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mercredi 16 novembre 2022

FELICIA MIHALI ÉTONNE ENCORE UNE FOIS

FELICIA MIHALI a souvent abordé le sujet de l’immigration dans ses romans. Le désir de partir, parce que son pays, la Roumanie ne pouvait plus satisfaire ses aspirations. Elle devait migrer pour rester fidèle à elle-même. Tout cela en revenant dans la Roumanie de Ceausescu, une des pires dictatures au monde, par la fiction. Ou encore en allant en Chine ou dans le Grand Nord québécois où elle a connu la solitude, le mal des espaces et des nuits qui n’en finissent plus. Des œuvres fortes, originales et troublantes. Cette fois, avec La bigame, l’écrivaine nous entraîne dans le milieu des immigrants qui arrivent à Montréal, s’inspirant de son installation au pays au début des années 2000 sans doute. Des ghettos se forment dans certains quartiers, des gens d’un même pays se regroupent et parviennent presque à vivre en autarcie, sans beaucoup de contacts avec les Québécois. Ils préservent des habitudes, des manières de faire, leurs goûts culinaires, leur musique et leur langue. Des comportements normaux que la société d’accueil doit comprendre sans nier ses propres façons de faire. Des refuges dans la ville où des individus refusent de s’intégrer, tandis que d’autres font tout pour passer inaperçus dans leur nouveau milieu.   

 

J’ai lu tout ce qu’a publié Felicia Mihali, me demandant souvent pourquoi elle ne faisait jamais les manchettes avec ses personnages singuliers. Parce que cette écrivaine est curieuse des autres, des manières de faire et de dire dans les pays où elle a séjourné. Elle l’a fait au Nunavik, en Chine, en Roumanie, au Québec et partout où son intérêt a donné naissance à une histoire, une expérience de vie précieuse et unique. Son contact avec les jeunes du Nord du Québec, par exemple, où elle a trouvé une façon de communiquer avec eux en leur enseignant le tricot.

L’écrivaine n’y va pas par quatre chemins cette fois. La bigame est un roman étonnant, souvent perturbant. Elle confronte la réalité des immigrants, leurs réactions dans leur nouveau pays au risque d’en écorcher plusieurs. C’est direct, sans fioritures, une manière qu’elle a toujours su porter dans ses ouvrages antérieurs, mais poussant plus loin encore. 

Cela demande beaucoup de courage.

Montréal que ses compatriotes venus de Roumanie doivent apprivoiser, avec tout ce qu’ils transportent dans leurs bagages et qu’ils doivent oublier pour se tailler une place bien à eux.

«La première chose qui te frappe en arrivant dans un nouveau pays est la révélation soudaine que ce n’est pas la carrière qu’il faut changer, mais la vie au complet, en commençant par la routine quotidienne : le bruit de l’ascenseur, le chien du voisin, le goût du pain, le lieu où l’on dépose les ordures, les magasins où l’on fait des achats, les arrêts d’autobus, les rames de métro. Avant de se déshabiller pour prendre sa douche, on vérifie encore s’il y a de l’eau chaude.» (p.11)

Tout ce que j’ai pu ressentir, jusqu’à un certain point, en décidant de m’installer pour un temps au Castellet d’Oraison en Provence. Tout était autre, même faire le plein de la petite Twingo que nous avions louée. Il n’y avait pas de problème de langue, enfin pas trop. Tout était différent et amusant. Il est vrai que nous n’avions pas l’obligation de nous trouver un travail et de nous intégrer à cette société. Nous étions des touristes, des voyeurs et des collectionneurs de vie. Et que dire des appareils ménagers qui gardaient leurs mystères en les utilisant quotidiennement

 

NARRATRICE

 

Tout passe par la narratrice qui a quitté la Roumanie pour changer de vie et devenir écrivaine. Il serait tentant de faire le lien avec madame Mihali, mais je reste prudent. Il faut toujours se méfier des apparences. 

Chacun migre pour des raisons personnelles. Le conjoint de cette écrivaine (elle a aussi été journaliste) l’a suivie, mais il n’entend pas s’intégrer à sa nouvelle société. Il refuse de travailler et passe son temps à courir les aubaines d’un bout à l’autre de la ville. Je n’ose pas me questionner sur ses réactions face au français que les Montréalais utilisent dans la vie de tous les jours. Chacun ses obsessions, ses passions et le monde continue à tourner un peu tout croche. 

«Je voulais devenir quelqu’un d’autre, sans savoir exactement quoi», affirme la narratrice. Écrivaine oui, étudiante en littérature à l’université, mais surtout femme au foyer où elle récure, frotte, prépare des plats traditionnels, s’occupe des objets qui se brisent parce que son mari ne semble pas réaliser qu’il a des doigts et qu’il peut s’en servir. Une active qui aime avoir le dessus sur son petit monde, un œil aiguisé qui décèle facilement les travers de ses amis, qui révèle tout ce que l’on dissimule la plupart du temps.

«C’est dans ce quartier ethnique que j’ai compris combien les immigrants sont racistes, plus que la société d’accueil. Les minorités développent souvent un type d’agressivité qui stimule la haine de la majorité. Elles haïssent les autres minorités parce qu’elles sont toutes en compétition : chacune proclame que ses souffrances et ses humiliations sont plus atroces que celles des autres. Elles veulent chasser les autres pour faire place aux leurs. Et plus les gens se haïssent, plus ils deviennent intolérants.» (p.13)

Des constats qui risquent de faire réagir les porte-parole des minorités qui se présentent toujours comme les victimes d’un racisme larvé pour ne pas dire autre chose.

 

INSTALLATION

 

Aron, le mari de la narratrice, est un cynique qui l’a séduite par sa parole, ses connaissances et sa culture. Il sourit à tout le monde lors des repas avec les amis, mais dans l’intimité, il devient féroce et se moque de leurs travers. 

Personne n’y échappe. 

Un couple traditionnel, même si la femme écrit, elle n’a guère de contacts en dehors du ghetto. La population francophone ou anglophone reste lointaine et Felicia Mihali ne se penche jamais sur cette réalité. La majorité est un peuple invisible. J’aurais aimé que la narratrice s’attarde à ses études, ses rencontres et ses réactions à l’université. Ses livres aussi, mais c’est son choix…

Et Roman arrive dans sa vie, un migrant comme elle. Tout le contraire de son mari Aron. Un homme d’affaires à l’aise, empathique envers ses concitoyens. Il fait tout pour les aider, particulièrement les écrivains et les artistes qu’il admire. Il tente de les faire connaître dans leur nouvelle société même si la plupart de ces gens sont des parasites qui grappillent tout ce qu’ils peuvent pour boire et manger. 

«Quel était le rôle de tels spécimens prêts à vous dédier une ode au prix d’une bouteille de vin? Quel était le sens de telles vies sinon d’alourdir les impôts payés par des citoyens comme lui qui voyaient leur salaire s’évanouir dans l’entretien des fainéants?» (p.42)

 

DÉPART

 

La narratrice finit par quitter Aron pour s’installer dans la luxueuse maison de Roman. Elle vit la passion et la jouissance physique qu’elle n’a jamais connue avec son homme premier. Elle abandonne Aron sans vraiment rompre les ponts. Son mari passe des heures au téléphone pour qu’elle le dirige dans la préparation d’un repas ou encore quand il tente d’utiliser la machine à laver. Elle n’hésitera jamais à se rendre dans son ancien appartement pour remettre les choses à l’endroit. Rapidement, malgré la passion et une existence tout à fait intéressante que Roman lui offre, elle se rend compte qu’elle a besoin des deux, qu’elle ne peut vivre sans l’un et l’autre. Faut-il deux hommes pour faire un être complet? Voilà où le titre de ce roman prend tout son sens.

Quelle belle allégorie de la migration

Si la narratrice est venue au Québec pour se faire une vie différente, elle a également emporté tout un passé et des manières de faire et de dire dans ses bagages. Elle peut se tourner vers sa nouvelle société et tenter d’y faire sa place, mais il y a un héritage qu’elle ne peut oublier ou effacer. 

«Je voulais garder Roman tout en gardant mon mariage, aussi dépourvu de confort qu’il fût. J’avais confiance en notre avenir, même si je ne disposais d’aucune preuve objective réelle. Ce qui m’inquiétait plutôt était l’avenir de ma relation avec Roman. Entre ses coups de fil et la cuisine pour mon mari, je lisais et regardais la télé. C’était bien, c’était assez, mais pour combien de temps?» (p.44)

Les personnages de Felicia Mihali ont souvent une attitude passive face aux difficultés du quotidien. Ils attendent que la vie arrange les choses, en bien ou en mal. C’était particulièrement fort dans Le pays du fromage ou encore dans son magnifique Dina.

Un roman fascinant et déconcertant que La bigame. L’impression d’entendre des propos que jamais personne n’ose dire sur les immigrants, leurs problèmes et leurs manières de composer avec le milieu où ils s’installent. Ça grince souvent et l’écrivaine est sans pitié envers ses concitoyens.

Un retour en Roumanie, pour les funérailles de la mère de la narratrice, donne lieu à des scènes surréalistes. Des moments incroyables qui m’ont abasourdi. Deux mondes qui se heurtent pour le meilleur et le pire. C’est hallucinant, dérangeant et absurde. Une confrontation de la tradition et du présent qui laisse la fille muette. Elle est devenue une étrangère dans son pays, une migrante de l’intérieur.

Un roman fort, passionnant, que tous les intervenants qui déblatèrent au sujet de l’immigration et qui en font souvent une simple question mathématique devraient méditer. Ça bouscule et change complètement notre regard. Monsieur Legault, notre premier ministre, lit tous les soirs pour oublier les aspérités de la politique, dit-on. Il devrait parcourir l’œuvre de madame Mihali. L’écrivaine devrait lui envoyer un exemplaire. Ça lui ferait voir une autre réalité.

Felicia Mihali est formidable dans ce roman et elle m’a encore surpris et ravi. Un sujet d’actualité, un regard percutant et unique. 

 

MIHALI FELICIALa bigame, Éditions HASHTAG, Montréal, 148 pages.

https://editionshashtag.com/product/la-bigame/

vendredi 1 juillet 2022

LES ÉCRIVAINS INVISIBLES DU QUÉBEC

Je lis deux à trois livres par semaine, romans, poésie, essai, nouvelles, carnets et journaux d’écrivains. Des publications du Québec la plupart du temps. Je surveille aussi l’espace que l’on consacre aux ouvrages d’ici dans les médias et me dis que quelqu’un qui arrive au Québec, un homme et une femme qui s’intéressent aux émissions et aux cahiers qui abordent «la chose littéraire» doivent s’imaginer qu’il n’y a qu’une poignée d’écrivains et écrivaines dans la Belle Province. Une vingtaine tout au plus qui s’impose, que l’on vénère, que l’on surprend partout et qui raconte les hauts et les bas de leur vie. Pourquoi toujours les mêmes figures et les mêmes livres ?

 

Marie-France Bazzo (je crois tout ce que madame Bazzo affirme) dans son essai Nous méritons mieux, dénonce les travers et les habitudes de la télévision et de la radio. Elle soutient que certaines vedettes ou personnalités sont cotées. Certains sont étiquetés A, d’autres B et certains, les malheureux, E ou F. Les adoubés ont droit au tapis rouge et à toutes les émissions. Omniprésents, ils apparaissent et disparaissent dans tous les réseaux. Ce sont surtout des comédiens et comédiennes, des chanteurs et des humoristes qui viennent partager leur sagesse et narrer l'épopée de leur vie.

J’ai fait le lien. 

Il y a dans notre grand et petit monde de la fiction, des noms qui monopolisent tous les micros et des «pas cotés» qui sont condamnés au silence et à la rumination même s’ils écrivent des livres remarquables. 

Certains semblent vissés à l’avant de la scène et ne laissent de place à personne. Pourtant, il s’est imprimé 3547 titres littéraires au Québec en 2019. Et ça continue dans ces chiffres-là année après année. Combien de ces auteurs et auteures (je suis allergique au terme autrice) sont connus? À peine un pour cent de ceux et celles qui publient ont droit à l’attention des médias, peuvent raconter leur souffrance et leurs angoisses en trois minutes. Que penser de cette discrimination? Pourquoi s’accrocher à des vedettes et repousser une majorité dans l’ombre?

Bien sûr, les responsables de ces émissions doivent faire des choix. Tous ne peuvent atteindre la gloire et la célébrité. Mais pourquoi faut-il être chanteur, journaliste, comédien et accessoirement auteur pour être invité à Tout le monde en parle où Guy A. Lepage, répète saison après saison, qu’un certain académicien est le plus grand écrivain vivant du Québec? Pourquoi un Gilles Archambault qui continue envers et contre tous, un Victor-Lévy Beaulieu ou un Yves Beauchemin sont maintenant relégués dans l’ombre après avoir marqué notre littérature? Pourquoi la parution des Œuvres complètes de Jacques Poulin n’a fait l’objet d’aucune émission spéciale, n’a pas eu droit à la une du cahier Lire du Devoir?

Âgisme? Indifférence ou ignorance ? Paresse ou malveillance?

Pourquoi si peu de mots pour Andrée-A Michaud, cette enchanteresse, Anne Élaine Cliche, la magicienne, Félicia Mihali, l’exploratrice attentive de nos territoires et Anne Guilbeault, l’audacieuse? Serge Lamothe, Robert Maltais, Mathieu Simard et Jocelyne Saucier, l’admirable Jocelyne, doivent se contenter des coulisses. La liste de ces oubliés pourrait prendre des proportions vertigineuses. 

Qui s’attarde à ce marginal qu’est André Pronovost? Qui ose aborder ses livres iconoclastes, souvent insolites et déroutants. Trop vieux pour la télé et la radio? Peut-être que la couleur de ses yeux ne va pas avec le décor ou le rouge à lèvres de l’animatrice. Qui parle de Donald Alarie, ce formidable prosateur, Pierre Châtillon, l’étonnant, Alain Gagnon, l’étrange, Nicole Houde et la fascinante Monique Proulx qui devrait être partout avec son roman Enlève la nuit. Va-t-elle enfin remporter un prix littéraire? Même Sergio Kokis, le malcommode, doit lever la main pour avoir un peu d’attention de nos jours. Que dire d’Audrée Wilhelmy qui se démarque et se moque des sentiers battusBlanc Résine est un bijou que l’on a malmené dans Le Devoir. Un ouvrage exceptionnel. C’est à n’y rien comprendre. «Dans l’épais silence des fleurs mortes, il baise et mes lèvres du haut et mes lèvres du bas. Je mords ses pâleurs glabres, lui me goûte du cou aux nymphes et encore à l’envers.»  (Blanc Résine, Audrey Wilhelmy)    

Une langue unique et hallucinante que la France vient de reconnaître en lui attribuant le prix Ouest France

Un roman tout à fait rare. 

Je souffre pour ces écrivaines et ces écrivains qui réussissent à publier de peine et de misère en rêvant de voir un petit rayon de soleil se poser sur leur ouvrage. Tous ceux qui croisent les doigts dans une indifférence qui étouffe et désespère?

Guy Lalancette et ses histoires fabuleuses. Un monde à lui seul et une prose inaccoutumée. Un voyageur solitaire qui secoue son lointain pays de Chibougamau avec ses grands rires. Je pense à la courageuse Rita Lapierre-Otis qui a édité un carnet remarquable cette année. Territoires habités, territoires imaginés est un trésor de sensibilité et de résilience. Elle nous apprend à voir et à sentir, à être une conscience dans l’univers. Mais qui va s’attarder à une auteure sans nom et sans visage médiatique?

Certains ont abdiqué. Bertrand Gervais nous a présenté des livres formidables sans jamais vraiment retenir l’attention. 

Le silence tue.

Je m’imagine souvent en train de donner des conseils à un jeune et une jeunette qui pensent s’aventurer dans le monde de l’écriture. 

 

Lettre aux jeunes qui rêvent de devenir visible

 

«D’abord, choisis un métier où tu pourras attirer l’attention. Comédien ou comédienne, journaliste, chanteur, politicien, sportif ou mafioso. Fais tout dans cette discipline pour atteindre la cote A, manie le micro comme un fleuret et inscris-toi à l’école de l’humour pour maîtriser l’art de faire s’esclaffer l’auditoire quand tu ouvres la bouche. Migre en ville et oublie ta région d’origine si éloignée et périphérique.

Ne peaufine pas tes textes, insère de l’anglais ici et là pour donner du “swing” à tes dires, travaille vite entre deux entrevues, ignore la “petite musique qui doit soutenir un récit, cherche ton propos dans les manchettes des journaux et apprend à slamer sur tous les sujets à la mode. Publie trois ou quatre titres par année pour garder l’attention. Avec ton A, on va t’inviter à la Fête nationale où tu n’auras surtout pas besoin d’articuler. Marmonne tes phrases pour faire jeune, bouge frénétiquement, porte une casquette et des pantalons trop larges, hurle, crie, pleure, rebondis comme une balle de tennis frappée par Félix Auger-Aliassime. Répète que tu aimes le Québec, le 23 juin au soir seulement.

Tu seras célèbre, reconnu et louangé. Envié et dénigré aussi. Tu seras une gloire et on te considérera comme le plus grand de tous les temps… pendant une décennie ou presque.»

 

UNE VERSION DE CETTE CHRONIQUE SE RETROUVE DANS LETTRES QUÉBÉCOISES, JUIN 2022, NUMÉRO 185.

 

Poulin Jacques, Œuvres complètes, Montréal, Leméac, 2022.

Wilhelmy Audrée, Blanc Résine, Montréal, Leméac, 2019. 

Pronovost André, Visions de Sharron, Montréal, Leméac, 2021.

 

jeudi 27 mai 2021

LE MONDE PERDU DE SON ÂME

JEAN-FRANÇOIS LÉTOURNEAU est hanté par le Nord dans Le territoire sauvage de l’âme (quel beau titre), les grands espaces, la possibilité peut-être de vivre autrement dans une nature qui n’a pas encore été trop défigurée par les humains. Un lieu qui ne fait pas de quartiers, capricieux, mais qui fascine quand on apprend à composer avec lui. Professeur de français à Kuujjuaq, l’écrivain se retrouve dans un monde inconnu qui constitue pourtant une partie importante du territoire du Québec. Le voilà à s’agiter devant des adolescents qui le regardent comme l’étranger qu’il est, des jeunes dont il n’arrive pas à prononcer le nom et avec qui il doit passer toute une année. Ils ne l’écoutent pas et font tout ce qu’ils veulent. Le nouvel enseignant parle pour se justifier d’être là peut-être, pour se prouver qu’il est vivant.

 

Le contact avec le Nord ne se fait jamais facilement, du moins dans les récits de plus en plus nombreux qui nous plongent dans cet univers rude et fascinant. C’est toujours un incroyable dépaysement. Et il y a cette méfiance des Inuits et la langue. Tous communiquent en anglais et en inuktitut. Beaucoup de publications s’attardent aux étudiants qui apprennent ce qu’ils veulent, ne réagissent pas comme dans le Sud, ayant un rapport avec l’autorité qui étonne. Curieusement, ce sont surtout des professeurs qui écrivent en mettant les pieds dans ce pays dans le pays et qui nous racontent leurs grandes et petites mésaventures. L’année s’annonce longue pour Guillaume. 

 

Les jeunes parlent entre eux, ignorent en riant tout ce que tu leur proposes. Et toi, tu continues d’enseigner dans le vide en regardant les collines rocheuses par la fenêtre. En orbite de la vie dans le Nord, du quotidien de tes élèves, ton esprit vivote quelque part dans le Sud. Mais ton corps, lui, se tient debout, chancelant, devant une classe de l’école Jaanimmarik. Tu en sais tellement moins que tout le monde ici. (p.36)

 

Le nouvel enseignant parcourt le village jusqu’à la frontière, s’attarde devant cet espace qui se répand au-delà du ciel, revient sur ses pas, tourne pour apprivoiser le milieu, bouger et se calmer, faire sien ce village qui semble vouloir le happer.

Ce qui se présentait comme un long calvaire pour Guillaume, une aventure qui s’enfonce dans des ornières connues et souvent décrites, change brusquement lorsqu’il décide de se rendre à l’aréna et de chausser ses patins. On le regarde bizarrement au début, mais quand il saute sur la glace, il est un joueur de hockey et un bon. Il s’intègre rapidement à l’équipe et gagne le respect de ses camarades. Tout bascule, rien ne sera pareil. Tout comme quand Irina, le personnage de Felicia Mihali dans Une nuit d’amour à Iqaluit enseigne le tricot à ses jeunes étudiantes.  

 

ACCEPTATION

 

Le hockey lui permet de devenir quelqu’un dans la vie de la communauté, de se faire des amis et de profiter d’excursions avec eux dans la toundra pour la chasse et la pêche, des fins de semaine sous la tente avec les collègues, au bord de la rivière Koksoak, dans un coin de pays où ils occupent tous les territoires de leurs corps et de leur tête. 

 

Parfois, tu marches dans les rues du village et tu n’en reviens pas d’être encore là, avec tes cheveux longs, ton gros nez et un sens de l’humour de plus en plus affûté. Les études des anthropologues, des ethnologues, des sociologues. Les analyses des psys, des travailleurs sociaux, des éducateurs spécialisés. Les écris romantico-exotiques des poètes, des romanciers et des autres amoureux des grands espaces vierges… Et si l’esprit du Nord n’était que le rire de tes élèves résonnant dans le vide de la toundra? (p.64)

 

Ce qui étonne dans le récit de Jean-François Létourneau, c’est le saut dans le temps. Le lecteur retrouve Guillaume, quelques années plus tard, dans le Sud. Le Nord est décrit par la lorgnette du souvenir, d’histoires qu’il raconte le soir avant le sommeil. Le jeune enseignant s’est marié avec Caroline, une Gaspésienne qui est débarquée à Kuujjuaq, la deuxième année. 

Ce fut l’amour. 

Le couple a des enfants. Guillaume prend une année sabbatique pour s’installer dans un coin isolé, près de la Massawippi, en Estrie où il compte ancrer sa petite famille, leur apprendre la beauté de la nature dans une tente de prospecteur qu’il monte au milieu des arbres. Rapidement, ce refuge devient le centre de l’univers. 

Caroline et Guillaume ont quitté le Nord les larmes aux yeux, avec le sentiment de trahir des amis et les étudiants. Ils l’évoquent souvent. Ce fut une période fabuleuse, le commencement du monde, une initiation et peut-être aussi la fin d’une époque. 

 

NATURE

 

La tente, sous les arbres, devient le lieu rêvé pour les enfants, le temps des histoires, d’imaginer des aventures, de secouer des heures qui resteront marquantes pour les jeunes. Ils adorent se glisser dans les sacs de couchage, vivre la plus belle des complicités autour du petit poêle à bois. C’est l’occasion d’explorer la forêt, d’apprivoiser le ruisseau et les bêtes qui parcourent encore ce coin qui ne résistera pas à l’étalement urbain. La construction d’une autoroute annonce la fin de la solitude. Guillaume le sait, les régions sauvages sont de plus en plus rares et l’humain ne semble avoir qu’un but : faire disparaître ces espaces où la nature fait ce qu’elle doit faire. La vie à la frontière ne durera pas, tout comme le Nord a été bouleversé par l’arrivée des Blancs. Le saccage s’impose autant à Iqaluit qu’à Sherbrooke. Tout ça malgré les appels, les cris et les constats alarmants. Nos gouvernements planifient le désastre et la pollution. 

 

RÉSISTANCE

 

Comment protéger la nature, contrer les gestes qui menacent de tout détruire de notre environnement? Comment dire non au béton et à l’asphalte qui balafrent les pinières où l’automobile doit circuler envers et contre tous? Comment vivre en lien avec la forêt sans dépendre des gadgets électroniques qui hantent nos jours? Comment laisser les arbres, les cours d’eau et les bêtes en paix quand la ville s’étend comme un cancer?

Plus que tout Le territoire sauvage de l’âme est un questionnement sur les lubies des humains et un regard nostalgique sur un monde qui disparaît peu à peu. Le séjour de Guillaume et Caroline dans le Nord se transforme en récit mythique où ils ont connu le bonheur dans un espace étourdissant, fragile aussi, et menacée par les projets des entreprises qui souhaitent y exploiter les mines et le pétrole. 

Jean-François Létourneau lance un appel en évoquant son enfance et son père qui vivait au bout d’un rang. libre. Nous perdons nos racines, l’art de respirer le plus simplement possible dans notre environnement. Le constat est tragique. Tout disparaît comme la tente de prospecteur qui devient la proie des flammes. Le monde sauvage, celui de son âme et de ses ancêtres, n’a plus d’endroits pour s’épanouir.

 

Ses mains tremblent. En haut, Marie-Claire réclame des céréales en criant, son frère court en rond dans le salon et la nargue. Guillaume s’essuie le coin des yeux, remonte avec la boîte, le cordon du cœur traînant dans ses souvenirs. Caroline est penchée sur le journal. Son chum sait à quoi elle pense, à qui elle pense. Il dépose la photo de la tente sur la table. Elle la regarde, sourit. Dehors, les bruants continuent de virevolter dans les cèdres. Il faudrait qu’il neige bientôt, pour recouvrir les restes du désastre. Les enfants n’osent plus regarder par la fenêtre. Ils ne sont pas retournés dans les bois depuis le feu. Ils ont ressorti les tablettes et la PS4. La tente était si belle sous la neige : la toile blanche, le tuyau du poêle, la promesse de l’abri. (p.131)

 

La vie simple et lente n’est-elle qu’une légende que l’on raconte le soir autour d’un feu quand on vit en camping pendant quelques jours? Les humains ont pillé les «territoires sauvages de l’âme», ces lieux où nous pouvions être dans toutes nos dimensions et toutes nos grandeurs.

Un court roman un peu déprimant, mais combien juste! Nous allons tout perdre avec la banquise qui craque, «le Nord qui fond sur le reste du monde» comme l’écrit Létourneau. Un beau récit qui met en contact avec un milieu qui se défait peu à peu. J’ai refermé le livre avec un pincement au cœur, me demandant où était passé ce qui faisait mon bonheur pendant les mois d’été, quand, adolescent, je m’installais avec ma famille dans un camp en bois rond situé dans une forêt de pins gris. J’adorais ces jours sans électricité, sans la douche et salle de bain, le silence des arbres, les bêtes sauvages qui parcouraient les alentours et que nous pouvions admirer. Tout cet espace hanté par les cyprès, les trembles et les bouleaux, les coteaux de fougères sont devenus une bleuetière où pas un ours et un original n’osent s’aventurer. Tout ce que je peux faire maintenant, c’est de recréer ce monde avec mes mots, des phrases et des histoires qui me ramènent encore et toujours au village des commencements, à ces étés magiques au milieu d’une forêt apaisante, avec un grand lac aux eaux limpides où j’ai appris à nager avec les canards. 

C’est ce qu’a fait Jean-François Létourneau avec ce très beau texte qui envoûte malgré sa désespérance et le sentiment d’avoir perdu encore une fois le paradis, son équilibre et sa raison d’être. Vivons-nous pour produire des gadgets inutiles ou pour nous intégrer à la nature qui nous entoure et que nous devons protéger?

 

LÉTOURNEAU JEAN-FRANÇOISLe territoire sauvage de l’âme, Éditions du BORÉAL, 144 pages, 20,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/territoire-sauvage-ame-2781.html 

vendredi 7 mai 2021

REFAIRE SA VIE DANS LE NORD

FELICIA MIHALI EN 2016, dans La bien-aimée de Kandahar, nous offrait une histoire fascinante. Une jeune femme, Irina, se retrouvait à la une d’un magazine connu après sa rencontre avec un photographe. Elle devient la fille la plus sexy pour les militaires canadiens envoyés en Afghanistan. Yannis Alexandridis, en poste à Kandahar, parvient à la rejoindre et amorce alors un échange épistolaire. Elle répond et une histoire semble se dessiner pour l’étudiante en littérature, mais le soldat est tué pendant une patrouille. Nous retrouvons Irina dix ans plus tard, dans Une nuit d’amour à Iqaluit. Elle arrive dans le pays des aurores boréales pour enseigner le français après avoir vécu bien des déceptions. Un monde nouveau s’ouvre à elle dans ce coin du Québec que l’écrivaine a fréquenté avec bonheur dans Le tarot de Cheffersville.


Le Nord devient la destination de bien des éclopés, des blessés de l’âme qui veulent se guérir en s’installant à la frontière. L’espoir de tout recommencer certainement. Des hommes et des femmes qui pensent aux salaires élevés, se refaire une santé financière avant de rentrer au Sud. Des écrivains s’y faufilent pour un temps, traduisant la fascination que ce pays dans le pays exerce sur ceux qui prennent la peine de le visiter. 

Yves Thériault s’y est intéressé en premier avec Agaguk paru en 1958. Il a connu un succès important avec ce récit qui mettait en scène des Inuits. Jean Désy est certainement le plus populaire de ces «drogués du nord» qui oscillent entre le Sud et la toundra où il retourne régulièrement pour y pratiquer la médecine. Ses expériences ont donné de très beaux livres. Je signale Coureur de froid et Rêverie du nord. Paul Bussières, avec Qui donc va consoler Mingo, nous plongeait dans un monde trouble en 1991. La justice ne s’applique pas à Mingo comme à un individu de Montréal. Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel raconte le séjour d’une jeune femme à Salluit. L’écrivaine décrit les grandeurs et les misères de ce coin de pays tout en s’occupant des enfants qui subissent les ravages de l’alcool et des drogues.

Tout est tranché au couteau dans le Nord. En exagérant un peu, on peut affirmer qu’il n’y a que l’été et l’hiver. Un jour de six mois et une nuit pour hiberner et se régénérer. 

 

MUTATION

 

Bien sûr, la vie des Inuits n’est plus ce qu’elle était depuis l’arrivée des Blancs qui sont venus s’occuper de leurs affaires. Les missionnaires d’abord et après les entrepreneurs, des opportunistes souvent qui trouvent dans ces espaces un nouveau Klondike et le moyen de faire de l’argent rapidement. C’est dans ce monde que s’installe Irina après des aventures amoureuses qui ont laissé des traces et déstabilisé la jeune femme. Le Nord pour elle sera une sorte de replis sur soi, un temps pour retrouver son équilibre et peut-être une direction à prendre.

 

Une semaine plus tard, j’allais comprendre qu’à Iqaluit, les chauffeurs de taxi étaient majoritairement des Arabes, les agents de sécurité, des Noirs, les travailleurs de la construction, des Québécois, les gestionnaires, des Blancs de l’Alberta et les employés du gouvernement, des Ontariens. Qu’est-ce qui avait changé depuis le temps des premiers explorateurs? La société était encore organisée selon une vieille hiérarchie qui mettait l’homme blanc au sommet de la pyramide et rendait les gens du lieu invisibles. (p.57)

 

Chacun se tient dans son clan et ne fréquente presque jamais les voisins même si on est confinés dans un espace étroit. 

Si certains sont là pour quelques mois, d’autres s’installent en pensant retourner dans le Sud quand viendra le temps de la retraite. Ils s’adaptent plus ou moins à une petite ville qui recommence tout régulièrement, surtout dans l’enseignement. Un milieu instable et en même temps immuable où les différences sont exacerbées.

Pour Irina, la situation est claire. Elle dépose sa valise dans l’appartement qui lui est attribué pour un an, surveille des voisins qu’elle identifie à l’odeur de leur nourriture, discute un peu avec eux le temps d’une cigarette à la porte de l’immeuble. La jeune femme est méfiante. Elle a des choses à guérir. Surtout qu’un policier rôde autour d’elle et aimerait bien se faufiler dans son quotidien. Elle résiste, mais la nature étant ce qu’elle est, Irina finira par céder aux avances de Liam. 

Le gendarme s’occupe de sa nièce, une élève d’Irina, la petite Eli, une enfant volontaire, sauvage et isolée qui n’en fait qu’à sa tête. Sa vie va prendre bien des directions et connaître des soubresauts malgré cette apparente tranquillité. Des secrets et des vérités étonnent et laissent voir une autre réalité. Et la nature se déchaîne pour le meilleur et le pire, frappe comme un grand fauve qui ne fait jamais de quartier. Chacun doit se situer par rapport à son clan.

 

Lorsque j’ai questionné Brigitte sur l’agent O’Connor et son frère inuit, elle s’est montrée très surprise devant ma curiosité. Elle restait fidèle à la version officielle de l’homme blanc. Pour elle, les Inuits n’étaient que des victimes tragiques et naïves. Sa pitié les dépossédait de leur identité. Sa réponse était prompte et sarcastique, révélant le fait qu’elle ne remettait jamais en question les anciennes idées sur la contribution bénéfique des Blancs dans le Nord. (p.152)

 

Un monde en noir et blanc, avec des hivers et des froids difficiles à imaginer, des gens emprisonnés dans leurs principes, incapables de s’ouvrir à l’autre. Ce fut le drame des explorateurs britanniques qui sont morts dans leur recherche du passage du Nord-ouest. C’est encore la situation de ces arrivants déboussolés. Certains résistent, d’autres abandonnent rapidement, peu se glissent dans la vie des Inuits pour les écouter et les entendre.

 

ATTENTE

 

Irina fait son temps, peu curieuse des autres et des manières de vivre dans ce nouveau pays. Elle tourne entre l’école et son appartement, le magasin et une nature qui subjugue un Jean Désy et qui la laisse assez indifférente. Elle ne profite pas de la liberté qu’on trouve dans ces territoires immenses qui émerveillent et peuvent devenir le théâtre d’une mutation intérieure. 

Dans le Nord, si les gens ne parlent pas beaucoup entre eux, ils savent tout. Les aventures amoureuses sont rapidement connues et Irina est perturbée, mal dans le regard de ses proches. Des surprises aussi. Liam était le compagnon du militaire avec qui elle a correspondu. Il a tout de suite reconnu la «fille de Kandahar» même s’il n’en a rien dit. 

Dans les romans de Felicia Mihali, les personnages féminins sont souvent en attente et réagissent quand elles ne peuvent plus faire autrement. Irina vit son quotidien, une aventure qui ne semble guère la toucher. Ça ressemble à une forme d’hibernation. 

Des collègues s’imposent. Brigitte et Ana prônent des approches pédagogiques étonnantes. Toutes les belles théories de l’enseignement ne tiennent guère dans une classe à Iqaluit, devant des enfants qui ne comprennent pas l’autorité et les propos des professeurs qui viennent tous du Sud.

 

FOISONNEMENT

 

Felicia Mihali effleure une pléthore de sujets dans ce roman. La paternité et la maternité vue différemment par les Inuits, leur sexualité plus libre et permissive. Les bouleversements qu’ont apportés les Blancs dans la vie de ces nomades, la perte de sens, de références et les nouvelles dépendances. L’alcool et les drogues y font des ravages avec un taux de suicide fort élevé. Il y a aussi ces arrivants qui font tout pour dissimuler leur origine et qui, quand la maladie frappe, retournent dans leur enfance. De belles pages sur la migration et l’adaptation. 

La difficulté de se faire confiance, l’hiver qui oblige à devenir introspectif et méditatif, les maisons mal conçues pour ce climat extrême, les problèmes de langue, l’influence des médias, surtout la télévision, la perte de soi et de références.

Certains basculent dans les excès et le désœuvrement. Des enseignants démissionnent, incapables de faire face à leurs étudiants. Quoi dire à ces jeunes qui vivent une réalité si différente? Irina fera un malheur en apprenant le tricot à ses enfants. 

La vie communautaire, très forte chez les Inuits et l’individualisme si précieux des arrivants se confrontent. Tout cela en nous rappelant les drames des explorateurs britanniques, ces entêtés qui cherchaient le passage du nord-ouest et qui sont morts pendant les froids et les vents polaires. À l’image de ces gens qui refusent de s’intégrer à la population et qui imposent des manières un peu loufoques. 

Un roman fascinant par ses dimensions. Irina et Liam vivent une passion toute de retenue, de silence pendant cette longue nuit de six mois qui transformera la jeune femme. Felicia Mihali se montre une fois de plus une sacrée conteuse qui sait multiplier les rebondissements, nous ancrer dans le temps et l’espace, nous pousser dans une réalité qui déstabilise et étonne.

 

MIHALI FELICIAUne nuit d’amour à Iqaluit, Éditions HASHTAG, 392 pages, 26,00 $.

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mardi 31 décembre 2019

UN CRI D’ALARME INSOUTENABLE

FELICIA MIHALI POURSUIT sa vie d’écrivaine malgré un travail d’éditrice et ne rate pas une occasion de faire des découvertes. Elle m’a surpris avec Le tarot de Cheffersville, un roman inspiré de son séjour dans le Grand Nord québécois où elle a enseigné pendant une saison où le soleil ne se lève plus. J’avoue avoir été déstabilisé par cette narration où la réalité la plus crue, les légendes et les personnages de fiction se côtoient. Un monde où les mythes se faufilent dans le quotidien des jeunes autochtones qui n’arrivent plus à terminer leurs études secondaires. Tous se perdent dans les turpitudes de leur existence, des obsessions et des songes où ils s’enfoncent dans les pires excès. C’est peut-être le début de la fin pour ce pays incroyable que l’on commence à mieux cerner grâce à la littérature, là où la vie et le rêve se lovent dans des jours inextricables.

Augusta, un personnage de Sweet, Sweet China paru en 2007, nous entraîne dans le Nord. Cette femme, j’ai eu le bonheur de la suivre lors de son séjour en Chine, un roman qui mélangeait la réalité et les fantasmes. Il semble que pour Felicia Mihali, l’exil et la plongée dans une autre culture soient un terreau où toutes les dimensions de la connaissance et de l’imaginaire se bousculent.
Augusta, toujours à la recherche de ses points d’ancrage, débarque comme enseignante dans le Nord-du-Québec, à Cheffesville. Pas besoin de chercher longtemps pour comprendre qu’il s’agit de cette ville minière qui se présentait comme le futur du Nord, une ville abandonnée en 1982 par presque tous ses résidents, faute de travail. Il semble y avoir un regain d’espoir depuis 2011 avec de nouvelles entreprises qui s’intéressent aux richesses de ce coin du Québec.
L’émouvante chanson de Michel Rivard me revient en tête. Elle décrit parfaitement bien le drame de ces hommes et de ces femmes forcés de partir vers le Sud. Tous sont des réfugiés, des déracinés qui perdent leurs points d’ancrage et resteront des immigrés dans les grandes villes.

Parmi eux se trouve Augusta, une figure familière pour certains. Pour d’autres, elle n’est qu’un personnage quelconque qui démarre difficilement son histoire. Dans la jeune quarantaine, cette femme est toujours plongée dans une quête identitaire. Voilà pourquoi elle atterrit aujourd’hui dans le subarctique québécois, au beau milieu de la taïga. Sa déesse protectrice l’a abandonnée à Sept-Îles, alors qu’elle s’est embarquée dans le petit appareil d’Air Inuit. À partir d’ici, Augusta s’apprête à entrer dans la Terre des Hommes, de Dieu le père. Elle a renoncé à la compagnie rassurante de Sakiné pour se fier à Tshakapesh, cet ancêtre innu, espiègle et misogyne. (p.22)

Des autochtones s’y sont réfugiés, tentant de s’accrocher à une vie mouvante et de trouver une direction à leur existence. La même quête qui hante Augusta depuis des années, le propre de la plupart des enseignants de ce curieux roman qui oscille entre la réalité la plus rude et la fuite dans les fantasmes, les légendes ou les effluves de l’alcool et des drogues.
Tous les pédagogues sont des Blancs instables qui croient trouver dans ce pays tout neuf l’occasion de se refaire une santé mentale et physique. Tous sont perçus comme des envahisseurs par les Autochtones, ce qu’ils sont avec leur approche, les valeurs qu’ils transportent dans leurs valises et qu’ils tentent plus ou moins d’imposer aux Innus. Pour une rare fois dans ce genre de récit, j’en ai lu plusieurs jusqu’à maintenant, les jeunes refusent ce colonialisme et rejettent tout aveuglément. Les étudiants arrivent à l’école, quand ils viennent, dans des états souvent pitoyables. Le mur de Cheffersville est bien là pour ces professeurs qui sont ignorés par la direction qui ne sait comment intervenir. Plusieurs ne peuvent affronter cette réalité et abandonnent.

La communauté tient l’école en très mauvaise estime, ce qui explique le comportement des enfants. Cette institution conçue selon le modèle des Blancs les rend irascibles, voire agressifs. Des enseignants autochtones feraient sans doute un meilleur travail auprès d’eux, sauf que la jeunesse des réserves ne réussit pas à finir le secondaire. Des éducateurs issus du même milieu sauraient leur parler un langage qu’ils comprennent. Face à des enseignants venus d’ailleurs, les élèves se vengent du chagrin qu’éprouvaient leurs parents lorsque les mines étaient encore ouvertes et qu’ils se faisaient humilier à l’école par les enfants des boss blancs. (p.117)

Ce rejet total contribue encore plus à garder les Innus dans leur isolement, la négation de leur être. Jamais je n’ai lu dans un roman du Nord, cette désespérance, ce refus de contact avec les Blancs, cette volonté de s’enfoncer dans les fantasmes de la drogue et de l’alcool. Tous piégés par la taïga qui cerne les protagonistes. Felicia Mihali emprunte des sentiers que peu d’écrivains ont parcourus jusqu’à maintenant.

CARTES DU TAROT

En plus de flirter avec les mythes et de s’enfoncer dans une réalité intolérable, ce « documentaire-fiction » est parsemé par quelques figures du Tarot, ce jeu aux propriétés divinatoires. Je m’avance un peu là, parce que je ne suis nullement un connaisseur, étant même tout à fait allergique aux cartes. Ça donne un aspect ésotérique au récit, permettant l’arrivée des tziganes qui s’acoquinent avec Tshakapesh, le chasseur emblématique des Innus, le fondateur de l’univers, tout comme certains personnages des romans antérieurs de Felicia Mihali qui reprennent pour ainsi dire du service. Vraiment étonnant. Comme si tous ces héros avaient suivi l’écrivaine pour s’installer dans ce monde de lumière et de ténèbres, de légendes et de rêves où tout devient possible.

Le rayon de soleil de ses jours était Dina, qui traversait le pont vers son travail sur le bord serbe du fleuve. La petite coiffeuse roumaine cherchait toujours à passer la douane en son absence pour échapper aux fouilles corporelles. Cela n’arrivait pas souvent, car Dragan se trouvait toujours dans sa guérite lorsque Dina se dépêchait vers le salon de coiffure de Radka. Et le douanier tenait à être là pour lui rappeler qu’elle était, elle aussi, une profiteuse de guerre, qu’elle prenait l’argent de se concitoyennes en échange de coiffures farfelues. Elle aussi spéculait sur la pénurie de main-d’œuvre causée par la guerre civile qui avait déchiré son pays en morceaux. (p.214)

Folle rencontre des tziganes, de certains héros roumains, de jeunes prostituées, de Paris le brigand légendaire. Tous autour de Tshakapesh dans un rêve du monde et d’une existence autre, s’inventant et se donnant une histoire qui s’épuise aussi rapidement que la neige quand le vent râpe la toundra, quand une carte du Tarot s’abat et sème la confusion dans la réalité.

DÉROUTANT

J’aime ces romans baroques où le réel et l’imaginaire se mélangent, ces fictions qui témoignent de la vie des Innus ou des Inuit du Nord qui ne savent plus à quoi s’accrocher. Ces peuples ont perdu leur âme (on pourrait en dire autant des Québécois francophones du Sud) et ils cherchent par tous les moyens de trouver une raison d’être en brandissant le refus, une rébellion suicidaire.
La réalité des professeurs cohabite avec un monde magique où les motoneiges survolent la taïga, où les chevaux traversent le ciel à la vitesse des satellites. Univers de fantasmes qui bouscule ces enseignants qui tentent de survivre, n’arrivent pas à fuir leurs lubies et qui se heurtent à une tâche terriblement cruelle. Felicia Mihali, en faisant appel à plusieurs de ses personnages, démontre que tout se mélange quand son être se délite et est en manque de balises. Nous sommes tous les héritiers d’un passé et d’une culture, tributaires de nos parents et de nos proches, de notre lieu de naissance et des principes que nous avons intégrés ou rejetés pour nous imposer dans la vie.

Tshakapesh la laisse faire ; lorsqu’elle finit, il lui touche légèrement une tresse, le seul geste qu’il sache faire en guise d’adieux. Cerise lui sourit, compréhensive et, avant de monter la dernière marche du traîneau, elle lui tend une dernière carte. Les étalons célestes hésitent encore un moment avant de se mettre en marche, le temps que Cerise dise au vieux chasseur d’en faire lui-même la lecture. (p.235)

Un roman qui amalgame bien le terrible réel et l’imaginaire, nous laisse devant un mur que les Inuit ou les Innus parviendront difficilement à abattre. Le rêve peut permettre de retrouver un certain équilibre, de se réconcilier avec des ancêtres et la vie de maintenant, mais il peut aussi être une forme d’abandon, pire, un suicide.
Le tarot de Cherffersville est un cri terrible, un appel peut-être pour ces filles et ces garçons qui se perdent dans ce magnifique pays du Nord, s’enfoncent dans une révolte sans fin et s’égarent dans les mirages des drogues et de l’alcool. Tout comme les errants qui traversent les oeuvres de Felicia Mihali tentent de trouver une vie qui leur glisse constamment entre les doigts. L’avenir est fait de beaucoup d’arrêts et d’hésitations, de réconciliation avec ses mythes personnels et ceux de son peuple, d’acceptation du rêve et de la dureté quotidienne, des légendes et de la fiction.
Un roman qui montre notre impuissance devant la réalité du Nord que Felicia Mihali secoue comme des drapeaux rouges que l’on agite devant le danger.


MIHALI FELICIA ; LE TAROT DE CHEFFERSVILLE, ÉDITIONS HASHTAG, 248 pages, 26,00 $.

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