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dimanche 23 mars 2014

L’histoire de l’Amérique vue par Thomas King

Qu’on le veuille ou non, nous gardons des images précises de l’Indien. La télévision a fait cela, le cinéma surtout et les cours d’histoire. Je frissonnais en lisant les pages de mon Histoire du Canada où l’on décrivait les terribles Iroquois, les attaques contre les colons pour les scalper, violer les femmes et voler les enfants ou qui capturaient les missionnaires pour les torturer et les faire mourir à petit feu. De telles images restent dans la tête qu’on le veuille ou non. Thomas King, un métis, un intellectuel né aux États-Unis, un écrivain et enseignant au Canada, présente une image autre de l’Indien et de ses luttes.

L’Indien malcommode raconte l’histoire de la conquête de l’Amérique du Nord par les Européens. On connaît à peu près la venue des Français dans la vallée du Saint-Laurent, les coureurs des bois qui sillonneront l’Amérique et les Anglais plus au Sud, dans un territoire qui allait devenir les États-Unis d’Amérique. Nous connaissons l’histoire des Européens, les débuts difficiles, l’adaptation à un climat hostile, les façons de vivre, les contacts avec les autochtones, les guerres et la conquête de l’Ouest par les Américains, l’affaire Louis Riel dans l’Ouest canadien.
Nous n’aimons pas trop nous attarder à ce volet du passé parce que ce n’est pas l’aspect le plus glorieux du Canada.
L’installation des Européens en terre d’Amérique, il y a plus de 400 ans, a eu des conséquences terribles sur les peuples autochtones, les différentes nations qui peuplaient ce vaste territoire.
Tout a bien mal commencé avec les Espagnols. Maladies qui déciment la population, guerre et esclavage. On tiendra même un concile pour se questionner sur l’Indien, se demander s’il était vraiment humain et surtout s’il possédait une âme comme le Blanc supérieur. On finira, avec la sagesse des Saints-Pères, par lui concéder une âme, même s’il n’était pas tout à fait un humain. L’Indien s’était arrêté dans l’évolution des bipèdes et se retrouvait au dernier rang de l’espèce, derrière les Asiatiques et les Noirs juste bons à être des esclaves. C’est donc dire le respect que l’on avait pour lui.

Territoire

Deux modes de vie se sont affrontés lors de cette conquête. Les sédentaires, obsédés par la terre qu’il fallait cultiver, rendre productive et qui donnait richesse à son possesseur. La terre qui appartenait à la tribu et qui servait à la chasse, à la pêche, à la vie nomade. On parlait de territoire quand on avait affaire aux nations indiennes et de possession individuelle avec les Blancs. Nous avons là le nœud de tous les affrontements.
Les Blancs arrivent de plus en plus nombreux, refoulent les tribus indiennes vers l’Ouest, s’approprient de vastes territoires, provoquent des affrontements, des guerres où des tribus entières furent massacrées. Tout cela devait se calmer quand les nations indiennes furent incapables de continuer la lutte. On leur réserva des terres dans les lieux les plus rudes, les plus hostiles à l’agriculture. Des espaces que l’on grugea constamment selon les besoins. Une longue et triste histoire de dépossession, de massacres, de fourberies, d’exterminations et de racisme.

Indien mythique

Une fois les territoires conquis et les Indiens parqués dans les Réserves, on pouvait ressusciter un Indien mythique, le valoriser dans des productions cinématographiques. Le western, ce film typiquement américain, devait mettre en scène un Indien qui n’avait plus rien à voir avec la réalité. Il était le cruel, le sanguinaire, celui qui buvait le sang de ses ennemis, le barbare que l’on avait décrit dans mon Histoire du Canada, celui que le cow-boy finissait toujours par tuer. Il y avait le bon Indien aussi qui collaborait avec les Blancs, parlait parfaitement leur langue, avait même fait des études et devenait une sorte d’Européen amélioré, un mélange de sauvage et de civilisé. Le Chingachgook du Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper est le prototype de ce personnage impossible, le bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau, celui que l’on a voulu civiliser en créant des pensionnats. On kidnappait littéralement les enfants dans les populations autochtones pour les enfermer dans ces prisons où ils devaient oublier leur langue, leur culture, leurs habitudes de sauvages.
Que dire des traités que l’on n’a jamais respectés, des trahisons, du racisme, de la haine envers ces peuples que l’on aurait voulu rayer de la terre. Des exemples qui nous font comprendre les revendications territoriales de l’Approche commune, la crise d’Oka et bien d’autres problématiques contemporaines comme la reconnaissance des métis.
Un livre important, fondamental pour comprendre l’autre histoire de l’Amérique, celle des vaincus, des méprisés, des victimes de ce Nouveau Monde qui s’est construit sur le mensonge, le viol, le meurtre et le mépris des principes de justice. Tout cela avec la complicité des religions et des croyances européennes qui faisaient des Blancs des porteurs de vérité. Un livre vrai, senti, pas du tout revanchard, plein d’humour qui dresse un portrait formidable d’une histoire que plus personne maintenant ne devrait ignorer. Un livre de chevet pour nous ouvrir la conscience et les yeux et l’esprit et l’âme peut-être.

L’indien malcommode de Thomas King est paru aux Éditions du Boréal, 25,95 $.

Ce qu’il a écrit :

 Nous sommes nombreux à penser que l’histoire, c’est le passé. Faux. L’histoire, ce sont les histoires que nous racontons sur le passé. Et c’est tout. Des histoires. La définition habituelle donne à croire que la narration de l’histoire est neutre. Anodine. Et bien sûr, c’est tout le contraire. L’histoire est peut-être la série d’histoires que nous racontons sur le passé, mais ces histoires ne sont pas que des histoires. Elles ne sont pas choisies au hasard. En gros, les histoires nous parlent des grands hommes et des hauts faits. De temps à autre, on mentionne quelques femmes célèbres, non pas parce qu’il s’agit de reconnaître la contribution capitale des femmes, mais par mauvaise conscience. (p.18)
L’Amérique du Nord a depuis longtemps des rapports avec les peuples autochtones, mais en dépit de l’histoire que les deux groupes partagent, l’Amérique du Nord ne voit plus les Indiens. Ce qu’elle voit, ce sont des objets : des bonnets de guerre, des chemises perlées, des robes en daim avec des franges, des pagnes, des serre-têtes, des lances emplumées, des tomahawks, des mocassins, du grimage et des colliers d’ossements. (p.71)
Les Cherokees appellent leur exode de la Géorgie « nunna daul isunyi » ou « la piste où ils ont pleuré ». Des quelque 17 000 Cherokees, plus de 4000 moururent sur le chemin de l’exil. Certains historiens estiment qu’il en mourut bien plus. D’autres disent qu’il en mourut moins. Peu importe le chiffre exact, la piste des Pleurs représenta peut-être le plus grand massacre d’Indiens de l’histoire de l’Amérique du Nord. (p.107)
Le Canada admet qu’ils furent environ 150 000, donc le nombre doit être beaucoup plus élevé aux États-Unis. Pour ces enfants, les pensionnats furent, à tous égards, un piège mortel. Ces enfants furent dépouillés de leur culture et de leur langue. Près de 50 pour cent des élèves perdirent la vie à cause de la maladie, de la malnutrition, de la négligence et des mauvais traitements. Cinquante pour cent. Un sur deux. (p.142)
À la fin des années 1980 et au début des années 1990, l’Amérique du Nord a décidé que les terres autochtones seraient des endroits parfaits pour y enfouir ses déchets. Les entreprises de gestion des déchets — qui traitent un peu de tout, des matières inoffensives aux rebus nucléaires — se sont mises à envahir le pays indien armées de colliers de verroterie et de promesses, résolues à convaincre les chefs des tribus que la conversion de leurs terres en décharges était rentable. (p.235)

lundi 17 mars 2014

Godbout nous entraîne dans son jardin

Peu d’écrivains ont connu la fin du règne de Maurice Duplessis, la Révolution tranquille, vu le nationalisme acquérir ses lettres de noblesses avec l’élection du Parti québécois en 1976, la tenue des référendums sur l’avenir du Québec en 1980 et 1995. Jacques Godbout fut de ceux-là, a vécu cette période fascinante comme journaliste, écrivain, cinéaste et militant. Avec Mathieu Bock-Côté, il effectue Le tour du jardin dans des entretiens où il revient sur sa vie, ses engagements, ses convictions et le parcours du Québec pendant toutes ces années. Un témoin important, un regard pertinent.

Mathieu Bock-Côté, sociologue et professeur, blogueur, chroniqueur bien connu, un personnage que l’on prend plaisir à caricaturer à l’émission À la semaine prochaine de Radio-Canada, tente d’établir des ponts, d’amener Jacques Godbout vers de nouveaux sentiers.
Il admire l’homme, tente de voir une époque peut-être, de poser un regard sur les cinquante dernières années pour mieux assumer ses convictions. Jacques Godbout joue le jeu, ne répond pas toujours comme on le souhaiterait, refuse d’écrire ses mémoires. Il semble que les Québécois ne sont pas friands de cet exercice littéraire pourtant très intéressant. Godbout aurait tout pour le faire, mais ce travail ne l’intéresse pas. Comme il l’affirme, il est plus un homme de conversation, de dialogues, d’échanges qu’un mémorialiste.
Des intellectuels de deux générations discutent, se questionnent en se respectant. Il s’agit bien d’un échange et pas d’une entrevue. Questions et réponses ont été formulées par écrit, avec du temps pour la réflexion et le choix des mots pour répondre. Godbout parle du Québec de maintenant, de son avenir et de sa place dans le monde, des livres, de la démocratie et peut-être de la vie dans ce qu’elle a de fascinant et de nécessaire.

Curieux

Jacques Godbout est un curieux, un touche-à-tout, un homme qui aime réfléchir, regarder, scruter le monde qui l’entoure. Il est surtout connu comme écrivain, ses romans et ses films. Salut Galarneau est considéré comme un classique. Une réaction à Une saison dans la vie d’Emmanuel qu’il trouvait sombre et misérabiliste. Il y a aussi l’essayiste, l’observateur des médias, du murmure marchand qu’il a scruté et vu évoluer. Faut pas oublier le cinéaste, le faiseur de documentaires qui n’a cessé de s’interroger sur une époque qui le fascinait et le dérangeait sur bien des aspects. Peut-importe la manière, le Québec n’est jamais loin, cette société où chaque jour apporte sa ration de questions. La langue des Québécois aussi, le nationalisme avec ses hauts et ses bas.
Jacques Godbout est l’un des fondateurs du Mouvement laïque au Québec. Et ce bien avant la Charte des valeurs québécoises, bien avant la controverse où tout semble tourner autour du voile islamique.
« C’était pour accueillir les immigrants au début », dira-t-il en entrevue à Bazzo.tv. Un aspect que nous avons oublié bien sûr. Il est aussi l’un des fondateurs de l’Union des écrivains et écrivaines du Québec.
Jacques Godbout est éditeur chez Boréal, chroniqueur et grand lecteur. Il a connu et fréquenté Jacques Parizeau, Pierre Elliott Trudeau, René Lévesque et Robert Bourassa, discuté avec eux et les a regardé aller sans jamais les juger. Ce qui en fait un témoin unique de notre époque.

Médias

L’écrivain a toujours été fasciné par les médias et les outils de communications, les chemins que la culture emprunte dans nos sociétés marchandes. Il se demande si on lit encore avec les médias sociaux, ce qu’on lit et comment on lit. Est-il possible de réfléchir, de comprendre quand on est emporté par un tourbillon, une frénésie de plus en plus folle ?
La démocratie, la post-démocratie dit-il, où ce ne sont plus les idées qui importent ou les grands concepts, mais l’image. Les campagnes électorales, par exemple, sont une succession d’images avec le moins d’idées pour éviter les dérapages. Le format publicitaire, sa facture s’est imposée.
Le Québec, son rayonnement à l’étranger, surtout avec la chanson populaire. Est-ce le Québec qu’il faut voir dans Céline Dion ou quelqu’un d’autre ? Le cinéma qui s’impose et réussit à attirer l’attention. Le théâtre bien sûr, reconnu et apprécié un peu partout par le public. Il n’y a qu’en littérature où la percée est plus difficile. Faut-il s’imposer en écrivant dans la langue anglaise ? Je pense à Yann Martel et à L’histoire de Pi qui a connu un succès immense. Le livre aurait-il eu un même rayonnement s’il avait d’abord paru en français ?

Lecture

Le romancier a connu un monde où l’on contrôlait les lectures, l’éclatement et la diversification de notre littérature. Il ne prendra pas position sur la littérature d’ici, son contenu ou sa valeur. Il s’en tient à l’acte de lire, de dire le monde, de le comprendre peut-être. Il n’y a ici que des questions, pas beaucoup de réponses.
Nationaliste ? Jacques Godbout reste un peu en retrait. Il a vu les acteurs principaux agir depuis cinquante ans et il refuse de basculer dans la partisannerie. Cette neutralité journalistique en fait bondir plusieurs. On aurait voulu qu’il prenne parti, qu’il milite peut-être. Il l’a été pour la laïcité, les droits des écrivains, la pensée à la revue Liberté. Il a eu la démarche du journaliste qui analyse, pose des questions, garde ses convictions intimes pour lui. On n’aime pas ça dans l’approche contemporaine où il faut avoir des opinions sur tout, pas nécessairement des idées.
Le portrait d’une époque, d’un honnête homme qui jongle avec des questions, mais ne donne pas toujours les réponses que l’on aimerait entendre. Heureusement ! Une belle façon de voir le Québec de maintenant, surtout en cette période électorale où l’on assiste à une guerre de slogans et d’images. Jacques Godbout reste nécessaire et j’ai toujours un grand plaisir à le lire, à le suivre dans les méandres de sa pensée. Une démarche admirable, un homme qui a su cultiver le doute, la réflexion et su s’exprimer de bien des façons. C’est ce qui le rend attachant et si important.

Le tour du jardin de Jacques Godbout et Mathieu Bock-Côté est paru aux Éditions du Boréal, 24,95 $

Ce qu’il a écrit :

Et d’étape en étape, sur cinquante ans, chacun de mes romans correspondait à un moment de l’évolution de notre société, je n’en ai pris la mesure qu’après coup, je me rapprochais psychologiquement et géographiquement du pays, suivant un cheminement qui n’était qu’une lente prise de conscience identitaire. (p.21)
La vérité, c’est que toute rencontre est une promesse et peut devenir une inspiration. Chacun de mes romans est né de la rencontre d’ouvrages qui m’entraînaient, j’ai toujours écrit sous influence. C’est cette philosophie qui m’a fait participer à la fondation de Liberté, à celle du Mouvement laïque, à la création des associations et syndicats de cinéastes, à la mise sur pied de l’Union des écrivains et enfin grâce à laquelle je me suis joint aux Éditions du Boréal. (p.33)
Nous n’avons pas, au Québec, de problèmes de langue, mais un problème de langage. La façon que nous avons d’utiliser la langue révèle notre esprit. Notre langage devrait nous permettre de communiquer avec les francophones du monde, mais nous restons désespérément attachés à notre idiome. René Lévesque s’était convaincu de promulguer la loi 101, outre d’interdire l’école anglaise aux francophones, il espérait éliminer le « joual » et non pas l’anglais ! (p.73)

On ne sait penser le monde qu’en écrivant, que ce soit dans le cyberespace ou sur papier. Les outils changent, mais Voltaire serait demeuré Voltaire, même avec Internet. La place de l’intellectuel dans cet environnement ? Il peut se nicher dans une maison de presse ou d’enseignement, utiliser les tremplins disponibles, réfléchir, étudier, publier, enseigner : semer le doute. (152)

lundi 10 mars 2014

Hélène Rioux propose un magnifique roman

Éléonore et Clément se sont aimés. Ils ont cessé de se voir et, un jour de grisaille, de printemps de neige baveuse et tardive, elle entre dans un restaurant de Montréal et se retrouve devant lui. Il lui propose de partir au soleil, en Corse. Elle hésite à peine et les anciens amants s’envolent. Lui a coupé tous les ponts. Il ne reviendra pas. Elle fuit la grisaille. Elle a faim et soif de soleil, veut découvrir l’île de Beauté comme on nomme la Corse. De douces vacances ? Pas vraiment. Plutôt des jours de vérité où tout est remis en question.

Clément dira un seul mot : incurable. Il est atteint d’une maladie qui ne laisse aucun espoir et entend mettre fin à son cauchemar dans quatre semaines. Tout est dit ou presque. Éléonore, le personnage d’Hélène Rioux que l’on connaît depuis plusieurs romans, son alter ego, la traductrice qui écrit, aime l’Espagne, la mer, les pays où le climat vous laisse en paix, devient le témoin, la confidente, la conseillère par la force des choses.
Clément n’a jamais su dire non aux femmes. La réincarnation de Don Juan si l’on veut. Éléonore a toujours été fascinée par ce personnage qui a rédigé ses mémoires où il parle de ses conquêtes. Il aurait séduit plus de 1000 femmes. Clément est loin du compte quand il dresse la liste de ses amantes et de ses conquêtes.

Bilan

Mort prochaine, mort annoncée, le temps des questions sur la vie, son importance, peut-être son sens est venu. Éléonore ne trouve pas toutes les réponses et partage les angoisses de Clément, fuit souvent en visitant le pays. On ne va pas vers la mort comme à un rendez-vous amoureux. Que reste-t-il quand les jours de survie se comptent sur les doigts d’une main? Qu’est-ce qui a encore de l’importance, laisse une empreinte indélébile, permet peut-être une réconciliation, la sérénité ?
Clément s’empêtre dans la recension de ses conquêtes et se rend compte qu’il ne garde que peu de souvenirs de ces femmes. Un prénom, la couleur de la chevelure, la texture de la peau, un sourire peut-être, une manière d’exprimer son plaisir dans la jouissance. Ses amoureuses glissent dans le pays des ombres. Clément ne peut que se demander pourquoi il a tant couru, tant aimé les femmes. Et il y a Nathalie, sa jeune épouse, celle qu’il n’oublie pas. Il l’a trompée, violentée même, la mère de ses enfants.
Éléonore écoute, ose une question parfois, ne réussit jamais à dire ce que Clément voudrait entendre. Que souhaite-t-il ? Que peut ressentir celle qui se retrouve dans un palmarès de conquêtes : qui se retrouve au cœur d’une étrange liste d’épicerie…
Qu’est-ce qui fait la vie, lui donne une direction ? Les vivants sont bien ignorants de la mort et les trépassés n’arrivent jamais à se confier. Ceux qui approchent du saut sans retour comme Clément ne peuvent se contenter de formules, de phrases rassurantes, d’illusions. Les mots ne sont pas de la morphine. Ils perdent leur pouvoir peut-être, ne sont utiles qu’aux vivants.
Le séjour se prolonge jusqu’à douze semaines, le chiffre qui permet la finitude, l’accomplissement, le passage de l’être à l’absence dans la symbolique des nombres.

Réflexions

Il y a la narration des douze semaines à Carvi en 2002, les questionnements de Clément, ses peurs, sa fuite dans l’alcool, ses tentatives maladroites devant une dernière conquête, ses réflexions, sa disparition en mer quand il est temps d’écrire le mot fin. Éléonore se retrouve à Marbella un an plus tard, avec le carnet de Clément qu’elle lit. Une manière d’évaluer ces journées intenses. Elle écrit, réfléchit, marche au bord de la mer, revient sur les pas de Don Miguel Manara, ce séducteur qui faisait rêver toutes les femmes avant de changer de vie. La séduction serait-elle une ascèse ? Éléonore y pense encore en 2004, dans son appartement de Montréal où elle tente de traduire le poème inachevé de Byron qui met en scène Don Juan.
Hélène Rioux nous offre là des réflexions pertinentes sur l’art méconnu de dire l’autre ou de s’aventurer dans la pensée d’un créateur pour lui donner une autre langue. Il faut changer de peau en quelque sorte pour être traducteur. N’est-ce pas aussi le rôle de l’écrivaine ? Éléonore a traduit les mémoires d’un meurtrier en série dans Traductrice de sentiments et ce fut une expérience difficile. Parce que traduire n’est pas seulement placer des mots sur une page. La traductrice doit trouver un souffle, une respiration, un regard, un esprit, une musique, une cadence propre à la langue, un être qui pense et vit. Difficile de demeurer indemne en s’aventurant dans une telle entreprise.

Fascinant

La séduction, l’amour, la passion titillent les humains et les poussent dans les entreprises les plus folles. Toute la publicité ou l’art de la vente joue sur ces éléments pour séduire le consommateur. Que dire de la politique ? L’art des idées est devenu une guerre d’images et de slogans.
Avec l’amour, la passion amoureuse, échappons-nous à l’éphémère pour toucher une forme d’immortalité ? Éléonore a toujours été fascinée par les héros, les porteurs de passion, les allumeurs de rêve et de vie, ceux par qui le bonheur et le malheur arrivent. Des mystiques ou des prédateurs ?
Comment traduire la passion ? Don Juan était-il un collectionneur boulimique qui ne pouvait s’empêcher de courir vers les femmes ou il était habité par un rêve d’immortalité ? Clément a-t-il été une victime qui s’est perdue dans des aventures sans lendemain, a raté son mariage, ne gardant que quelques prénoms au bout de la course. Éléonore voit son nom dans cette liste. Elle ne peut être que perturbée.
Une écriture formidable, un souffle unique. Hélène Rioux est vraiment en possession de ses moyens et ce roman est un bonheur d’intelligence, de réflexions qui se mélangent à la légèreté et à la gravité. C’est peut-être un art de vivre tout simplement qui se dessine, qui prend prise sur la réalité, la vie qui s’impose malgré la mort, cette maladie du temps. Qu’on le veuille ou non, cette question demeura toujours sans réponses, ne cessera de tourmenter les vivants qui doivent s’y confronter un jour ou l’autre. L’un des meilleurs romans d’Hélène Rioux.

Rioux Hélène, L’amour des hommes, Lévesque Éditeur, 32,00 $.
Ce qu’elle a écrit :

Plus tard, je devais avoir, je ne sais pas, dix-sept ans, j’ai lu Madame Bovary et j’ai eu peur. Je ne voulais pas être celle qui rêve sans fin de bals dans des châteaux, celle qui tombe inévitablement sur des médiocres — Léon, Rodolphe, leurs prénoms m’horripilaient — qui ne l’aiment pas. Je ne serais jamais Emma Bovary. (p.13)
Comment disait Éluard ? « J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres. » Cette phrase, elle m’émouvait tant, je la lisais et relisais, mon cœur s’emballait, je pensais : je veux qu’on me la dise, qu’on me la dise un jour, qu’on l’écrive pour moi. J’avais dix-sept ans. J’étais prêtre à mourir pour qu’un poète ait froid sans moi. (p.35)
Miguel Manara meurt en 1679. Il a cinquante-deux ans — Clément, lui, en avait cinquante-sept. Il a demandé que la mention « Ci-gisent les os et les cendres du pire homme qui fut au monde » soit inscrite sur sa dalle funéraire. Il a aussi exigé que ses restes soient ensevelis à l’extérieur de l’église qu’il a fait construire, devant la porte de la chapelle, de sorte qu’ils soient foulés au pied par les passants. Clément n’a rien demandé. (p.55)
Don Juan refusait l’amour, pas moi. Je me sens plus proche de Casanova, si tu tiens à me comparer à quelqu’un. Comme lui, j’ai aimé toutes les femmes que j’ai baisées. Et les autres. Il a écrit dans ses mémoires que ce qu’il avait recherché dans l’amour, c’était un moment qui durerait la vie. Quelque chose du genre. Qu’on ne peut pas aimer faussement. J’ai aimé chacune d’elles d’une façon différente. (p.142)
Je répondais : « Mais la mort attend tout le monde et tout le monde attend la mort. Que veux-tu attendre d’autre ? L’amour ? » Et il disait que lui, la mort, il ne l’avait jamais attendue, il n’y avait jamais pensé. La vie avait été sa maîtresse exigeante. Elle avait pris toute la place. (p.244)

dimanche 2 mars 2014

Belle façon de connaître le Sénégal

Après avoir subi l’occupation française pendant des décennies, le pays du Sénégal tente de devenir un état depuis 1960, année de l’acquisition de son indépendance, avec des succès étonnants et des faux pas. L’apprentissage de la liberté est toujours long. Boubacar Boris Diop invite le lecteur à le suivre dans son pays d’origine pour y faire la rencontre d’hommes et de femmes qui ne manquent pas d’étonner.

Ce pays méconnu se glisse parfois dans un bulletin d’information pour de mauvaises raisons, presque toujours. Il en est ainsi de ces pays d’Afrique où la démocratie, ou ce que nous appelons la démocratie, prend parfois des chemins étonnants pour ne pas dire déroutants. Le jeu des victoires et des défaites électorales semble mal compris par certains politiciens qui n’acceptent pas que le peuple les bouscule et les remette en question. Oui, la corruption, les manigances existent là-bas… comme au pays du Québec. Il devient de plus en plus difficile pour les pays occidentaux de faire la morale ou de donner des leçons.

— Je lui ai dit, hein, Monsieur le Président, la corruption existe partout, chez moi en France, en Australie, en Chine, partout, hein. Ce qui est dangereux, c’est l’impunité. Une société ne peut pas et ne doit pas accepter de consensus autour de la corruption. (p.13)

Des propos que nous pourrions entendre à la Commission Charbonneau où des tricheurs viennent raconter leurs faits d’armes sourire aux lèvres. Un monde. Des héros, des luttes pour le pouvoir, la torture, la peur partout, mais surtout une volonté de vivre et un amour inconditionnel pour ce coin de terre où il fait bon vivre malgré tout.

La vie

La police emprisonne une femme par erreur, mais il s’avère que l’on ne peut la libérer. L’État ne se trompe pas, l’État est gardienne de la vérité.

La rumeur publique s’était amusée à écrire un roman sans queue ni tête, à partir de faits totalement imaginaires. Seulement voilà : toutes ces fantaisies avaient fini par exciter l’opinion et les politiciens de tous poils étaient entrés dans la danse. Il est par exemple question dans mon affaire — « l’affaire Myriem Dembélé » ! — de la mystérieuse ville de Strindgahm. Et bien, personne ne sait où elle se trouve. (p.44)

Le goût de la fête, Saint-Louis que le narrateur peint avec ses plus beaux pinceaux après un long exil pour se convaincre peut-être, et persuader son épouse Deborah, que c’est la plus belle ville au monde. Beaucoup de nostalgie aussi pour une époque coloniale révolue où la richesse et la pauvreté allaient de soi.
Et des gens tourmentés, la solitude, un homme qui voudrait être vu comme un humain par son maître, des situations difficiles à imaginer.

Soudain, je l’ai vu poser ses deux mains sur sa poitrine, s’affaisser lentement puis se rouler par terre. Ainsi donc, il avait des problèmes de cœur. Je n’en savais rien, moi. Je savais rien de lui. C’était de sa faute, aussi. Il n’avait jamais voulu me parler. Est-ce pour le punir de ses cachotteries que je lui ai donné une dizaine de coups de poignard? Je ne pense pas avoir fait cela exprès. Je ne sais pas ce qui m’a pris de chercher à tuer un type déjà en train de mourir. (p.130)

Comment ne pas croiser des manipulateurs, des potentats qui s’accrochent au pouvoir et se comportent en salauds. Voilà le monde de Babacar Boris Diop. Des récits vivants, tendres, malgré tous les excès et les horreurs. L’humain, on le sait, est capable d’engendrer le pire, mais aussi des beautés qui vous laissent sans voix. Un amour contagieux pour cette terre qui a vu naître l’écrivain. Des textes sentis, sensuels qui ne peuvent que faire ressentir un désir terrible de vivre, de connaître des humains dans leur grandeur et leur faiblesse. De beaux textes sentis, prenants.

La nuit de l’Imoko de Boris Diop Boubacar est paru chez Mémoire d’encrier, 19,50 $.

Ce qu’il a écrit :

S’il avait fait partie d’un groupe armé, il n’aurait pas hésité à dénoncer ses camarades pour avoir la vie sauve. Il ne s’était jamais cru très courageux, mais il ne se savait pas non plus prêt à tout par crainte de la souffrance. (p.17)
Nos dix-neuf années de vie commune étaient en train de nous sauter littéralement à la figure. Notre avenir ne dépendait plus de nous, mais de l’idée que ce flic se faisait de la vie humaine en général. Myriem et moi, nous allions devoir nous expliquer sur des choses simples, des choses du passé que nous avions faites parfois sans même y penser et qui pouvaient à présent nous précipiter dans l’abîme. (p.36)
Et voilà qu’à la fin des fins il ne lui est même plus possible de faire confiance à ce président qui a tout promis et tout trahi. Il ne le voit pas, même dans ses rêves les plus fous, céder un jour le pouvoir à son adversaire, juste parce que ce dernier aura totalisé plus de misérables bulletins de vote que lui. (p.74)
Mais dans la ville de Danki rien n’a changé, seule la couleur de la politique est passée du blanc au noir, et encore… Arrivées de lointains villages ou de sombres quartiers de la banlieue, les jeunes bonnes attendent chaque jour dès neuf heures du matin. Elles ont mis leurs guenilles les plus propres, certaines portent des perruques et toutes cherchent à paraître d’une parfaite docilité. Les riches détestent les domestiques effrontées. (p.121)