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dimanche 12 décembre 1999

La vie ne serait-elle qu’une terrible fuite?

Une femme, près de son amant alité, plonge en soi et nous dévoile son enfer. L'ennemi la traque du plus loin qu'elle se souvienne, un ennemi qui était là avant et qui s’imposera après. Une introspection qui nous ramène à l'enfance, à ce jeu de cache-cache qu’est devenu la vie. Les poursuites et les cachettes qu'aiment tant les petits garçons et les petites filles ne prendront jamais fin. Le récit de Carole Massé tourne rapidement à l'obsession.
La vie de la narratrice est faite de fuites et de poursuites, de larmes et d'étouffements, de peur et de colère. Rien n'est dit, rien n'est formulé. Qui est l'ennemi? Parfois, on pourrait croire qu'il s'agit d'un homme. Je crois qu’il est surtout la mort qui colle à ceux et celles qui font le métier de vivre. Ce peut-être la nuit qui s'amuse avec des enfants, la lumière au coin d'une fenêtre qui fait osciller un rideau. Qu'importe les étourdissements et les ivresses, l'ennemi est là. Il y a bien l'amour mais la mort est installée et progresse avec chaque battement du coeur.
Avec la narratrice, nous sommes cloués dans une chambre, le souffle court, la sueur au front. L'ennemi vient, il tourne le bouton de la porte. Nous sommes prisonniers d'une toile d'araignée.
«On ne perd pas son âme, son souffle ou son esprit en mourant, on perd son sang. Tout sang répandu, ne fût-ce que de quelques gouttes, nous marque du sceau de la perte : exister, dépossédé de la mer originelle qui nous baigne.» (p.42)
Tant qu'il y a la vie, il y a la mort. L'Ennemi, est-ce la vie ou la mort? On peut choisir, à chacun de formuler sa réponse. Introspection intercalée entre un prologue et un épilogue qui ne sont pas sans rappeler la naissance et la fin, une vie plus simplement ou... un récit.
Carole Massé questionne, dérange et demeure très exigeante avec elle et son lecteur. Le voyage continue même s'il est angoissant et épuisant. Peut-être que la lutte vaut la peine malgré la douleur.
«Mon corps naît au bout des doigts de mon amant. Je suis en exil maintenant et rebrousser chemin est impossible. Je veux m'approcher le plus près de son souffle sans perdre ma propre respiration. Tenir en équilibre sur la frontière entre nos deux corps et m'évanouir dans le plaisir sans rien emprisonner que le vide.» (p.63)

«L'ennemi» de Carole Massé est paru aux Herbes rouges.

lundi 12 avril 1999

Rober Racine est un véritable moine


L'aventure de Rober Racine dépasse l'entendement. Imaginez un homme qui, pendant des années, découpe chaque mot du dictionnaire. Après, il colle chaque définition sur un carton et y ajoute un bâtonnet. Rober Racine a répété le geste 55 000 fois. Un acte de patience, une obsession qui tient de l'ascétisme ou de la folie, on ne saurait dire. Surtout, une entreprise fascinante.
Rêvons encore! Imaginons un parc, le Jardin botanique de Montréal ou encore les Jardins de Métis. Vous voyez les petites pancartes bleues avec un mot, la définition, un arrangement floral et des couleurs qui harmonisent le tout. Bien sûr, il y a un ordre précis avec la section des «A» et des «B». Il en est ainsi jusqu'à épuisement des mots de la langue française. Le visiteur peut alors s’aventurer dans le «Parc de la langue française», emprunter des allées, s'arrêter, méditer devant un mot, repartir et devenir ainsi le voyageur qui se meut à l'intérieur de la langue française.
«Faire du dictionnaire un lieu géographique où la lecture de chacun devient un parcours.» (p.21)
Donner un espace et un corps à tous les mots.

Rêve

Rober Racine a rêvé ce parc et il l'a conçu avec la patience d'un moine qui, autrefois, recopiait des textes sa vie durant. Cette ascèse l'a amené aussi à se pencher sur les pages et à réfléchir sur le rapport qui lie le lecteur et le mot.
«J'ai voulu mettre un peu de lumière dans cette grande illusion qu'est le dictionnaire.» (p.30)
Ce mot, qui se laisse apprivoiser par un regard, créant ainsi un lien magique. Un jeu naît entre la page recouverte de signes et le lecteur. Rober Racine a imaginé les «pages-miroirs». Une page qu'il perfore et qu'il place devant un miroir pour que se concrétise l'acte de la lecture, l'échange entre le mot et l'humain qui s'approche, s'arrête, s'éloigne et revient. Le visiteur finira par se lire dans un mot ou dans cette page. Racine permet de nous nicher à l'intérieur même des signes avec ces interstices. La page perd de son opacité et devient un contenant physique en trois dimensions. Qui est le lecteur alors et le sujet? La réflexion s'amorce.

Plus loin

Rober Racine aurait pu s'arrêter là. Il a caressé les mots, les a apprivoisés comme des perles rares. Il les a associés à d'autres mots pour créer les «phrases harmoniques». Cela donne des traits qui interpellent. Nous sommes devant une sentence, des proverbes peut-être qui prennent un sens singulier et débouchent sur une autre signification. Nous effleurons la poésie pure.
«Une ombre sur Dieu.
Un miroir plein de vent.» (p.59)
 Et il y a eu l'illumination. La langue est avant tout trame sonore. Il suffisait de bien regarder les mots pour débusquer les notes qui s'y dissimulent. Dans soleil, il y a la note «sol», dans dorure, il y a un «do». Il n'en fallait pas plus pour que Rober Racine parte à la recherche de cette «petite musique» qui se cache dans les mots. Systématiquement, il «notera» les mots du dictionnaire. Une autre entreprise gigantesque qui lui permettra de conclure que la langue française est en «la». Oui, c'est la note qui revient le plus souvent dans le jardin des mots. Il lui restera à interpréter la langue française au piano. C'est maintenant chose faite avec cette partition et le disque qui complètent cet ouvrage.
«Lire le dictionnaire dans cette perspective musicale, c'est parcourir un vaste continent où brillent quelques feux de joie dans la nuit. Le mot est un campement, la note de musique, son feu, sa chaleur, sa lumière.» (p.186)
Écouter la langue française devient alors une expérience envoûtante! On croit entendre une incantation qui vient d'on ne sait où, peut-être même du son originel qui a donné naissance au mot.
Rober Racine est de ces fous qui, par l'envergure de leurs projets, nous font penser aux bâtisseurs de cathédrales du Moyen Age. Il est de la trempe de cet autre beau rêveur qu'est Jean-Jules Soucy. Son «Monument-art de l'an 2000», un projet de pyramide à La Baie, au Saguenay, est de cet ordre. Soucy comme Racine réussissent à créer des sanctuaires qui échappent au temps. C'est rassurant dans un monde où l'éphémère et le jetable règnent.

«Le dictionnaire» suivi de «La musique des mots» de Rober Racine est paru aux Éditions de L'Hexagone.

samedi 14 décembre 1996

L’insoutenable solitude de l’être humain

Depuis ses premières publications, Larry Tremblay explore l’insoutenable solitude des humains, que ce soit dans ses récits, ses œuvres théâtrales ou le roman. L’impossibilité de communiquer peut aussi être un fil qui permet d’aller d’une publication à l’autre sans s’égarer chez cet auteur. Une œuvre d’une remarquable densité.
Dans «Piercing», un professeur de littérature perd le fil de sa vie et cherche la solution définitive; une adolescente s’extirpe de la médiocrité familiale et ne sait éviter les pièges de l’amitié et des manipulateurs. Une femme jongle avec les mots et les définitions sans pour autant échapper à une vie parfaitement ennuyeuse.
La communication, la complicité entre les êtres est difficile chez Tremblay. Tous sont avalés par les gestes du quotidien, brisés et désarticulés par un idéal inatteignable. Même les élans de liberté et de création éclatent en mille morceaux. Reste la résignation ou la mort si on se montre plus téméraire.

Obsession

Ce désir de s’arracher à tous les encerclements, pour toucher l’autre, obsède les personnages de Tremblay. Tous cherchent à casser des habitudes qui étouffent et écrasent. Le créateur s’immole dans un délire de totalitarisme, la jeune fille baisse les bras devant un gourou. Elle n’a pas vingt ans la Marie-Hélène de «Piercing» et elle a épuisé toutes les révoltes. Tout comme Anna qui n’arrive pas à casser le moule des définitions pour être un corps exultant dans le désir de l’amour dans «Anna à la lettre C.».
Larry Tremblay cherche l’autre côté du miroir, les noeuds qui compriment à la fois l’esprit et le corps. On se heurte aux mêmes attaches dans «Le mangeur de bicyclette», un roman qui s’est retrouvé parmi les finalistes du Prix du Gouverneur général.
«L’homme lui fait mal. Anna pense: j’ai mal, je hais, moi, feu, je travaille demain, me lever, il fait trop chaud pour vivre, je hais l’été, je, je ne suis pas vivante, il n’y aura pas de pluie, pas de pluie, pas de pluie…»  (p.156)
Larry Tremblay reste un sonneur de carillon qui prouve que la littérature est plus que jamais essentielle dans cette société qui a égaré toutes les boussoles. Il ne formule pas beaucoup de solutions, mais les questions demeurent importantes. La condition humaine étant, peut-être, de marcher vers l’insaisissable petite flamme qui oscille tout au fond de la nuit.

«Piercing» de Larry Tremblay est paru aux Éditions Gallimard.

lundi 29 avril 1996

La vie exemplaire de l’écrivain Noël Audet

 J’ai rencontré Noël Audet pour la dernière fois au Salon du livre de Montréal en novembre 2005. Il rencontrait ses lecteurs en souriant, bravait la foule avec son dernier roman «Le roi des planeurs». Fragile, affaibli par la maladie, il semblait serein, mijotait une suite à cette histoire aérienne d’amour et de mort. Un pacte étrange de suicide qui le chicotait depuis son enfance en Gaspésie. « Si j’ai encore un peu de temps… », a-t-il murmuré, souhaitant ajouter quelques pages à une œuvre déjà dense. Il savait qu’il est difficile d’échapper au cancer. Il est mort le 29 décembre 2005 dans la soixantaine. Les vrais écrivains partent toujours trop tôt.
Noël Audet aura fréquenté la poésie, l’essai et le roman, en plus d’enseigner à l’Université de Montréal. Son roman le plus connu est certes «L’Ombre de l’épervier». On en a fait une télésérie fort suivie avec Isabelle Richer et Luc Picard.
XYZ Éditeur vient d’éditer son «livre de bord», une sorte de journal rédigé sporadiquement entre 1984 et 2005. Je me précipite quand on publie ce genre peu fréquenté par les lecteurs.

Toute une vie

«Entre la boussole et l’étoile» rassemble vingt ans de réflexions sur la littérature québécoise, la poésie, le cinéma, l’enseignement, la politique, la langue, l’amour et la maladie. Il ausculte ses livres, en échafaude de nouveaux, bouscule la critique, souffre de la perception de ses collègues, se passionne pour l’art de la fiction et son utilité. Il désespère devant nos hésitations, nos reculs, nos coups de gueule et nos silences coupables. Fervent souverainiste dans les années 80, il en arrive à croire que les Québécois ne pourront jamais se donner un pays. De quoi faire hurler les exaltés qui ont invectivé Michel Tremblay et Robert Lepage qui remettaient cette question dans l’actualité la semaine dernière.
Notre littérature, il voulait la voir partout dans les universités, les cégeps et les médias. Il s’inquiétait aussi devant l’omniprésence des vedettes qui accaparent l’espace médiatique et prennent  les salons du livre d’assaut. Les auteurs les plus vus et lus au Québec sont ceux qui font carrière au cinéma, au théâtre ou à la télévision.
Noël Audet se demande aussi pourquoi les Québécois sont fascinés par la sexualité, les témoignages et cette réalité qu’on arrange dans «Star Académie» et «Loft Story». Pourquoi cet amour du faux-vrai et du préfabriqué?
«Le témoignage en soi peut constituer une œuvre littéraire, s’il est écrit, c’est-à-dire s’il invente une forme en plus de nous livrer des contenus. Mais la plupart du temps, il s’agit d’une écriture blanche, qui se contente de mettre en mots ce que la vie de la vedette médiatique ou du hockeyeur avait d’étonnant, d’ahurissant- et ça marche, pour des milliers de lecteurs de plus en plus ahuris. Vendre ce qui est déjà connu, une valeur sûre, et un autre mouvement spéculaire.» (p.127)
Noël Audet plaide pour les œuvres de fiction qui brassent les comportements et nos façons d’être. La littérature crève les diktats et les propos soporifiques. Les poètes et les romanciers cherchent du sens quand la télévision jongle avec les images en oubliant la réflexion. De plus en plus notre société se plie aux formules publicitaires. Même la vie citoyenne et politique passe par les slogans. «Nous sommes prêts» à tout ou presque.
Maladie

Le cancer a frappé Noël Audet au moment où il croyait vivre jusqu’à cent ans. Dans son journal, il reste d’une discrétion remarquable face à cette mort annoncée. Il aura écrit, réfléchi et sera demeuré un créateur jusqu’à son dernier souffle. «… l’art qui seul nous sauve et nourrit, depuis la peinture rupestre de nos ancêtres jusqu’à la fin des temps. » Nous avons là son ultime phrase, sa dernière profession de foi en la création.
«Entre la boussole et l’étoile», esquisse le parcours d’un homme admirable. Des pages qui révèlent un écrivain engagé dans son siècle et sa société. Une langue limpide, un bonheur pour le lecteur qui aime les idées claires et refuse les clichés. Le Québec aurait eu encore bien besoin des œuvres frémissantes de Noël Audet, de ses indignations et ses hésitations.

«Entre la boussole et l’étoile» de Noël Audet est paru chez XYZ Éditeur. 
http://www.editionsxyz.com/auteur/25.html