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dimanche 6 décembre 2009

Mylène Bouchard étonne et séduit

J’ai lu «La garçonnière» dans une sorte d’élan fou. Les personnages et cette histoire m’ont happé. L’écrivaine, qui présente ici son second roman, visite son histoire en multipliant les points de vue comme certains artistes en arts visuels savent le faire.
Les assises géographiques d’abord. L’Abitibi et le Lac-Saint-Jean. Deux régions sœurs et étrangères. Mara est née à Noranda, Hubert à Péribonka. Une ville et un village situés sur le 48e parallèle. Une ligne qui ceinture la Terre et traverse des centaines de villes. Deux régions éloignées, dissemblables et soeurs. Comme deux corps qui se frôlent sans vraiment se toucher, deux êtres qui nagent dans une même direction.
«Ainsi, Mara et Hubert étaient restés saisis de leur première poignée de main. Une route devrait impérativement les accoler. En fait, il y a une route pour aller et venir de l’un à l’autre de cet endroit, mais elle mobilise une journée de déplacement sur des chemins pourris, aux abords de brûlis à perte de vue.» (p.15)
Mara et Hubert sont prisonniers en quelque sorte de leurs lieux d’origine.
Beau voyage aussi dans la littérature, des films et des chansons qui portent cette histoire d’amour possible et imaginaire. Même Richard Desjardins devient un personnage.

Géographie

Un premier contact, une sorte de coup de foudre. Mara et Hubert deviennent les meilleurs amis du monde, des complices qui passent leurs nuits à discuter, à jongler avec des questions qui ne demandent pas nécessairement de réponses.
«Le futon était ouvert, béant dans le salon. Mara était belle, ce soir-là, toute simple. Dans la sensualité du film, nous nous étions rapprochés l’un de l’autre, à moins que j’aie rêvé, tout imaginé. Quelques centimètres nous séparaient. Il en manquait peu pour que je desserre la main, crispée, moite, et que je saisisse la sienne. J’avais du mal à me concentrer. J’étais bien, mais je souffrais de ne pouvoir foncer dans le noir. Dans l’inconnu. Pour dénouer les silences. Pour confirmer les étreintes.» (p. 56)
Il suffirait d’un geste, d’un regard. Il faudrait un abandon. Cette complicité les rapproche et les éloigne. Comme deux espaces géographiques qui ne seront jamais l’un et l’autre.
Ils se retrouvent à Montréal comme des milliers de jeunes qui quittent leur région pour des études, un travail et une vie autre.

Ensemble

Tous les voient ensemble. Amoureux ? Certainement. Complices, « frère et sœur de latitude » qui n’arrivent pas aux gestes physiques de l’amour. Et à trop se fréquenter, on finit souvent par s’éloigner.
«Aussi précipité que cela avait pu l’être ce matin-là, au Café Suspendu, leur lieu de prédilection à tous les deux, dans la maladresse de l’instant, ils s’étaient entendus sur l’idée de ne plus jamais, plus jamais se revoir, plus jamais… » (p. 120)
Elle devient vedette de la radio, lui écrivain en exil à Prague. Les régions siamoises peuvent devenir aussi des continents. Elle s’oublie dans le travail, les amourettes, les rencontres brèves. Il écrit comme pour lancer des cris de détresse, s’intéresse aux œuvres d’art.
Ils mettront une vie à se retrouver, à s’aimer comme ils auraient dû, le premier soir. À Beyrouth, les digues s’évanouissent. L’amour est là, fou. L’amour passion qu’ils consentent enfin à vivre.
«Mara et Hubert écrivaient leur propre histoire. Bien qu’ils commençassent à n’être plus guère en forme – fatigués, dépeignés, intemporels -, ils aimaient sortir, prendre l’air et exister là, comme seuls au monde. Comme une paire. De jeunes mariés. Avec l’illusion que cela durerait toujours et que personne ne remarquerait leur présence dans cette garçonnière de bord de mer qui semblait avoir été dessinée pour eux.» (p. 171)
« La garçonnière » est une magnifique réussite. Un ouvrage d’une étonnante profondeur malgré les apparences. Une fraîcheur aussi ! On ne peut qu’avoir envie de relire ce roman-puzzle, de s’y replonger pour en savourer tous les aspects.
Une grande histoire d’amour qui va dans plusieurs directions et hante toute une vie. Une passion qui s’appuie sur les éléments géographiques et des œuvres littéraires, qui remet en question une foule de comportements. Mylène Bouchard frappe juste et fort. J’ai adoré l’écriture, cet univers, les personnages qui prennent la parole tour à tour.

«La garçonnière» de Mylène Bouchard est paru aux Éditions La Peuplade.

dimanche 8 novembre 2009

Pierre Gariépy joue le tout pour le tout

Que j’ai aimé «Lomer Odyssée», le premier roman de Pierre Gariépy. Une histoire d’amour entre un jeune homme à peine réchappé de l’adolescence et une femme d’un âge certain. C’était quelque part dans une ville, un port de mer, un monde où la mort rôde quand s’installe la nuit. Une histoire d’amour qui finissait tragiquement, comme il se doit. Lomer, après la mort de sa Gueuse, continuait son errance qui allait le mener vers Blanca. Un dernier feu d’artifice.

Dans «Blanca en sainte», Lomer, ce survivant de son passé, brûlé par la vie est disparu. Pour ne jamais l’oublier, Blanca se fait marquer au fer rouge. Elle est sa femme, dans sa chair et son âme, marquée comme le bétail pour montrer son appartenance.
«Et si j’en avais eu la force, j’aurais ri de moi-même en pensant que pour ne jamais t’oublier justement, Lomer, j’avais fait marquer au fer rouge ton nom dans mon front.» (p.14)

Pas rassurant

L’univers de Gariépy n’avait rien de réjouissant dans «Lomer Odyssée». Les personnages évoluaient dans un monde de déjections et de rebuts. La ville s’est dégradée dans «Blanca en sainte». La peste règne, les rats crèvent massivement et les gens meurent dans les rues quand ils ne se tuent pas. Il n’y a plus de nourriture, plus de pétrole, plus d’alcool. Blanca, la Démone, est enceinte de Pierre. Elle a retrouvé son clan après la mort de Lomer, se bute à Ti-Rat qui rêve d’elle, la suit comme son ombre, lui offre son corps et son âme.
«J’avais deux fois son âge, à lui, et j’avais à peine 18 ans, même si j’en avais 100 dans mon ventre, ma tête – c’était qu’un ti-cul, ti-rat -, et déjà il conduisait, un bull, et il killait, un pig. J’en ai donc conclu qu’il était un intéressant jeune animal et je suis venue à lui, enjambant mailles de stainless, lambeaux en sang et miasmes de viscères.» (p.22)
Blanca donne naissance à un fils, mais elle se meurt. Les hommes retombent en enfance. Elle vieillit de plusieurs années à tous les jours. Tout est exacerbé, poussé à son extrême. Ti-Rat, désespérant d’amour, obsédé, halluciné, se pend au mât du navire où le clan s’est réfugié.

Apocalypse

L’amour chez Pierre Gariépy est perte de soi et hantise. Est-il possible de survivre à un amour qui rase tout? Peut-il y avoir un amour après l’amour? Iseult ou Juliette auraient-elles pu connaître une autre passion fulgurante après Tristan et Roméo? L’absolu de la jeunesse n’existe que dans la jeunesse, que quand le brasier illumine le ciel, quand les planètes gravitent autour de l’être aimé. Que la première fois!
Blanca ne peut être l’amour de Ti-Rat. Elle pourrait peut-être l’aimer sans connaître les grandes secousses telluriques, mais lui cherche l’absolu et ne peut se contenter d’un succédané. Il préfère la mort.
Allégorie bien sûr, mais comment se défaire de l’impression que tout grince, qu’il n’y a plus d’avenir possible. Reste l’enfant… Demain est-il imaginable dans un univers en décomposition…
«Pierre, lui, grandissait, il tétait et semblait ne jamais vouloir s’arrêter, c’était mieux ainsi, la nourriture était si rare, j’étais ses vivres et pensais que tant que je le resterais, je vivrais moi aussi. Ni la peste, ni Dieu, ni Satan n’auraient d’emprise sur moi, aussi longtemps qu’il ne serait pas de moi sevré, Pierre c’était toi, Lomer, et je ne serais jamais sevrée de toi ni de Pierre, mais lui, si.» (p.80)
Un roman exigeant et un peu déconcertant. On trébuche dans les interstices des phrases qui s’étiolent. La langue est atteinte, les mots perdent leur sens. L’écriture se défait, s’inverse et devient floue, comme grugée de l’intérieur. Inversions, répétitions, allitérations, tout sert à porter ce grand cri de désespoir.
Pierre Gariépy joue le tout pour le tout, saute sans parachute. Une entreprise fort risquée qui laisse un peu perplexe, même si à la toute fin s’ouvre «l’âge de Pierre». Est-ce celle de l’auteur... Oui, peut-être que l’avenir peut avoir un avenir. On veut y croire. Je le souhaite en croisant les doigts.

« Blanca en sainte » de Pierre Gariépy est publié chez XYZ Éditeur.

dimanche 1 novembre 2009

Dany Laferrière retrouve son pays


«La nouvelle coupe la nuit en deux. L’appel téléphonique fatal que tout homme d’âge mûr reçoit un jour. Mon père vient de mourir.» (p.13)
Commence alors pour Dany Laferrière le périple du retour qui le ramène en Haïti. L’écrivain a peu connu son père qui a quitté son île pour échapper aux tontons macoutes. Réfugié à New York, il s’est refait une vie loin des siens et de sa famille.
«J’avais frappé à sa porte il y a quelques années. Il n’avait pas répondu. Je savais qu’il était dans la chambre. Je l’entendais respirer bruyamment derrière la porte. Comme j’avais fait le voyage depuis Montréal j’ai insisté. Je l’entends encore hurler qu’il n’a jamais eu d’enfant, ni de femme, ni de pays.» (p.66)
Qui est l’homme qui a dû partir à cause de ses idées et de ses activités politiques? Tout se bouscule dans la tête du romancier qui devait lui aussi suive ses traces. Des vies parallèles, l’un à New York, l’autre à Montréal.
«Mon père vivait dans une petite chambre presque vide que mes oncles m’ont fait visiter après l’enterrement sous la pluie dans ce cimetière de Brooklyn. Il s’était, vers la fin, dépouillé de tout. Il fut toute sa vie un solitaire malgré le fait que ses activités politiques le poussaient vers les gens.» (p.65)

Le retour

Après les rituels et les derniers hommages, le romancier se retrouve à Port-au-Prince avec sa mère et sa sœur, un neveu qui veut devenir écrivain.
«J’ai pris toutes les précautions du monde pour annoncer à ma mère la mort de mon père. Elle a d’abord fait la sourde oreille. Puis s’est fâchée contre le messager. La distance est si fine entre la longue absence et la mort que je ne me suis pas assez méfié de l’impact de la nouvelle sur les nerfs de ma mère.» (p.112)
Cette femme a cultivé l’espoir de retrouver son mari tout en refusant de quitter Port-au-Prince. À cause des enfants et peut-être aussi par crainte de l’étranger même si la vie en Haïti demeure dangereuse. Duvalier est parti, mais la situation n’a guère changé.
«Les vrais maîtres de ce pays, on ne les voit jamais. Pour eux, c’est une histoire sans rupture. D’un seul tenant. Ils veillent au grain depuis la fin de l’époque coloniale. C’est toujours la même histoire : un groupe remplace un autre, et ainsi de suite. Si tu crois qu’il y a un passé, un présent et un futur, tu te mets un doigt long comme ça dans l’œil. L’argent existe, pas le temps.» (p.223)
Dany Laferrière qui s’installait à Montréal, il y a plus de trente ans, a perdu bien des illusions. Il reconnaît des lieux, des visages, mais il n’est plus chez lui.

La quête

L’écrivain rencontre des amis de son père, glane ici et là des anecdotes, mais n’arrive pas à percer le brouillard. Pas plus qu’il n’arrive à renouer avec sa jeunesse et son enfance. Il est devenu un autre dans le pays du froid. La vie est mouvement. Pire. Il est devenu étranger. C’est peut-être le châtiment le plus terrible pour celui qui doit abandonner son pays.
Dany Laferrière se montre sous son meilleur jour dans «L’énigme du retour». Un roman vrai, chaud et plein de tendresse. L’écrivain témoigne de ce farouche instinct de vie qui anime la population haïtienne, cette rage de survivre, d’aimer, de se relever peut-être pour croire au présent.
La forme surprend un peu au début. La phrase prend l’apparence du poème, peut-être pour dégager l’atmosphère qui peut devenir lourde quand on se bute à ses souvenirs, à des proches que l’on ne reconnaît plus. Réflexions sur la vie, la mort, l’exil et l’écriture, les racines et la filialité, ce roman parle particulièrement à un Québécois qui n’en a pas fini avec la question de l’identité.
Dany Laferrière questionne l’exil qui condamne des individus à n’être plus que des déracinés, des êtres qui ont l’impression d’avoir vécu à côté de soi. Toujours juste et émouvant, pas étonnant que «L’énigme du retour» soit en lice pour plusieurs prix littéraires.

«L’énigme du retour» de Dany Laferrière est paru aux Éditions Boréal.

dimanche 25 octobre 2009

Laurent Laplante regarde dans le rétroviseur

«Par marée descendante» de Laurent Laplante met l’accent sur une période de la vie que l’on a tendance à mystifier. Combien de fois entend-on parler de l’âge d’or et de retraite dorée. Un temps de la vie qui se prolonge de plus en plus, créant des problématiques nouvelles. La télévision montre à répétition l’image de «ces jeunes vieux» qui partent découvrir le monde comme des adolescents. Malgré cette version édulcorée, ce versant de la vie est souvent marqué par la maladie, la solitude et l’isolement. Et quand il n’est plus possible de vivre dans une maison durement acquise, il faut s’adapter à la vie communautaire, s’installer dans un foyer en attendant le dernier voyage. Pas facile pour les individualistes que nous sommes.

Rétroviseur

C’est aussi la période des bilans, même s’il y a de moins en moins de gens pour écouter. Les enfants sont aspirés par le travail, la productivité, les divorces et les gardes partagées. Laurent Laplante «regarde dans le rétroviseur» comme il dit. Rappelons qu’il a été un observateur et un commentateur de l’actualité pendant toute une carrière journalistique fort active.
«Atteindre 75 ans en 2009 signifie que j’avais 11 ans lors l’armistice de 1945, 16 ans au déclenchement de la guerre de Corée, 25 ans à la mort de Duplessis, 33 ans lors de l’Exposition universelle de Montréal, 36 ans à la Crise d’octobre, 42 ans au soir de la première victoire électorale du Parti québécois…» (p.11)
Il a vécu la Révolution tranquille, la laïcisation de l’État ou ce qu’il en a résulté, l’arrivée de nombreux immigrants et la mondialisation, le féminisme et les tergiversations du Québec. L’auteur questionne sa vie, ses décisions, des idées qu’il a défendues pendant un certain temps.
Lecteur boulimique, ce solitaire s’est exercé à la lucidité pendant toute sa vie. Sans développer de thèses, Laurent Laplante nous permet de nous arrêter sur une tranche de l’histoire du Québec.
«Le XXe siècle aura mitonné ce qui semble une loi non écrite du Québec politique. Loi qui s’énoncerait ainsi : chaque génération délaisse le véhicule idéologique de la précédente pour inventer le sien. Une deuxième pourrait, moyennant nuance, s’ajouter : les partis idéologiques naissent d’un leader et s’écroulent à sa disparition.» (p.55)
L’aspect politique prend de l’importance dans la réflexion de Laplante. On ne fréquente pas le monde journalistique et les preneurs de décisions sans que cela ne laisse des traces.

Méfiance

L’auteur se méfie cependant de ses réflexes de journaliste et c’est pourquoi, peut-être, il a divisé son livre en deux volets. Il laisse courir sa réflexion et «Dans les marges de l’écriture», il s’interroge, réfléchit à ce qu’il vient d’énoncer. Un point de vue plus personnel, plus intime s’exprime alors.
Il voit juste, frappe fort malgré les masques et les décors de plus en plus impressionnants qu’apprécie la société. Les syndicats se sont embourgeoisés. Le mouvement Desjardins n’a plus rien à voir avec les coopératives des débuts. La télévision et la radio de Radio-Canada, si importantes dans l’émergence de la pensée au Québec, se vident de leur substance dans la course aux cotes d’écoute.
«Sauf au cours de la fin de semaine, Radio-Canada impose une macédoine infecte d’acceptable, de crétinisme, de beau, de guimauve d’ascenseur. Tout cela enveloppé dans son hypocrisie snobinarde et d’inattaquables principes. Après l’instruction sans effort, la culture rendue facile et la démocratie à sa plus courte distance de la démagogie… … Radio-Canada est gérée par des analphabètes qui ignorent la mission d’une radio d’État.» (p.118)

Réflexions

La pensée fait peur. Plus, elle ennuie. On la fuit, on la ridiculise. Il faut se détendre, s’amuser, regarder des pitreries au petit écran ou courir se gaver de la vulgarité de certains humoristes dans les salles.
Le journaliste tente d’éviter les travers de l’âge qui occultent le présent et donnent toute la place au passé. C’est fort heureux. Réflexion pertinente, juste, on aurait aimé qu’il pousse plus loin sur le monde politique et médiatique.
Laurent Laplante est un sage, un critique nécessaire qui a encore son mot à dire et il fait bon l’entendre, l’écouter discourir, parfois nous fustiger. Il en a le devoir.  

«Par marée descendante» de Laurent Laplante est paru aux Éditions MultiMondes.

dimanche 18 octobre 2009

Victor-Lévy Beaulieu retourne aux sources

Victor-Lévy Beaulieu, avec «Bibi», nous ramène dans son adolescence. La famille a quitté les arrières de Trois-Pistoles pour s’installer à «Morial-Mort». La tribu vit dans un appartement trop petit où Abel, l’alter ego de VLB, veut échapper à la vie de ses parents.«Moi, je ne suis pas comme vous autres, je suis venu au monde pour créer, pour rêver, pour dénoncer, je suis venu au monde pour connaître vraiment ce que le mot passion veut dire.» (p.103)
Le lecteur va des premiers pas d’Abel en littérature à une course folle dans le monde pour retrouver Judith qui lui a fait découvrir la sexualité et a cru en lui. Elle l’a fait exister comme écrivain avec son regard de lectrice.
Cette partie nous mène à Paris. Abel a remporté un prix littéraire et doit faire un stage chez Larousse en édition. Le texte gagnant a été la source, on l’imagine, de «Pour saluer Victor Hugo».
Abel n’a pas revu Judith depuis quarante ans et un matin, une lettre arrive dans sa maison de Trois-Pistoles. Un appel, un ordre. Il quitte tout, va de pays en pays comme le Petit Poucet pour retrouver la seule femme qu’il a aimée. C’est ainsi qu’il débarque en Éthiopie, berceau de l’humanité et peut-être aussi son tombeau.
«… - cette peur qui me fait suer, qui s’immisce sous l’attelage me recouvrant le bras et l’épaule gauches, infiniment douloureux ça devient : ça monte jusqu’à mes yeux, ça y plante plein de petites aiguilles empoisonnées, je ne verrai bientôt plus rien ni du ciel ni de la terre, je ne serai plus sur la terre battue qu’un petit corps mal recroquevillé et assailli par les essaims de mouches belliqueuses et buveuses de sang… -» (p.439)
Ces courses en Afrique permettent à Beaulieu de discourir longuement sur la misère, les coups d’États, les régimes despotiques et les génocides. Un continent exploité par des dictateurs sanguinaires, tous jouets des puissances mondiales. Ce n’est pas la partie la plus intéressante de cette saga.

Les parents

Victor-Lévy Beaulieu revient sur cette haine viscérale et obsédante qu’il entretient envers sa mère et son père. Signalons seulement le portrait qu’il fait de sa mère dans «James Joyce». Particulièrement troublant et dérangeant. Ses parents devenant un obstacle à ce qu’il veut être dans la littérature. Il doit rompre, les éloigner, les chasser. Cela devient vite hallucinant comme tout ce que touche ce romancier.
«Je les aguis, que je dis. Vous voulez savoir pourquoi ? Parce qu’ils vous ressemblent : se confortent aux idées reçues, n’ont plus le pouvoir de penser parce que votre Église et toutes les autres les ont lobotomisés. Et tout ça pour jouir d’une vie éternelle, qui n’est rien de moins qu’une chimère. Quand on meurt, le corps pourrit, et c’est ça la vie éternelle : un petit tas d’ossements qui finit par disparaître complètement, rien d’autre.» (p.311)
Il s’attarde longuement à la poliomyélite qui l’a laissé sur une planche de bois pendant des jours. Ses lectures aussi, des réflexions sur le Québec et certains écrivains.
Roman du souvenir, du vieillissement, Abel fait le point sur le parti de soi qu’il a pris en choisissant d’écrire. Nous sommes loin du «James Joyce» et de «La Grande tribu» où l’écrivain atteignait des sommets inégalés.
«- ne te déjette pas de ton égoïsme, il n’y a que ça qui t’appartienne en propre, il n’y a que ça qui fait que tout ce qui t’appartienne en propre, cette étendue, cette profondeur, cette durée – toi, toi-même, uniquement toi, totalement toi-même -» (p.494)
La mort est évoquée dans une sorte de prière qui monte du fond de l’être. C’est particulièrement touchant. Abel souffre dans son corps frappé par la maladie, survit en vidant des bouteilles de whisky à petites gorgées, évoque la douleur de Kafka qui se sait perdu au sanatorium ou d’Antonin Artaud qui délire dans sa réclusion.
À la fin de cette errance, Abel est criblé de balles après avoir retrouvé Judith qui a mis en scène sa propre mort. Survivra-t-il ? Si Abel meurt, il ne faut pas attendre de suite à ces mémoires et j’en serais fort attristé.

« Bibi » de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles. 
http://www.editiontrois-pistoles.com/viewAuteur.php?id=6