencement.

INVERSION

On le sait, l’auteur de Monsieur Melville a inventé un personnage après la rencontre d’une jeune innue, je crois, même s’il affirme qu’elle était d’origine huronne. Elle étudiait au cégep de Chicoutimi. Il en a fait sa muse, son fantasme, celle qui se tient tout près de son épaule et qui lit le texte sur les grandes feuilles de notaire. Celle qui fait vivre le texte par son regard, sa présence et son souffle. La Samek que j’ai croisée jouait un peu de la guitare et chantait. Elle est devenue Samm dans l’œuvre foisonnante de Beaulieu et n’aimait pas Les Totems rouges de Chicoutimi.
L’écrivain délaisse la grande table de pommier et le stylo à l’encre bleue pour se tourner vers la lectrice. L’écrivain vieillissant raconte à celle qui l’a accompagné dans tous les chemins de l’écriture. Il devient lecteur de sa propre vie et de celle de Nietzsche qu’il traque de toutes les manières possible, fouillant dans ses œuvres, ses commentateurs, sa correspondance et la vie de ses proches.
Voici le livre des révélations, le livre qui touche les fondements de l’oeuvre de Beaulieu et celle du philosophe qui a pourfendu le catholicisme avec une rare justesse pour rêver l’utopie, une société où les frontières seraient abolies et où les langues fusionneraient. Un Babel inversé, une gifle à ce Dieu qui divise pour mieux régner. Ce rêve a hanté les despotes, les conquérants comme les philosophes. La pire des catastrophes bien sûr. L’humanité perdrait sa diversité et son originalité. On ne peut que constater l’assèchement de la pensée depuis que les Étasuniens ont imposé une culture jetable et éphémère. La monoculture tue les sols tout autant que la pensée.

BIBLE

Victor-Lévy Beaulieu emprunte la forme de la Bible avec ses divisions, ses formulations pour revenir sur sa vie, ses livres, la famille, sa mère et son père et ceux qui habitent l’œuvre de cet écrivain incomparable. Tout cela en suivant le parcours de Nietzsche qui est habité par un désir et une ambition à nulle autre pareille. Cet impulsif, orphelin de père très tôt, restera marqué par ce pasteur qui l’a entraîné dans la nature et fait de lui un marcheur, un Jean-Jacques Rousseau d’un autre genre. Un jeune homme qui finit par se brouiller avec tout le monde. Comment peut-il en être autrement quand on est convaincu de son génie, qu’on ne tolère pas la contradiction ou la remise en question de ses énoncés.

Il traverse aussi une crise religieuse - peut-on croire en Dieu, à l’Église et à ses pompes quand on est un homme de science ? La réponse de ses professeurs est évidemment affirmative, mais elle soulève dans l’esprit de Nietzsche une autre question fondamentale : ses maîtres sont-ils vraiment des hommes de science ? Parce qu’il est incapable de résoudre ce qui reste un mystère pour lui, Nietzsche devient un élève insupportable : il boit de plus en plus, ce qui le rend d’autant plus belliqueux, aussi bien auprès de ses maîtres que de ses collègues. L’un d’eux ayant osé le critiquer publiquement, Nietzsche le provoque en duel, rien de moins ! (p.187)

Il entretiendra une véritable guerre avec sa mère Franziska et restera fidèle à sa sœur Lisbeth toute sa vie. L’unique femme, celle qu’il peut dominer.

RETOUR

Victor-Lévy Beaulieu ramène les personnages de son dernier roman Antiterre où il rêve une communauté faite de partage, de travail, d’amitiés et d’amour. Un lieu rêvé où des réfugiés venus d’Afrique et d’ailleurs se donnent une chance de vie et de survie. Calixthe, la femme mère de la dernière utopie, règne sans partage avec l’écrivain sur ce Nouveau Monde. Une sorte de patriarche qui dirige son peuple, garde ses distances, préférant souvent les contacts avec les bêtes. Particulièrement avec le bouc Will Shakespeare qui s’en va doucement vers la mort, revigoré par des injections intraveineuses, le temps d’engendrer la descendance. Une manière de rêver le pays dans ce pays qui n’est toujours pas un pays, une façon de conquérir son autonomie et l’indépendance. Une agora où la raison domine l’ambition et la recherche du pouvoir. Très à propos en ces temps pluvieux d’élections fédérales.
Beaulieu passe beaucoup de temps à rêver dans le mausolée où reposent ses ancêtres. Parce que l’écriture pour Nietzsche est avant tout un rêve, une projection qui permet d’échapper aux affres du quotidien. Là, recroquevillé sur les os de ses géniteurs, le dernier de la lignée en quelque sorte, il ne voit guère ses filles sauvages, peut rêver tout son soûl, s’égarer dans la mythologie allemande, bondir dans le chariot du dieu Thor pour marteler le monde avec son gros marteau de sa main gauche.

Quel plaisir c’est celui de voir Will Shakespeare accompagner les moutons, les petits chevaux et l’ânesse dans les champs et les bois. Il s’y trouve si bien qu’il en oublie parfois que j’existe, surtout quand je lis dans le mausolée sur les ossements de mes ancêtres, puis que je m’y endors, à poings fermés, comme le dit l’adage, de sorte que j’oublie où, dans l’espace-temps, je voyage - cette constellation du Chien sans doute, car seuls leurs aboiements franchissent l’enclume et le marteau de mon oreille. (p.312)

Abolir le temps et l’espace, voyager dans l’œuvre du philosophe, le suivre en Suisse où il vivra et en Italie où il ira se ressourcer. Parce que Nietzsche a toujours été fragile et sa santé n’a cessé de lui causer des problèmes. Une myopie de plus en plus forte, des maux de tête et des nausées qui l’accompagnent partout, surtout quand il doit vivre des événements qui le contredisent. Et la drogue qui lui permet d’écrire des heures et des heures dans une belle euphorie, d’oublier le monde pour mieux admonester les humains et les éveiller à la conscience.

ÉTERNEL RETOUR

On le sait, Nietzsche a beaucoup parlé du cercle. La vie étant une longue courbe qui se déploie et qui revient à son point de départ. Alors tout recommence. Une pensée qui n’est pas étrangère au bouddhisme. Une grande roue qui emporte l’humain dans le recommencement et la répétition. Un cercle qu’il faut briser pour atteindre une autre dimension. Nietzsche y parviendra par la volonté de puissance, en devenant le surhomme, l’homme de la suprême intelligence, des désirs et de la conscience élargie.
Pour illustrer cet éternel recommencement, Victor-Lévy Beaulieu revient sur sa vie, ses livres, son histoire personnelle, celle de sa famille et le Québec. Moi, qui lis les écrits de cet écrivain depuis la parution de Mémoire d’outre-tonneau, j’ai eu souvent l’occasion de mettre mes pieds dans ses empreintes. L’enfance paradisiaque sur la ferme de Saint-Jean-de-Dieu, le jeune Victor-Lévy qui est déjà un surenfant en s’occupant de la ferme, des animaux et de la famille à l’âge où l’on s’amuse avec des chevaux de bois.

L’enfance est innocence et oubli, recommencement, puis affirmation sacrée de la vie, a écrit Nietzsche, à tort pour une bonne part, me semble-t-il. On y expérimente trop la cruauté, la sienne et celle des autres, pour qu’elle soit véritablement du seul domaine de l’innocence et de l’oubli : l’enfance est davantage une mémoire, donc un en-deçà ou un-delà de l’oubli, elle ne rejette rien de ce qui fait que l’individualité s’exprime dans ce corps-là et cet esprit-là, plutôt que dans celui d’un autre ; elle est peut-être commencement, mais jamais recommencement, ni affirmation sacrée de la vie : le recommencement et l’affirmation sacrée de la vie sont le nœud gordien de l’adolescence : ceux qui  le défont comme fit Alexandre le Grand deviennent vraiment ce qu’ils étaient depuis leur enfance. (p.137)

La grande déchirure surviendra avec le départ et l’installation à Morial-Mort dans un taudis où tout le monde se marche sur les pieds. Et il faut travailler pour survivre, chacun faisant son effort. L’amorce d’une autre vie, l’apprivoisement d’un autre monde, la certitude d’avoir perdu le paradis par la volonté du père. Il faudra une attaque de poliomyélite pour que tout bascule, pour que Victor-Lévy Beaulieu prenne définitivement la direction de l’écriture avec toute la démesure qu’on lui connaît.
Tout cela en évoquant le jeune Nietzsche, son enfance, la mort du père, les études, les maladies, ses espoirs, ses amitiés et son désir plus grand que tout d’être celui qui éclaire le chemin. Heureusement, Beaulieu n’a jamais eu ces prétentions même s’il demeure conscient de la place singulière qu’il occupe dans le monde des lettres québécoises.
Un écrivain doit revenir souvent sur ses empreintes pour savoir qui il est et ce qui le pousse dans les sentiers qu’il visite tout au long de sa vie. Je n’ai pas fait autre chose en évoquant constamment mes années à La Doré, ce bout de vie qui a imprégné tout ce que j’ai écrit par la suite. Comme si j’avais besoin de comprendre et peut-être, de retrouver ce paradis où nous avons pris conscience du monde. Qu’a fait Réjean Ducharme en refusant de faire vieillir sa Bérénice, Mille-Milles et Châteauguay ?
Victor-Lévy Beaulieu s’avance encore plus loin dans son intimité, ses amours avec la grande actrice rousse et la femme rare, la vie avec ses filles sauvages, ses heures d’écriture et le monde de l’édition. Ses migrations aussi jusqu’au grand retour au pays quand il achète la grande maison des Trois-Pistoles sur un coup de tête. Une demeure magnifique qui se dresse en dehors du village, face au fleuve qui change avec les heures du jour. Ce grand fleuve qui glisse vers la mer océane, avec l’entaille du Saguenay toujours visible de l’autre côté, là où tout a commencé pour la vie française en terre d’Amérique.

MIGRATIONS

Nietzsche vivra aussi de grandes migrations et se retrouvera pendant un certain temps dans l’intimité de Richard Wagner et de Cosima Liszt, la fille de Frantz. Il sera surtout près de Cosima, la femme idéale, pouvant être maternelle et aussi une interlocutrice. Une amitié dans l’ombre du grand Richard qui rêve de devenir la référence musicale en Allemagne et dans le monde, de bousculer toutes les conceptions que l’on peut avoir de la musique en écrivant des opéras démesurés, en réussissant à inventer Bayreuth où l’on ne joue que sa musique depuis. Deux êtres qui rêvent d’être les phares de leur siècle. Pas étonnant que cette amitié s’effrite rapidement. Deux surhommes ne peuvent cohabiter sans se faire de l’ombrage. L’un étant aussi convaincu que l’autre de la supériorité de son œuvre, de son rôle et de son importance.

« Comme cet homme pressent rien de la profondeur dionysiaque de la musique, il transforme à son usage la jouissance musicale en une rhétorique rationnelle de la passion parlée ou chantée, où les artifices du chanteur se donnent carrière. Incapable de vision, il prend à son service le machiniste et le décorateur. La condition nécessaire de l’opéra, c’est une croyance fausse au sujet de la création esthétique, c’est cette croyance idyllique que tout homme sensé est artiste. Conformément à cette croyance, l’opéra exprime la prétention esthétique des amateurs, qui édictent leur loi avec le souriant optimisme de l’homme théorique. » Ma chère Samm, garde en mémoire ces deux paragraphes de Nietzsche : ils seront au centre de cette rupture brutale entre l’auteur de La Naissance de la tragédie et celui de Siegfried. Le Père tant cherché y sera tué, et le Fils orphelin se crucifiera lui-même sur la crois de sa souffrance - inguérissable. (p.310)

Me voilà dans les méandres de la pensée de Nietzsche et celle de Victor-Lévy Beaulieu. Je fais des détours par les maîtres qui ont influencé ces écrivains, des événements et des rencontres qui changeront le monde dans lequel ils vivent. Tout autant en Allemagne que dans ce pays du Québec où Beaulieu travaille jour et nuit à écrire pour la télévision. Tout comme Nietzsche qui s’enferme de plus en plus et arrive à écrire en faisant l’usage de drogues. Comme Beaulieu le fera avec l’alcool. Des vies où seul l’objectif importe.
Victor-Lévy Beaulieu raconte à Samm, dialogue avec ses ancêtres, aimant mieux fréquenter ce bouc nommé Will Shakespeare qui l’accompagne jusqu’à la fin. On connaît la passion des animaux de Beaulieu. Ma vie avec ces animaux qui guérissent a connu un beau succès.

LECTURE

Me voici au bout du livre après avoir tourné les 1400 pages, les avoir détournées pour les retrouver. Et me voilà un peu égaré, fourbu, comme en manque. Parce que 666 Friedrich Nietzsche devient une sorte de drogue et peut créer la dépendance. Au bout du livre, mais encore dedans.
Nietzsche est aliéné et retourne chez sa mère, redevient le petit garçon qu’il était et sera totalement dépendant de sa sœur Lisbeth après le décès de Franziska. Elle s’occupe de ses affaires et décide ce qui doit être publié ou pas, charcute les manuscrits aveuglément. Une sœur qui devient la mère et l’héritière de son oeuvre. Nietzsche sera au-delà, du côté du surhomme peut-être, indifférent après avoir épuisé toutes les forces de son esprit et de son corps.
Il reste cette pensée qui peut engendrer toutes les dérives, la nécessité de la guerre pour éliminer les superflus, les pauvres, les inutiles qui ne savent toujours que répéter les gestes de leurs géniteurs.

La montée de l’individualisme, qui coïncide avec la venue des États démocratiques, renforce de génération en génération cette religion du bien-être, la conscience du citoyen se désintégrant au même rythme  que se développe son égoïsme. Conséquence ? Il finira par demander et obtenir le droit au bien-être, et cela sans même qu’il ne donne lui-même quoi que ce soit à la société. L’état le nourrira, l’habillera, lui offrira le gîte et le protégera de tous les dangers. Et principalement de celui de la maladie - comme si la maladie pouvait, non seulement être soulagée, mais abolie. C’est sur cette incursion que se fonde l’individualisme, et c’est sur cette illusion-là aussi que se fonde l’État démocratique - sur cette masse pauvre et maladive dont il a désormais besoin s’in ne veut pas voir son pouvoir lui échapper. (P.1163)

Que dire ? Souhaiter une société dirigée par des hommes qui savent où est la vérité et ce qui est bon pour ces parasites ? Ces idées permettent bien des dérives et des écarts. Il n’est pas loin de Jean-Paul Sartre qui affirmait que peu de gens atteignent la conscience et que la plupart vivent comme des animaux. C’est peut-être pourquoi le philosophe français a mis tant de temps à dénoncer les massacres faits par les Khmers rouges au Cambodge.

MAINTENANT

Victor-Lévy Beaulieu après cette entreprise semble nous dire que l’écriture est derrière lui, qu’il est devenu un simple lecteur et qu’il ne sait plus où vont le mener ses pas.

Chère Samm, voilà où j’en suis maintenant que je me trouve seul dans la vaste maison décorée aux couleurs gabonaises et me demandant, assis sur la longue table de pommier, si, depuis que je me suis à lire, je vis en état de syncope ou en état d’épiphanie. J’ai maintenant peur d’avoir tout imaginé, aussi bien L’Antiterre que Calixthe et ses enfants, aussi bien Abé Abebé que la mort de Will Shakespeare. Peut-être la vaste maison est-elle toujours aux Trois-Pistoles et peut-être y vis-je tout seul depuis trente-trois ans, en attente de ce sieur de Gallery venant d’Italie  du haut des airs - car lui seul pourrait me confirmer, m’affermir, m’assurer que je suis bien tel que je crois être, réel - c’est-à-dire ce qui ne peut s’inventer ni se forger, pas plus dans l’intention que dans l’attention. (P.1133)

Certes, voici la bible de l’écrivain des Trois-Pistoles, de ce pays qui n’est toujours pas un pays. Le livre le plus consistant, le plus ambitieux, celui qu’il a mis une vie à écrire et à ruminer comme disait Gaston Miron. Je l’ai suivi dans les grandes étapes de sa vie d’écrivain et d’éditeur, tout comme j’ai accompagné Nietzsche dans ses migrations, ses amitiés et ses amours avec des hommes qui se refusent et Lou Andréas Salomé qui sera la femme rêvée pendant un temps. Un amour presque, une femme qu’il aurait voulu épouser, mais que Lisbeth, sa sœur, a su éloigner.
Je me suis attardé aux épiphanies de cet immense livre où Victor-Lévy Beaulieu dresse un bilan touchant de sa vie d’écriture.

J’ai longtemps pensé aussi que si je faisais de ma vie le corps et l’esprit de l’écriture, l’épopée serait pour ainsi dire forcée de venir au monde de la volonté de puissance. Dans le grand chaudron des mots, j’ai décrit en premier lieu tout ce qui, dans les anfractuosités de ma société, devait être démembré : ses tares physiques tout autant que ses tares morales, sa pensée basse de plafond tout autant que le monde de ses fausses croyances - bref, tout ce qui pouvait constituer son être difforme. Je l’ai fait en prenant pour exemple la famille dans laquelle je suis né, au beau mitan d’elle, étant le sixième de onze frères et sœurs. Une famille comme il y en a eu tellement depuis l’établissement de la Nouvelle-France en Amérique septentrionale, le nez collé sur les choses proches, celles de la résistance - résister à l’hiver, aux printemps tardifs, aux étés pluvieux, aux automnes hâtifs, résister malgré la pauvreté des moissons et les maladies qui en sont le complément direct. (p.1361,1362)

J’ai refermé le livre avec l’impression d’avoir tout perdu et d’avoir tout gagné. La crainte d’avoir été avalé et régurgité avec Jonas. Comme si je savais tout de ces hommes plus grands que nature qui ont poussé leur vie dans la seule direction du texte, de la pensée pour aller au-delà du bien et mal, dans une dimension où les mots, les idées, les phrases se bousculent comme les dieux de l’antiquité savaient si bien le faire. L’impression de tout savoir et de tout ignorer. Comment retourner la pensée d’un écrivain, secouer l’œuvre d’une vie pour en connaître toutes les surfaces.
Une entreprise colossale qui met fin à un cycle d’écriture qui dépasse l’entendement. Ceux et celles qui veulent s’aventurer dans le métier d’écrivain, en ce pays qui n’est toujours pas un pays, devraient lire ce dithyrambe beublique.
J’ai refermé le livre du devoir et des révélations, mais il va continuer à me hanter et je sais que je ne pourrai résister à l’envie d’y retourner pour me pencher sur une épître, un passage sans cesse médité. Voilà peut-être le livre que l’on ne cesse jamais de lire,


666, Friedrich Nietzche, dithyrambe beubliques de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles, 1400 pages, 66,66 $.

jeudi 16 juillet 2015

Anne Guilbault risque de vous secouer


DIEU CRÉA LE MONDE en six jours et se reposa le septième. C’était peut-être vrai avant que les commerces n’ouvrent jour et nuit dans l’espoir d’abolir le temps du repos pour inventer l’ère de la consommation. Et il en faut autant pour tout détruire. C’est du moins ce que suggère Anne Guilbault dans Les métamorphoses où des locataires doivent quitter les lieux où ils vivent depuis des années. L’autoroute arrive et elle ne fait pas de détours. On a vu cela à Québec, Montréal et dans toutes les grandes villes du monde. La cité mute et des vies sont broyées, des milieux urbains saccagés.

Trois personnes se croisent, se répondent dans ce court roman d’Anne Guilbaut. Ils doivent partir et faire leur vie ailleurs. Sophie n’a pas le regard de sa mère et encore moins celui d’Adrien, mais elle est pourtant la plus percutante, la plus authentique, je dirais. Peut-être qu’il faut être enfant pour dire vrai, pour voir juste.
Sophie sait que rien n’est immuable et qu’arrive un moment où un étranger vous surprend dans le miroir. La sagesse voudrait que l’on marche sans se retourner, sans une larme. Ce n’est pourtant pas si simple. L’être humain trouve toutes les raisons pour s’empêcher de connaître la vie du papillon même si la vie le pousse, le sculpte, le transforme au fil des jours.
L’être humain rêve de stabilité, de continuité quand la vie n’est que mouvance. Il suffit de s’arrêter pour voir tout ce que l’on a dû faire pour devenir ce que l’on est. Des rencontres, des hasards et des gens ont surgi dans votre vie pour le meilleur et le pire. Nous sommes peut-être des chenilles qui aspirent à connaître l’ivresse du vol et du vertige. Il faut souvent être bousculé pour plonger dans l’avenir.
L’histoire des populations est une suite de migrations où des hommes et des femmes tentent d’échapper à la misère. Combien d’Irlandais ont trouvé la mort sur Grosse-Île en rêvant d’une vie, où l’avenir serait apprivoisé ?
Henry Miller disait qu’il faut se méfier de ses rêves, parce qu’ils finissent toujours par se réaliser. Bernard Lavilliers chante que tout arrive : bien ou mal.

VIVRE

Anne, la mère de Sophie, joue les statues pendant que sa fille écrit. Une façon peut-être d’oublier ses douleurs, de se réfugier en soi et se durcir pour respirer.

Les enfants poussent les parents dans la tombe. Les enfants grandissent. Les enfants changent d’odeur, de peau et de visage, même s’ils ne le veulent pas. Cela fait partie de l’ordre des choses, comme le sang qui revient tous les mois fait partie de l’ordre des choses. On nous dit ça à l’école, mais ça ne m’empêche pas d’être triste quand j’y pense. Comment on dit adieu à son propre visage quand on vieillit ? C’est ça que je voudrais comprendre. Je ne sais pas comment on fait pour continuer à vivre quand on ne se reconnaît plus dans un miroir. (p.69)

Adrien transcrit l’histoire de Paz, ce fils adoptif qui a fait la traversée de l’Atlantique dans un conteneur avec sa mère et sa sœur. Il est le seul à avoir survécu. Une aventure horrible ! Difficile d’imaginer ces moments où il se colle aux cadavres de ses proches ?

« Quand je serre Mia dans mes bras, c’est la nuit que je serre contre mon cœur, mais quand je cache mon visage dans ses cheveux, je recommence à penser. Ses cheveux, on dirait des lianes qui m’empêchent de tomber. Dans ses cheveux il y a mon courage. Dans ses cheveux je redeviens libre, un enfant libre qui court dans la ciutat avec d’autres enfants libres, et qui se fout que rien ne soit à lui, même pas les chiens qui vivent parmi eux. » (p.49)

Un immense cercueil où la vie et la mort s’embrassent. Paz ne pourra jamais oublier. Certaines métamorphoses sont plus difficiles que d’autres.

TÉMOIN

Adrien, même s’il a été largué par la vie, trouve toujours une raison d’être. Il est le témoin, celui qui regarde même si ses sens se troublent et qu’il arrive mal à voir. Est-ce le rôle de l’écrivain ? C’est certainement cette mutation qui le pousse vers un autre amour avec Anna et une vie différente.


Adrien déplie des boîtes de carton et commence à vider les bibliothèques. La Terre se remet à tourner. Tenir les livres dans ses mains et les placer dans les boîtes sont des gestes qui le calment. Le vent dans les rideaux, le soleil sur les murs, les livres qui s’empilent sont autant de rappels qu’il est en vie et qu’il n’a aucune raison de se plaindre de son sort. (p.55)

Tous ont des raisons pour attendre que la vie les pousse. Sophie va perdre son père une deuxième fois. Elle tente de tout faire brûler. On n’est pas la fille d’un cracheur de feu pour rien. Décider au lieu de subir, agir au lieu de se laisser bousculer.

Peut-être qu’on entendra les sirènes des pompiers tout le long du chemin. Nous monterons les marches de son escalier en colimaçon et quand nous entrerons dans le petit logement triste, il n’y aura plus d’ennui qui compte. Je me dirai que tout ça est temporaire, que quelque chose de nouveau s’en vient et que cette fois, c’est sûr, ce ne sera pas du n’importe quoi ou du banal de chez banal. Voilà ce que je me dirai. Et je n’aurai même pas envie de pleurer. Même pas. (p.81)

Elle prendra du temps à se remettre de l’explosion qui la pousse du côté des morts. Tout comme Paz qui, dans son pays d’origine, se donne une chance de passer dans une autre vie. Comme si les deux quittaient leurs corps pour se transformer.

RÉFLEXION

Formidable réflexion sur la vie, le temps qui va et fait de vous un étranger qui hésite un matin devant son reflet. Les mutations peuvent être brusques ou demander toute une vie. Qui est cet inconnu qui vous a volé votre visage d’adolescent ?
Nous allons bien ou mal, laissant d’anciennes peaux derrière comme des chemises usées que l’on oublie dans une garde-robe.
Questionnement sur la vie, la mort, les sauts qui sont nécessaires pour survivre dans un monde qui ne cesse de vous bousculer. L’existence est une longue et patiente mutation où il faut se dépouiller de ses souvenirs et d’objets qui deviennent toujours inutiles. La meilleure façon de survivre est peut-être de pratiquer une certaine forme d’oubli. Comment savoir ? Tout comme Sophie, je sais bien qu’il est inutile de résister. Cela ne m’empêche pas de m’agiter, de vouloir toujours trouver des ancrages même si le sol glisse sous mes pieds, même si mon corps devient autre chaque jour. Une écriture qui vous empêche peut-être de passer trop rapidement à un autre univers de fiction.


Les métamorphoses d’Anne Guilbault est paru aux Éditions XYZ, 108 pages, 18,95 $.

mardi 23 juin 2015

Alain Gagnon étonne dans ce siècle matérialiste


IL FAUT SOULIGNER LE COURAGE d’Alain Gagnon qui tourne le dos au matérialisme de l’époque et questionne la vie dans Fantômes d’étoiles, un « essai sur l’oubli de soi. » Qu’est-ce que l’écrivain cherche à dire dans son trente-sixième volume qui vient de paraître ? Comment oublier le soi, son ego, sa petite personne qui ne cherche qu’à satisfaire des besoins primaires et souvent futiles ? Nous les réalistes et les concrets, comment peut-on aller au-delà des apparences et des images qui encensent le bonheur et l’éternelle jeunesse ? Est-ce qu’Alain Gagnon peut toucher et faire réfléchir ?

Nous vivons dans une époque dites des communications et de la consommation. Nous pouvons discuter avec des gens de partout dans le monde sans avoir à quitter son chez-soi grâce à Internet. Jamais les contacts, les échanges de savoir et de connaissances n’ont été si faciles. Il suffit d’un clic. Pourtant, les gens semblent de plus en plus vivre la solitude, avoir du mal à être avec l’autre. On se perd, on s’épuise, on s’étourdit à accumuler des richesses et des objets qui polluent la planète. Il est aussi facile de remodeler son corps et atteindre un âge que mes grands-pères et mes grands-mères n’auraient jamais imaginé.
L’individu ne se définit maintenant que par les richesses et les biens qu’il accumule. Une époque où des incultes profitent du droit d’expression pour nous gaver de stupidités, de faussetés et de bobards. Que dire de ces radios où les pires obscurantistes sévissent en ressassant les absurdités ? Sont-ce nos maîtres ? Ceux qui tracent la voie ?
Alain Gagnon se demande ce qui arrive aux humains et pourquoi notre société tourne le dos à des millénaires où la pensée questionnait la vie et l’existence humaine, cherchait à comprendre la place de l’homme dans l’ordre cosmique. L’humain n’est-il qu’un animal ou possède-t-il une dimension qui en fait un être exceptionnel ?

AUDACE

Il peut sembler téméraire après Jean-Paul Sartre et Albert Camus de ramener la question de Dieu, du divin qui niche peut-être en l’homme et la femme. Rares sont ceux qui osent maintenant dire qu’ils croient à une essence divine et que l’homme s’affirme en atteignant une autre dimension. Je ne parle pas de la bigoterie d’un Jean Tremblay, maire de Saguenay. Je pense à un questionnement authentique qui relève de la philosophie et de la méditation.
Bien sûr, l’humain doit satisfaire des besoins primaires et perpétuer l’espèce. Pourtant, il y a une forme d’élan en lui qui le pousse vers une dimension où la vie prend une autre signification. Comme si l’humain devait se hisser sur ses épaules pour voir plus loin, savoir à quoi il ressemble quand il oublie ses instincts et qu’il observe avec les yeux de son esprit.

Celui, pour qui la vie se résume à la satisfaction de besoins primaires ou artificiels, s’oublie. Il a dû s’oublier ou se désapprendre, désapprendre ce qu’il est. Il vit en état d’aliénation constant en regard de sa réalité. Et toute notre civilisation conspire à ce qu’il en soit ainsi. Nous vivons dans une civilisation de l’oubli. De l’oubli et de la profonde insatisfaction de soi qui en est conséquente, et engendre la colère contre le monde et contre soi. (p.11)

Alain Gagnon tourne le dos aux modes et aux propos qui flattent l’ego, les faux débats pour réclamer une autre dimension. Le sens de la vie est de chercher par sa pensée et son intelligence à se hisser dans une autre dimension et à habiter peut-être ce que nous pouvons appeler l’âme. Comme s’il fallait muter et emprunter le chemin de la chenille pour devenir papillon, passer du terrestre à l’aérien. La vie serait-elle une mutation ? Je ne connais que Jean Désy parmi les écrivains contemporains pour aborder un tel sujet même s’il diffère d’Alain Gagnon dans son regard.

RÉFLEXION

L’écrivain ne s’attarde pas à décortiquer les obsessions de ses contemporains qui vivent par procuration et cherchent à épouser des images que les médias ressassent. Les moyens de communication valorisent le jouisseur-consommateur qui se moule dans un plaisir où tous cherchent à être le clone du voisin. Rien de cela chez Gagnon. L’humain qui perd son temps à corriger son image fausse son moi et tourne le dos à son essence. La question est autre. C’est là que l’écrivain devient pertinent.

Mais comment ne pas s’inquiéter devant cette technologie qui efface le sens de l’histoire, la nécessité de devenir un humain meilleur dans ses désirs, ses pensées, ses rapports avec les autres ? Pas facile d’être soi en dehors des clichés et des leurres. Nous confions nos connaissances à des nuages ou des disques durs. Histoire, philosophie, réflexions, tout cela dans d’immenses hangars que peu de gens fréquentent. L’humain de demain sera peut-être une coquille vide qui rêve de prendre une bière au sommet d’une montagne ou qui s’autophotographie devant sa voiture.

Les étoiles sont où nous ne les voyons pas. Nous voyons leur fantôme. Nous les voyons scintiller où elles étaient, il y a des millions d’années ou plus. Nous les admirons où elles ne sont plus. Il en est de même du transcendant. Nous ne possédons pas l’équipement mental nécessaire à son appréhension certaine, qui convaincrait jusqu’au dernier humain. Nous tâtonnons, trébuchons comme l’Ermite de la neuvième lame du Tarot, qui porte ce nom. On y aperçoit un homme habillé d’une bure, qui cherche, lanterne tempête en main. Il ne doute pas que l’objet de sa quête existe. Quant à trouver ? Et dans quelles conditions ? Perplexité et scepticisme marquent ses traits. (p.75)

Alain Gagnon ne tourne pas le dos aux religions qui ont hanté les millénaires même s’il sait très bien que ces croyances sont souvent devenues la chasse gardée de dirigeants qui ont accaparé le pouvoir.
Le questionnement est intéressant en ces temps de charte des libertés et de laïcité. Qui est le Québécois ? Quel visage montre-t-il en Amérique ? La question est vaste comme ce pays que nous ne savons pas reconnaître dans ses singularités et ses particularités. Le film L’empreinte, avec Roy Dupuis, fait un pas dans cette direction en tentant de surprendre le vrai visage du Québécois. Où la liberté de l’un empiète sur la liberté de l’autre ? Comment trancher en respectant les notions de tolérance et de partage ?

QUESTIONS

Je ne suis guère attiré par les questions religieuses même si je peux admettre qu’il y a un aspect en nous qui peut échapper au temps et à l’espace. Toutes les civilisations ont tenté de formuler des réponses à cette grande hésitation en présentant des théories sur la vie et la nature de l’homme en oubliant toujours la femme.
Comment expliquer cette appétence qui nous pousse à devenir un meilleur humain dans sa société et son quotidien ? C’est peut-être une question de vocabulaire ou de mots qui m’éloigne d’Alain Gagnon.
Je le répète, cet homme a du courage pour élever la voix et dire ce qu’il croit. Mais qui va l’entendre ?
Maintenant, l’immortalité passe par ces machines qui avalent nos visages, nos voix, nos chants pour nous donner l’illusion de déjouer la mort. Il est encore possible d’écouter Barbara, Léo Ferré et les Doors… Est-ce cela l’immortalité, être figé sur un disque ou séquestré dans une boîte à images ? Que répondre en ce siècle où penser est une perte de temps et surtout d’argent ? Merci Alain Gagnon de sortir des sentiers battus.


Fantômes d’étoiles, essai sur l’oubli de soi d’Alain Gagnon est paru aux Éditions Broquet, 114 pages, 19,95 $.