Messages triés par pertinence pour la requête mihali. Trier par date Afficher tous les messages
Messages triés par pertinence pour la requête mihali. Trier par date Afficher tous les messages

mercredi 14 décembre 2011

Felicia Mihali joue avec plusieurs mythes

Felicia Mihali n’hésite jamais à secouer certains mythes et légendes. Cette fascination lui permet de donner un second souffle à des archétypes et de les actualiser tout en laissant les coudées franches à sa fantaisie et son imaginaire.
Elle l’a déjà fait dans «La reine et le soldat», un roman qui m’a entraîné dans des pays lointains et singuliers.
Cette fois, elle s’inspire des Sabines qui ont été enlevées par les fondateurs de la Rome antique et des Danaïdes qui ont égorgé leurs maris le soir de leurs noces. Ces femmes ont été condamnées à vivre dans les enfers et à remplir un tonneau sans fond.
Les Slavines sont kidnappées lors d’une fête où l’on boit et mange plus qu’il ne faut et ramenées dans un village voisin.
«Passé minuit, au signal imperceptible de leur chef, les Comans avaient enlevé les Slavines. Personne n’avait remarqué leurs regards insistants sur les filles de leurs invités, tout au long de la soirée. Sous prétexte de remplir leurs verres, les jeunes hommes avaient tourné autour des tables pour évaluer des yeux leurs cheveux, leurs seins, leurs cuisses, leurs pieds, leurs dents. L’odeur du corps mâle aurait dû trahir le rut qui excitait leurs sens, mais les jeunes Slavines, pas plus que leurs familles, n’avaient rien compris de ce qui se tramait.» (p.12)
Curieusement, aucune riposte des familles, d’attaques pour venger l’affront. Les jeunes mâles se partagent les femmes comme un butin de guerre. Elles deviendront des mères et des épouses.
«Des vingt familles slavines invitées à la fête des Moutons, deux n’étaient pas venues accompagnées de leurs filles, pour des raisons inconnues. Cependant, à part Kostine, qui avait perdu de vue la femme désirée, et Veres, qui avait enlevé une enfant, au cours des jours qui suivirent, seize Comans épousèrent seize Slavines.» (p.27)
Ce pauvre Kostine devra errer une grande partie de sa vie pour retrouver Sabina, l’élue de son cœur, celle qui a su échapper à l’enlèvement.

La paix

Les jeunes femmes protestent au début, mais elles semblent s’intégrer rapidement à la communauté. Elles gagnent la confiance de tous et occupent des postes importants dans le village, dirigent un commerce, gardent les moutons, ce qui ne s’était jamais vu. La sorcière pousse très loin son pouvoir et ses connaissances.
Peu à peu, les hommes qui ont marié ces Slavines connaissent des morts violentes. Est-ce le malheur, une malédiction? Ce serait trop simple même si je n’y ai pas trop fait attention au début.
Pendant ce temps, Kostine parti dans le village voisin pour retrouver celle qu’il ne peut oublier, est pris dans une rafle de l’armée. Il devra faire la guerre contre les Asiatiques, apprendre à survivre. Il parcourt le monde et fait d’étranges rencontres. Un monde connu et aussi un univers imaginaire où tout est harmonie et bonheur. Il parviendra à rentrer chez-lui après bien des pérégrinations.

Le don de Felicia

Au-delà de l’histoire, ce qui importe dans «L’enlèvement de Sabina», c’est l’incroyable faculté de Felicia Mihali à décrire les usages, les coutumes alimentaires, les fêtes et les rituels. Elle connaît nombre de recettes, de potions, d’herbes qui guérissent et permettent d’éloigner le malheur.
«Il y avait du bon pain de blé et de seigle fraîchement sorti du four, du fromage gardé dans l’huile avec du basilic, des oignions marinés, des petits pois au fenouil, des haricots à la nuque de porc, du lard à l’ail, des saucissons frais, de la choucroute, des galettes au fromage doux assaisonné de raisins secs, des tranches de pommes, du sirop de sureau, de la citrouille cuite, des prunes en compote, le tout arrosé du meilleur vin, dérobé des réserves de leurs maris.» (p.165)
Ce qui pourrait rebuter plusieurs lecteurs est un délice pour moi. J’adore quand elle prend la peine de s’attarder aux rites funéraires ou encore à un événement important de la vie du village. C’est tout simplement fascinant.
Du meilleur Felicia Mihali où la puissante conteuse n’hésite jamais à mélanger le quotidien et le merveilleux. Des odeurs, des arômes et des couleurs qui étourdissent.

«L’enlèvement de Sabina» de Felicia Mihali est paru aux Éditions XYZ.

dimanche 16 novembre 2008

Felicia Mihali renoue avec la Roumanie

Dina attire les regards de Dragan, un douanier serbe particulièrement zélé qui traque tous les trafiquants. Une étrange relation s’installe entre eux, un amour fait de haine et de passion, de résistance et d’agressions. Elle devient le symbole de la Roumanie qui se fait humilier par l’envahisseur. Un univers de violence, de rage et de haine qui se traduit dans un affrontement quotidien qui ne connaît de trêves que dans la fusion des corps.

La Roumanie a vécu le communisme à la Ceausescu, un régime totalitaire particulièrement archaïque et sauvage. La fin de cette dictature a laissé le pays en ruine. Les gens vivent au jour le jour, deviennent trafiquants pour survivre, bradent tout pour quelques sous. Les campagnes sont désertées, les terres abandonnées et le marché noir est la seule activité possible. L’anarchie règne en maître. Le pire peut-être, ce sont les affrontements quotidiens entre Serbes et Roumains, cette haine raciale que rien ne semble vouloir éradiquer.
Avec «Dina» nous effleurons le meilleur de Felicia Mihali. Nous retrouvons la magie du «Pays du fromage», son premier roman, la même force d’évocation, un drame et un suspense qui emportent chacune des pages. Des portraits saisissants de femmes qui vivent les pires outrages depuis des siècles, trouvent des trésors d’imagination pour survivre. Elles sont déboussolées dans cette société qui a oublié ses références.
«Une fois libérées de la tutelle de leur mari ou de leur belle-mère, les vieilles femmes se consacrent finalement à une vie d’oisiveté ou d’ivrognerie. Les voisines que je connaissais, surchargées de tâches, sont devenues maintenant des clientes fidèles de la taverne du village. On ne les voit plus porter de lourds fardeaux sur leur dos, on ne les entend pas puiser de l’eau, courir après une poule ou crier après un mouton. Elles ne veulent plus peiner, même au risque de ne pas se nourrir. Le cycle de leur vie a ralenti, leurs membres sont fatigués, leur énergie nourricière s’est tarie, leur instinct maternel est entré en hibernation ou s’est reconverti en égoïsme et en indifférence.» (p.34)

Un récit

«Dina» pourrait être un récit tellement la voix de la narratrice se rapproche de l’écrivaine. Sans être un familier de Mihali, on peut reconnaître des éléments de sa trajectoire, son installation à Montréal, son refus de retourner au pays malgré la nostalgie qui rejoint ceux et celles qui décident de quitter parents et amis pour s’inventer un rêve.
La Montréalaise par choix garde contact avec son pays d’origine, téléphone à ses parents de temps en temps. Elle n’arrive plus à parler avec un père qui n’est que l’ombre de lui-même. Sa mère, après une vie de sacrifices et de dévouement, bascule dans l’alcool pour fuir la réalité devenue impossible.
Lors d’une conversation, la narratrice apprend la mort de sa cousine Dina. Elles avaient le même âge, partagé leur adolescence et de grands bouts de leur vie de jeunes femmes. Elle a été assassinée, semble-t-il. Une mort qui fait ressurgir une partie de l’enfance de la narratrice.

Figure emblématique

L’écrivaine insiste peut-être un peu trop pour montrer que Dina est la figure emblématique des Roumains qui courbent le dos devant l’oppresseur. C’est la seule fausse note de ce roman magnifique. Un portrait de la Roumanie particulièrement troublant qui ne sait plus à quoi s’accrocher pour survivre et qui affronte le mépris, la violence des vainqueurs. Dina ne peut triompher dans un combat inégal. Il reste la fuite, l’exil pour se refaire une vie. C’est ce que la narratrice a choisi.
«Dina a alors fait ce que les petites nations font devant la pression des plus grandes: elle a cédé. Elle est montée dans l’auto, convaincue que ce n’était pas la fin mais pas le début non plus. Dans son âme logeaient depuis longtemps l’humiliation, la rage de ne pas pouvoir se défendre, de dépendre toujours de la bonne volonté et des intérêts des autres. Dragan allait lui-même décider de son sort. Pour s’y opposer ? Elle n’aurait pas pu le faire encore longtemps de toute façon. Pourquoi fuir, lorsque la volonté des plus forts vous suit partout?» (p.125)

«Dina» de Felicia Mihali est publié chez XYZ Éditeur.

vendredi 7 mai 2021

REFAIRE SA VIE DANS LE NORD

FELICIA MIHALI EN 2016, dans La bien-aimée de Kandahar, nous offrait une histoire fascinante. Une jeune femme, Irina, se retrouvait à la une d’un magazine connu après sa rencontre avec un photographe. Elle devient la fille la plus sexy pour les militaires canadiens envoyés en Afghanistan. Yannis Alexandridis, en poste à Kandahar, parvient à la rejoindre et amorce alors un échange épistolaire. Elle répond et une histoire semble se dessiner pour l’étudiante en littérature, mais le soldat est tué pendant une patrouille. Nous retrouvons Irina dix ans plus tard, dans Une nuit d’amour à Iqaluit. Elle arrive dans le pays des aurores boréales pour enseigner le français après avoir vécu bien des déceptions. Un monde nouveau s’ouvre à elle dans ce coin du Québec que l’écrivaine a fréquenté avec bonheur dans Le tarot de Cheffersville.


Le Nord devient la destination de bien des éclopés, des blessés de l’âme qui veulent se guérir en s’installant à la frontière. L’espoir de tout recommencer certainement. Des hommes et des femmes qui pensent aux salaires élevés, se refaire une santé financière avant de rentrer au Sud. Des écrivains s’y faufilent pour un temps, traduisant la fascination que ce pays dans le pays exerce sur ceux qui prennent la peine de le visiter. 

Yves Thériault s’y est intéressé en premier avec Agaguk paru en 1958. Il a connu un succès important avec ce récit qui mettait en scène des Inuits. Jean Désy est certainement le plus populaire de ces «drogués du nord» qui oscillent entre le Sud et la toundra où il retourne régulièrement pour y pratiquer la médecine. Ses expériences ont donné de très beaux livres. Je signale Coureur de froid et Rêverie du nord. Paul Bussières, avec Qui donc va consoler Mingo, nous plongeait dans un monde trouble en 1991. La justice ne s’applique pas à Mingo comme à un individu de Montréal. Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel raconte le séjour d’une jeune femme à Salluit. L’écrivaine décrit les grandeurs et les misères de ce coin de pays tout en s’occupant des enfants qui subissent les ravages de l’alcool et des drogues.

Tout est tranché au couteau dans le Nord. En exagérant un peu, on peut affirmer qu’il n’y a que l’été et l’hiver. Un jour de six mois et une nuit pour hiberner et se régénérer. 

 

MUTATION

 

Bien sûr, la vie des Inuits n’est plus ce qu’elle était depuis l’arrivée des Blancs qui sont venus s’occuper de leurs affaires. Les missionnaires d’abord et après les entrepreneurs, des opportunistes souvent qui trouvent dans ces espaces un nouveau Klondike et le moyen de faire de l’argent rapidement. C’est dans ce monde que s’installe Irina après des aventures amoureuses qui ont laissé des traces et déstabilisé la jeune femme. Le Nord pour elle sera une sorte de replis sur soi, un temps pour retrouver son équilibre et peut-être une direction à prendre.

 

Une semaine plus tard, j’allais comprendre qu’à Iqaluit, les chauffeurs de taxi étaient majoritairement des Arabes, les agents de sécurité, des Noirs, les travailleurs de la construction, des Québécois, les gestionnaires, des Blancs de l’Alberta et les employés du gouvernement, des Ontariens. Qu’est-ce qui avait changé depuis le temps des premiers explorateurs? La société était encore organisée selon une vieille hiérarchie qui mettait l’homme blanc au sommet de la pyramide et rendait les gens du lieu invisibles. (p.57)

 

Chacun se tient dans son clan et ne fréquente presque jamais les voisins même si on est confinés dans un espace étroit. 

Si certains sont là pour quelques mois, d’autres s’installent en pensant retourner dans le Sud quand viendra le temps de la retraite. Ils s’adaptent plus ou moins à une petite ville qui recommence tout régulièrement, surtout dans l’enseignement. Un milieu instable et en même temps immuable où les différences sont exacerbées.

Pour Irina, la situation est claire. Elle dépose sa valise dans l’appartement qui lui est attribué pour un an, surveille des voisins qu’elle identifie à l’odeur de leur nourriture, discute un peu avec eux le temps d’une cigarette à la porte de l’immeuble. La jeune femme est méfiante. Elle a des choses à guérir. Surtout qu’un policier rôde autour d’elle et aimerait bien se faufiler dans son quotidien. Elle résiste, mais la nature étant ce qu’elle est, Irina finira par céder aux avances de Liam. 

Le gendarme s’occupe de sa nièce, une élève d’Irina, la petite Eli, une enfant volontaire, sauvage et isolée qui n’en fait qu’à sa tête. Sa vie va prendre bien des directions et connaître des soubresauts malgré cette apparente tranquillité. Des secrets et des vérités étonnent et laissent voir une autre réalité. Et la nature se déchaîne pour le meilleur et le pire, frappe comme un grand fauve qui ne fait jamais de quartier. Chacun doit se situer par rapport à son clan.

 

Lorsque j’ai questionné Brigitte sur l’agent O’Connor et son frère inuit, elle s’est montrée très surprise devant ma curiosité. Elle restait fidèle à la version officielle de l’homme blanc. Pour elle, les Inuits n’étaient que des victimes tragiques et naïves. Sa pitié les dépossédait de leur identité. Sa réponse était prompte et sarcastique, révélant le fait qu’elle ne remettait jamais en question les anciennes idées sur la contribution bénéfique des Blancs dans le Nord. (p.152)

 

Un monde en noir et blanc, avec des hivers et des froids difficiles à imaginer, des gens emprisonnés dans leurs principes, incapables de s’ouvrir à l’autre. Ce fut le drame des explorateurs britanniques qui sont morts dans leur recherche du passage du Nord-ouest. C’est encore la situation de ces arrivants déboussolés. Certains résistent, d’autres abandonnent rapidement, peu se glissent dans la vie des Inuits pour les écouter et les entendre.

 

ATTENTE

 

Irina fait son temps, peu curieuse des autres et des manières de vivre dans ce nouveau pays. Elle tourne entre l’école et son appartement, le magasin et une nature qui subjugue un Jean Désy et qui la laisse assez indifférente. Elle ne profite pas de la liberté qu’on trouve dans ces territoires immenses qui émerveillent et peuvent devenir le théâtre d’une mutation intérieure. 

Dans le Nord, si les gens ne parlent pas beaucoup entre eux, ils savent tout. Les aventures amoureuses sont rapidement connues et Irina est perturbée, mal dans le regard de ses proches. Des surprises aussi. Liam était le compagnon du militaire avec qui elle a correspondu. Il a tout de suite reconnu la «fille de Kandahar» même s’il n’en a rien dit. 

Dans les romans de Felicia Mihali, les personnages féminins sont souvent en attente et réagissent quand elles ne peuvent plus faire autrement. Irina vit son quotidien, une aventure qui ne semble guère la toucher. Ça ressemble à une forme d’hibernation. 

Des collègues s’imposent. Brigitte et Ana prônent des approches pédagogiques étonnantes. Toutes les belles théories de l’enseignement ne tiennent guère dans une classe à Iqaluit, devant des enfants qui ne comprennent pas l’autorité et les propos des professeurs qui viennent tous du Sud.

 

FOISONNEMENT

 

Felicia Mihali effleure une pléthore de sujets dans ce roman. La paternité et la maternité vue différemment par les Inuits, leur sexualité plus libre et permissive. Les bouleversements qu’ont apportés les Blancs dans la vie de ces nomades, la perte de sens, de références et les nouvelles dépendances. L’alcool et les drogues y font des ravages avec un taux de suicide fort élevé. Il y a aussi ces arrivants qui font tout pour dissimuler leur origine et qui, quand la maladie frappe, retournent dans leur enfance. De belles pages sur la migration et l’adaptation. 

La difficulté de se faire confiance, l’hiver qui oblige à devenir introspectif et méditatif, les maisons mal conçues pour ce climat extrême, les problèmes de langue, l’influence des médias, surtout la télévision, la perte de soi et de références.

Certains basculent dans les excès et le désœuvrement. Des enseignants démissionnent, incapables de faire face à leurs étudiants. Quoi dire à ces jeunes qui vivent une réalité si différente? Irina fera un malheur en apprenant le tricot à ses enfants. 

La vie communautaire, très forte chez les Inuits et l’individualisme si précieux des arrivants se confrontent. Tout cela en nous rappelant les drames des explorateurs britanniques, ces entêtés qui cherchaient le passage du nord-ouest et qui sont morts pendant les froids et les vents polaires. À l’image de ces gens qui refusent de s’intégrer à la population et qui imposent des manières un peu loufoques. 

Un roman fascinant par ses dimensions. Irina et Liam vivent une passion toute de retenue, de silence pendant cette longue nuit de six mois qui transformera la jeune femme. Felicia Mihali se montre une fois de plus une sacrée conteuse qui sait multiplier les rebondissements, nous ancrer dans le temps et l’espace, nous pousser dans une réalité qui déstabilise et étonne.

 

MIHALI FELICIAUne nuit d’amour à Iqaluit, Éditions HASHTAG, 392 pages, 26,00 $.

https://editionshashtag.com/product/une-nuit-damour-a-iqaluit/

jeudi 31 janvier 2008

La Chine demeure une planète étrange

La Chine fascine depuis toujours. Un milliard de citoyens et plus qui vivent en marge du temps. Depuis quelques années, l’essor économique de la «nouvelle Chine» fait saliver les Occidentaux. Nos premiers ministres se transforment en commis voyageurs et partent en mission pour signer plein de contrats et d’ententes. Le Québec a fait cet exercice à plusieurs reprises.
Régulièrement, les médias annoncent aussi le congédiement de milliers de travailleurs. Raison: la production sera faite en Chine. Tout un secteur d’activités glisse imperceptiblement vers l’Asie, faisant revivre le mythe de la Conquête de l’Ouest de l’autre côté du Pacifique.
Felicia Mihali, romancière et journaliste d’origine roumaine, a enseigné le français à Beijing, à des Chinois qui voulaient immigrer au Canada. Elle raconte son périple dans «Sweet Sweet China», une forme de récit qui nous plonge dans l’univers de cette écrivaine originale.

Choc culturel

On ne débarque pas en Chine sans subir un choc. La langue bien sûr et cette écriture qui tient des arts visuels. Le dépaysement est total.
«Le premier contact avec cette ville est un heurt contre un mur de silence. Les gens ne me voient pas, et s’ils m’aperçoivent, je ne suis que l’étrangère dont ils n’ont pas besoin. Le sourire que j’adresse gracieusement à tout le monde est sans effet. Les Chinois sont sombres et indifférents.» (p.20)
«La chose la plus délicate de la cohabitation humaine, dit Augusta dans son cahier, est de t’asseoir devant ton semblable et de ne pas comprendre sa langue en sachant qu’il parle des mêmes choses que toi.» (p.96)
Malgré toute sa bonne volonté, Augusta communique peu avec ses étudiants qui se morfondent dans les méandres de la langue française.
«Elle se charge, avec enthousiasme, de refaçonner leurs cordes vocales, de leur faire distinguer le d du t et le p du b, de répéter à l’infini les verbes être et avoir, de corriger mille fois la prononciation de Je m’appelle, qu’ils prononcent invariablement Ze m’abel. Elle doit vaincre l’opposition de leur esprit logique, pour lequel le féminin et le masculin, le singulier et le pluriel n’ont aucune raison valable d’être séparés. À l’origine du monde, leurs ancêtres ont mis le Un qui se divisait en Mille, et le couple Yin-Yang n’a ni queue ni tête, ni commencement ni fin.» (p.33)
L’enseignante comprend vite qu’elle doit répéter une même leçon et préparer ses étudiants à cette entrevue avec un fonctionnaire de l’immigration québécoise qui terrorise tout le monde.

Survivre

Augusta pratique le rêve pour survivre, plonge dans une longue dérive qui n’est pas sans rappeler… le personnage du «Pays du fromage» qui vivait au lit, dans l’indifférence et l’absence pendant que tout s’effritait autour d’elle. Augusta tente d’établir des contacts mais le plus souvent, elle zappe devant la télévision et suit les aventures de Mei, la petite épouse du général Wu qui s’évade dans l’imaginaire et le temps pour échapper à son époux. Une belle manière de découvrir l’histoire de la Chine, les massacres des empereurs et des impératrices qui prenaient le pouvoir dans des violences inouïes.
Nous circulons dans la Chine d’hier et d’aujourd’hui sans vraiment saisir ce peuple dans son intimité. De quoi réfléchir devant les propos de ceux qui montrent la Chine comme le nouveau Klondike.
«Ce récent chapitre de la vie d’Augusta se clôt sur le constat que les différences des races sont trop grandes pour être annihilées. Les langues partageront toujours les êtres humains en des espèces bien différentes et cela peut rester comme ça, car ce n’est pas un idéal de renoncer à ce qu’on connaît le mieux.» (p.324)
Felicia Mihali s’attarde auprès de femmes et d’hommes travailleurs, peu confiants et hésitants, habités par des craintes qu’ils n’arrivent pas à secouer.
«Au bout de quelques jours de répétitions et d’explications, Augusta se sent aussi misérable qu’eux. Ils lui semblent tous si démunis et effrayés qu’ils lui font pitié.» (p.33)
 Un Chinois peut-il quitter «mentalement» son pays ? Ceux qui s’installent à l’étranger y arrivent difficilement même s’ils font tout pour l’oublier. Pensons à Ying Chen, la romancière, qui porte sa nationalité comme une malédiction. «Sweet, Sweet China» confirme que la Chine est une autre planète.

«Sweet, Sweet China» de Felicia Mihali est paru chez XYZ Éditeur. 
http://www.editionsxyz.com/auteur/45.html

jeudi 27 juillet 2006

Daniel Castillo Durante étonne son lecteur

 Le Québec a ouvert les bras aux immigrants qui sont venus enrichir notre littérature. Certains posent un regard original sur notre société et d’autres décrivent des univers insolites qu’ils ancrent dans cette terre où ils ont choisi de vivre.
Plusieurs de ces arrivants sont devenus des figures connues, menant des carrières enviables. Sergio Kokis, Ying Chen, dans ses premiers ouvrages, l’étonnante Félicia Mihali et Dany Laferrière, l’incontournable, sont de cette liste qui peut s’allonger.
Je lis Sergio Kokis depuis «Le pavillon des miroirs», n’arrive pas à trouver en David Homel tout le talent qu’on lui prête. Ying Chen, après des débuts éclatants, ne sait plus à quoi s’accrocher. Son errance aura-t-elle eu raison de son imaginaire? Felicia Mihali nous ouvre un monde particulièrement fascinant.
Daniel Castillo Durante arrive avec «La passion des nomades» après avoir écrit des essais sur Sade et Ernesto Sabato. Il s’est aussi arrêté sur le rôle «des paroles migrantes au sein des cultures aux prises avec la mondialisation», précise-t-on, en quatrième de couverture.

Drame

Juan Carlos Olmos, consul argentin au Canada, est assassiné de trois balles dans le dos. Daniel Castillo Durante lance son roman comme un polar, mais l’important n’est pas cette mort. Le lecteur apprend rapidement qu’Ana Stein, l’une des maîtresses du consul, a tué ce grand coureur de jupons. Un homme qui est allé d’une femme à une autre, faisant de la séduction et de l’amour un art.
Gabriel, à Buenos Aires, apprend la mort de son père. Il décide de venir à Montréal pour savoir ce qui s’est passé. Le fils en veut à ce père qui l’a abandonné avec sa mère. Il dérive un peu dans cette grande ville du Sud qu’il aime viscéralement.
À Montréal, Gabriel croise Ana Stein, une femme d’une très grande beauté. Une étrange relation d’amour et de haine s’amorce avec l’ancienne maîtresse de son père. Il ira jusqu’à l’épouser, subjugué par cette femme d’une froideur à faire trembler malgré la dévotion qu’elle porte à Juan Carlos Olmos.

Texte

Le migrant qu’est Durante fait redécouvrir la réalité québécoise et secoue nos habitudes. Le quotidien prend une teinte particulière et le lecteur devient un explorateur de son propre pays.
«Si Rubens et Rembrandt reprenaient leurs pinceaux, il leur faudrait traverser l’Atlantique pour retrouver leurs modèles. Il suffisait de s’installer à n’importe quel coin de rue pour les voir surgir à gogo. Des fesses fortement développées un peu partout, belles et frétillantes sous le ciel haut perché de Montréal.» (p.82)
Ottawa n’échappe pas au  regard implacable de Durante qui bouscule juste ce qu’il faut, sait détecter nos travers et nos obsessions.
«L’architecture McDonald’s de certaines rues du centre-ville le prit au dépourvu. Elle n’était pas omniprésente, mais quelques échantillons ici et là suffisaient à gâter le paysage urbain. Des gratte-ciel décrochés de toute perspective humaine déclenchèrent chez lui un sentiment d’étouffement. Impossible d’y flâner, les mains dans les poches, tel un bohémien qu’un parfum de femme ou l’arôme du café frais font revenir sur ses pas. La boulimie commerciale qui rongeait beaucoup de façades finit par le rebuter.» (p. 61)
Il s’agit de Montréal, bien sûr. Et ce n’est pas tout!
«Montréal, vue de loin, accrochait le regard mais, au fur et à mesure que Gabriel l’approchait, ses charmes s’estompaient. On aurait dit une de ces cocottes que la proximité révélait dans toute sa déchéance. En toute bonne foi, il se demanda s’il ne fallait pas la contempler à distance. Pour être un bon immigrant, il eût fallu qu’il se déprenne de Buenos Aires. Mais en serait-il capable?» (p.112)
Écrivain plein de ressources et d’intelligence, Daniel Castillo Durante s’avère un formidable conteur. Ses phrases qu’il lance comme des harpons accrochent le lecteur pour ne plus le lâcher. Des personnages de feu et de braises, des hommes et des femmes possédés par une passion qui emporte tout. Tous vivent à la limite de l’obsession et de la folie. Un roman particulièrement troublant. Et quelle écriture! Je vais devenir un fidèle de cette nouvelle figure encore peu connue.

«La passion des nomades» de Daniel Castillo Durante est publié chez XYZ Éditeur.

mardi 23 août 2016

Daniel Castillo Durante arpente son univers

LES MIGRATIONS FONT en sorte que des femmes et des hommes quittent leur pays d’origine pour faire leur vie ailleurs. Certains sont venus au Québec et font partie maintenant du paysage littéraire. Que ce soit Sergio Kokis, Abla Farhoud, Felicia Mihali, Danny Laferrière ou Kim Thuy, tous donnent une couleur à notre imaginaire et portent des voix qu’il faut entendre. Bien sûr, ils restent marqués par leur pays d’origine, un passé souvent lourd à transcender. Leur univers littéraire est fait de réminiscences, de retour au pays de l’enfance ou encore de la découverte de leur nouvel univers. Les écrivains nés au Québec ne sont pas tellement différents. J’ai abordé le thème de l’enfance dans plusieurs de mes ouvrages. Les plus belles années, Souffleur de mots, Le réflexe d’Adam. Les écrivains deviennent souvent des explorateurs qui partent à la découverte de leur passé.

Les départs et les retours font partie de la fiction de Daniel Castillo Durante depuis la publication de La passion des nomades. Que ce soit dans ses romans ou dans ses textes courts, l’absence du père marque ses fictions. Un sujet éternel puisque dans L’odyssée d’Homère, le fils Télémaque va à la recherche de ce père mythique qu’attend Pénélope depuis des années avec une patience et une fidélité que son mari n’a guère.
Dans Étrangers de A à Z, Daniel Castillo Durante replonge dans ses thèmes de prédilections : la famille, l’errance, les abandons et la fuite du père que le fils veut retrouver pour le meilleur et le pire. Les femmes ont dû s’occuper de ces garçons en manque de références masculines qui se retournent souvent contre elles. Ce sont là des thèmes qu’il aborde dans ses grands romans : La passion des nomades ou Un café dans le Sud. Ce père, quand on réussit à le retrouver, est singulièrement dur et cruel, fuyant et énigmatique. Étrangement, jamais cet abandon ne semble toucher les filles… Bien plus, elles n’existent pas dans l’univers de Castillo Durante. Pas l’ombre d’une fille qui cherche ce père qui a fui le piège de la paternité. Les filles ne comptent pas non plus dans les romans de Sergio Kokis. Elles sont des victimes quand les écrivaines s'attardent à leur situation. Felicia Mihali et Ablad Farhoud l’illustrent magnifiquement bien.
Plusieurs écrivains d’origine sud-américaine ne semblent jamais pouvoir en finir avec le père, même quand on retourne dans les terres de l'enfance pour un héritage. Ce qui est nouveau dans ces récits de Daniel Castillo Durante, c’est la brièveté des textes qui s’approprient toute l’étendue du langage. Et, cette fois, les pères sont là, agissants, souvent méchants et sadiques.

Or, pourquoi avoir ouvert son iPad Air au lieu d’admirer la façade rose de l’église La Parroquia sous les derniers rayons du soleil au cœur de la ville coloniale ? L’étouffement économique de son fils déclenchait chez lui une sorte de jouissance vindicative dont il avait de plus en plus de mal à se passer. À force de retenir les cordons de sa bourse, les plaisirs de papa ne pouvaient plus être que sadiques. (p.23)

Castillo Durante reprend ce thème comme un musicien qui s’attarde à un motif et en explore toutes les subtilités. Chaque essai lui permet de trouver un angle nouveau et des reflets restés dans l’ombre. Une sorte de quête qui lui permet de dresser la carte de son univers et de mieux la parcourir même s’il risque de se répéter et d’emprunter souvent les mêmes sentiers. L’important étant de connaître toutes les dimensions de son univers de fiction, de découvrir les frontières de son imaginaire.

ABANDON

Les histoires d’amour surgissent tôt, au sortir de l’enfance souvent, durent le temps d’un rêve ou d’une étreinte sexuelle. Un rêve éphémère et souvent cruel. Les jeunes femmes se retrouvent enceintes et le bel amant prend la fuite, part dans le vaste monde ou s’installe avec une autre, plus belle, plus riche. Les jeunes mères se débrouillent en effectuant des travaux comme servante ou domestique, deviennent souvent des prostituées. C’est le cas chez Sergio Kokis. Après avoir rêvé d’être la seule et l’unique, elles doivent effectuer les corvées les plus humiliantes. Chez Castillo Durante, comme chez Kokis, les femmes n’obtiennent un statut social que par l’homme, le mâle qui a tous les droits et les privilèges.
Brisée, humiliée, abandonnée par sa famille, sans espoir, aigrie, elle devient acariâtre et vindicative, pousse le fils à soutirer de l’argent au père pour améliorer sa propre situation. L’enfant est manipulé et reste tiraillé entre les parents. Certains en profitent, d’autres pas. Les fils tentent de trouver un sens à leur dérive intérieure, la pire, celle que l’on ne peut jamais arrêter.

Ce fut en mettant le pied à terre que je reçus le premier coup de poing sur mon épaule gauche. J’essayai de repousser mon frère, mais il se mit à m’asséner des coups de poing au visage que je m’efforçais d’esquiver tant bien que mal. Père qui assistait à la scène demanda à mon frère de m’entraîner vers la rivière afin que le bruit de l’eau se heurtant contre les pierres étouffe mes cris dont le registre aigu lui rappelait sans doute ceux de maman. (p.43)

Extrêmement troublant le portrait qu’esquisse Castillo Durante des hommes et des femmes. Leurs travers prennent d’autant plus d’importance dans ces courts textes (il y en a soixante-trois) qu’il ne vous laisse jamais le temps de reprendre votre souffle. Une véritable mitraille qui frappe en pleine poitrine. J’ai dû interrompre souvent ma lecture, ayant l’impression de vivre une agression. C’est peut-être le problème de ces récits très brefs qui reprennent sans cesse un même sujet. La charge est sans pitié.
Un peu étourdissant, mais en même temps une sorte d’exorcisme qui laisse le lecteur, tout comme l’écrivain, j’imagine, un peu abasourdi. Des reprises, des recommencements pour mieux sentir les obsessions venues de l’enfance, d’un monde extrêmement polarisé où il n’y a jamais de partage entre les hommes et les femmes.
Daniel Castillo Durante ne cesse de parcourir cette enfance qui le hante, oscillant constamment dans ses romans entre le Nord où il fait sa vie et le Sud qui a marqué son imaginaire. C’est peut-être la punition des migrants que de devoir transporter une histoire terrible sans jamais pouvoir s’en débarrasser. Ils resteront des étrangers dans le pays d’adoption et le pays d’origine. Une situation difficile qui fait des personnages de Daniel Castillo Durante des errants, toujours en quête d’un ancrage, d’un père qui ne cesse de fuir et de décevoir. L’œuvre de cet écrivain nous donne souvent à voir l’envers du monde. Ils ne s’attardent guère au Québec et parcourent les continents sans jamais arriver à s’arrêter. Il y a une étude fort intéressante à réaliser sur cette dérive qui marque les œuvres des écrivains migrants. Ils sont des fantômes, des survenants qui ne peuvent jamais s’installer. C’est peut-être une condamnation ou une fatalité. Comment savoir ?

ÉTRANGERS DE A À Z de DANIEL CASTILLO DURANTE est paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR.

Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, numéro 163.

PROCHAINE CHRONIQUE : Télésérie de HUGO LÉGER paru chez XYZ Éditeur.

jeudi 5 janvier 2023

UNE ÉPOPÉE COMME IL NE S’EN FAIT PLUS

IL Y A DES LIVRES, que l’on quitte avec la certitude d’avoir parcouru un continent, traversé une époque avec des femmes et des hommes qui luttent pour survivre et se faire une petite place sur la planète Terre. Pendant des jours, j’ai vécu les espoirs, la souffrance, la folie de ces travailleurs perdus dans une montagne de Roumanie qui se frottent à des questions qui n’obtiennent jamais de réponses. La sensation de m’échapper de mon temps, des agitations médiatiques de maintenant et de mes projets souvent futiles. Il est plutôt rare, dans cette profusion de publications, d’avoir l’occasion, en parcourant un roman, de se pencher sur la présence de Dieu, l’athéisme, la vie éternelle, les affres de la mort, de la maladie, l’amour, la beauté de certaines œuvres d’art qui élèvent et rendent l’esprit plus léger. Tout cela est possible dans Iochka de Christian Fulas, écrivain roumain que La Peuplade traduit pour une première fois. Une épopée comme il ne s’en fait plus avec une foule de personnages étrangement attachants.

 

Des événements sont venus perturber mes habitudes de lecture pendant ma traversée de Iochka. J’en étais à la page 150 et ce fut la panne d’électricité qui a touché mon secteur et toute la région. Une semaine sans les soins d’Hydro-Québec, à se tenir près du foyer pour se réchauffer tout en inventant des façons de cuisiner dans ces jours devenus plus courts brusquement. Comme si je retournais dans le plus lointain de mon enfance où toute la journée demandait des gestes pour assurer notre confort. 

Iochka vit dans une maison où le poêle à bois est l’objet central, sans électricité. Ilona, sa femme et lui s’en portent plutôt bien, en harmonie avec la nature, découvrant les plaisirs dans les dimensions du corps de l’autre.  

Ce personnage quasi centenaire nous fait traverser le siècle, la guerre, les camps de concentration chez les Russes, la dictature de Ceausescu, l’une des pires à avoir existé. Un marginal qui s’adonne à ses tâches quotidiennes qui méritent toujours son attention. Il y a l’amitié avec les travailleurs qui construisent un chemin de fer qui ne va nulle part, un chantier qui ne progresse pas, à l’image de ce président du pays qui se vautre dans l’absurde. Comme dans toutes les dictatures, Ceausescu n’a aucun projet sinon de garder le pouvoir et de satisfaire ses lubies. 

Dans la montagne, la communauté invente la solidarité et le partage en se tenant à l’écart des manœuvres politiques. 

«Possible qu’ils oublient, mon Iochka, mais ils doivent bien voir plus loin que nous, à moins qu’on se trompe, et que c’est nous autres qui sommes bêtes et ne pouvons rien savoir? Restons bêtes ici, dans notre monde à nous et qu’ils nous laissent tranquilles, vivre nos petites vies, lui a répondu alors Iochka, offusqué, t’entends ça, se pointer sans crier gare dans la vallée, effrayer les gens et leur raconter qu’ils ne savent pas ce qu’on construit et que brusquement ce putain de truc, doit absolument nous intéresser nous autres.» (p.146)

Iochka tient à ses habitudes et à son quotidien paisible, aux gestes qu’il répète jour après jour et qui s’adaptent aux saisons. Il se contente, la plupart du temps, d’écouter ses amis, de sourire devant les affrontements du pope et du médecin qui se saoulent autant de mots que de verres d’alcool dont ils ne se privent jamais. Il aime bien Vasilé, le contremaître du chantier, une force de la nature et ancien militaire comme lui, le médecin qui s’occupe de la maison des fous que l’on a construite dans la vallée, le pope qui vit seul dans son ermitage de la montagne où il tente de s’entendre avec Dieu. Tous se débattent dans ce présent qui les lie à ceux qui les ont devancés et à ceux et celles qui suivront.

«Son père, le père de son père, le père du père de son père et tant d’autres hommes, tous avec leurs femmes, leurs fils et leurs filles, une armée de gens plus grande évidemment que celle qui passait sous ses yeux, tout ce monde d’où il venait semblait passer près de lui en ces instants et, de même qu’il ne connaissait pas ces gens-là, il n’avait jamais connu non plus ses proches qui l’avaient précédé et il était très probable qu’il ne connaîtrait pas non plus ceux qui viendraient après lui…» (p.33)

Et la vie va avec ses joies et ses douleurs, suit les méandres de la rivière qui coule devant la maison, emportant les saisons, les jours et les années. 

 

LIENS

 

Des liens forts se tissent entre ces gens qui demeurent loin de la ville, des citadins et des manœuvres politiques. Ils se retrouvent à l’occasion ou encore pour différentes petites fêtes. Les hommes boivent avec excès, souvent, s’enivrent pour trouver la parole et se lancer dans des joutes où chacun tient son rôle comme il se doit. Tous les prétextes sont bons pour ouvrir une bouteille et se jeter dans une discussion qui reprend ce qui a été dit la veille et qui se prolongera le lendemain. Parce que les humains sont ainsi faits. Ils ne savent vivre que ce qu’ils ont vécu et que l’avenir porte toujours les habits du passé. Les champions du verbe sont le pope qui se déplace avec Dieu sur sa moto et le médecin qui ne croit en rien, sauf peut-être en la fraternité humaine. Un personnage qui m’a fait souvent fait penser à Albert Camus qui a suivi des individus qui aidaient leurs semblables tout en se butant à l’absurdité de la vie. Je mentionne Le Mythe de Sisyphe ou encore à La Peste où Rieux se sacrifie pour ses proches sans s’accrocher au destin ou à un grand plan divin.

«Et comme ils savaient que le temps est unique, comment le démultiplier? Comment pouvaient-ils avoir compris ces temps multiples s’ils n’en étaient qu’un seul et si rien, en dehors de ce seul temps, ne pouvait se montrer à l’esprit? Le temps de la parole était celui de la zizanie, le temps du silence, celui de la paix.» (p.84)

Christian Fulas s’attarde souvent aux vertus du silence, celui de Iochka et Ilona qui communiquent par un mot, un regard. Le corps dit tout à l’autre, ce qu’ils pensent et ce dont ils ont besoin. Pas de discours qui mènent presque toujours à la confrontation et à la discorde. Le couple parle peu, presque jamais, mais se comprend parfaitement. Il suffit d’une main sur l’épaule, d’un effleurement, d’un sourire pour traverser les jours en prenant son temps, en ralentissant ses gestes pour ressentir son bonheur.

 

ÉPOQUE

 

Un roman fabuleux qui m’a secoué avec ses questions et l’empathie humaine qui s’exprime da la plus belle des façons. Je me suis recroquevillé dans la lueur d’une petite lampe, incapable de quitter Vasilé, Iochka, Ilona, Iléana, le pope et le médecin, avec tout mon temps, attentif au pétillement du bois dans le poêle et au silence qui prenait toute la place maintenant avec l’arrêt de ces appareils devenus inutiles. Que faire de tous nos bidules électroniques quand le noir s’impose sur le pays

J’ai pensé souvent aux Ukrainiens pendant ces heures, me sentant si près d’eux en coupant les arbres qui encombraient le chemin et qui nous empêchaient d’aller au village. J’imaginais les bombardements et le sifflement des missiles… J’ai découvert aussi la solidarité et l’entraide avec des voisins qui étaient là pour tout.

Et puis, j’en suis arrivé à la dernière phrase, avec la lampe qui vacillait. J’ai pris des jours avant de me risquer à mettre des mots sur cette traversée que propose Fulas. Toute la période de Ceausescu et de ce régime politique absurde où les gens devaient se débattre dans la misère. Felicia Mihali a bellement parlé de cette époque qu’elle n’oublie pas dans plusieurs de ses ouvrages. Le pays du fromage et Dina entre autres.

J’ai attendu la fin de ma petite noirceur imposée par les vents et la neige pour écrire sur ces Roumains qui ont affronté de terribles tempêtes qui ont duré toute une vie et plus même. Et que dire des Ukrainiens maintenant qui voient leur village réduit en charpie par les missiles?

Un récit incroyable, une prose qui va comme la rivière qui se perd dans les méandres et les cascades, les jours qui se suivent dans la montagne et qui résistent au temps et à la démence des hommes. Une histoire formidable de justesse, d’empathie, de questionnements sur la nature humaine et la folie qui couve en chacun de nous. 

Un roman terrible que je vais certainement relire pour retrouver ce silence en moi et autour de moi, me bercer avec le vent qui dans l’une de ses colères s’en est pris au plus gros des pins, celui que je saluais tous les matins pour me rassurer depuis que nous vivons sur les rives du lac? Un arbre long comme une vie qui s’écroule dans un fouillis de branches et d’aiguilles, répandant son odeur de sève forte qui enivre et imbibe l’air partout pour me dire que la vie continue, que la vie ne meurt jamais. 

J’ai mis des jours à me sortir de Iochka, avant de commencer à ramasser les branches. Je voulais m’habituer à ce trou devant la maison, à ce ciel qui s’est rapproché depuis que le plus beau des pins blancs s’est couché dans un fracas de fin du monde. Iochka aussi me laissait un peu tout croche. Cette lecture m’a rappelé les grandes questions humaines, celles qui importent et ne perdent jamais de leur pertinence depuis Aristote et Platon. Un voyage dans le temps. Inoubliable. 

 

FULAS CHRISTIANIochka, Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 568 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/iochka

jeudi 2 novembre 2023

ROGER FRAPPIER : PIONNIER INFATIGABLE

IL Y A DES ouvrages qui s’avèrent importants et nécessaires à notre compréhension du Québec de maintenant. Surtout, ils nous offrent l’occasion de découvrir en quoi nous sommes une société différente sur ce continent américain. Denis Monière vient de signer l’un de ces livres avec Roger Frappier, oser le cinéma québécois. Un essai qui permet, en suivant la carrière de cet homme, de mieux saisir les hauts et les bas de cette forme d’art moderne au Québec, d’effleurer ses grandes réussites et de mettre le doigt sur des problématiques endémiques qui semblent difficiles à éradiquer. La diffusion, par exemple, du film québécois sur tout le territoire. Le nom de Roger Frappier vous est familier si vous fréquentez plus ou moins les créations québécoises. Une figure incontournable, un pionnier qui aura à peu près tout accomplit dans ce milieu à partir des débuts de la Révolution tranquille. Réalisateur, critique, producteur, militant, lobbyiste, il a été sur tous les fronts pour faire avancer cet art qui devait résister à l’envahisseur américain qui s’appropriait tous les écrans dans les années 60. Il est aussi à l’origine de plusieurs organismes gouvernementaux qui s’avèrent indispensables à la création d’œuvres originales en français au Québec. 

 

Denis Monière prévient rapidement le lecteur. Il ne s’aventurera pas dans la vie privée de Roger Frappier. Il s’en tient au personnage public qui a occupé toutes les scènes et qui signait des textes régulièrement dans les journaux et les magazines dans les années 70 et subséquentes. L’amoureux fou du film, le militant qui voulait faire de cet art un des leviers de la libération nationale et de l’affirmation des Québécois d’expression française en cette terre d’Amérique.

Ce sera le combat de sa vie. 

Le documentaire d’abord, très populaire dans les années 60 et qui caractérisera notre approche du cinéma avec des créations marquantes comme celles de Pierre Perreault et d’Arthur Lamothe. Une façon de faire qui demandait peu d’investissements, qui se pratiquait caméra à l’épaule et qui consistait bien souvent à aller rencontrer les gens dans leurs milieux et à leur donner la parole pour inventer une histoire et une trame qui pouvait devenir dramatique. Impossible de ne pas signaler Pour la suite du monde de Pierre Perreault, un chef-d’œuvre du genre. Ce fut une révélation pour moi que ces films alors que je fréquentais l’Université de Montréal. Ce regard a marqué surtout mon roman : La mort d’Alexandre.

Cette façon de faire permettait aux nouveaux réalisateurs de tourner à peu de frais. Nous abordons ici le financement, l’éternel problème de la culture québécoise.

 

PREMIERS PAS

 

Frappier s’intéresse d’abord au Grand cirque ordinaire. Une troupe de théâtre fondée en 1969 par des jeunes qui deviendront des figures connues au Québec : Paule Baillargeon, Jocelyn Bérubé, Raymond Cloutier, Suzanne Garceau, Claude Laroche et Guy Thauvette. Des comédiens et comédiennes qui choisissent alors de s’exprimer dans des créations collectives et qui misent sur l’improvisation. Il y aura aussi le phénomène Raoul Duguay qui fascinera Frappier. Ce seront ses premiers pas dans cette aventure qui aspirera toute sa vie.

 

«Il s’est engagé dans le cinéma avec l’ambition d’en faire un instrument de prise de conscience d’une identité nationale et un outil de libération nationale.» (p.8)

 

Il faut savoir que la situation était désolante pour ne pas dire décourageante quand il a commencé à vouloir tourner ses propres projets. Le travail des réalisateurs d’ici était condamné à demeurer dans l’ombre et n’était à peu près pas fréquenté par les amateurs. La quasi-totalité des salles de diffusion appartenait à des Américains et les Québécois découvraient surtout les succès d’Hollywood dans ces lieux de projection. On ne se donnait même pas la peine de traduire les films. Le cinéma était en anglais alors un peu partout au Québec.

 

«Un peuple peut-il continuer à vivre en ne voyant sur ses écrans que les rêves des autres?» (p.59)

 

PLACE

 

Rapidement, Roger Frappier deviendra un acteur incontournable du milieu avec les pionniers que furent Arthur Lamothe, Pierre Perreault, Denys Arcand, Gilles Carles, Jacques Godbout et quelques autres. Nationaliste convaincu, comme un peu tout le monde alors, il lutte pour l’indépendance du Québec et flirte même avec le FLQ dans les années 1970. 

Il regroupe les artisans du septième art dans des unions qui cherchent à se doter d’outils pour faire des projets qui se tiennent et surtout d’avoir les moyens pour être de leur époque et ne pas rougir devant les nouveautés qui arrivent des États-Unis et qui séduisent tant le public. Il frappera alors à toutes les portes pour que cette industrie, qui n’en porte pas encore le nom, se développe, produise des films de qualité. Plus que tout, le cinéma a besoin d’argent, de sommes importantes quand il s’agit de tourner des œuvres de fiction.

 

«Les objectifs essentiels visés par l’ARFQ (l’Association des réalisateurs de films du Québec) étaient de permettre aux créateurs de chacune des disciplines d’avoir véritablement voix au chapitre des politiques et mesures qui les concernaient directement et de diminuer la présence des commerçants qui ne devaient plus occuper majoritairement et massivement le territoire de la culture et de la cinématographie québécoise.» (p.80)

 

Le Québec d’abord, mais rapidement il faut s’ouvrir à l’international, surtout à la francophonie pour la diffusion de certaines productions et les rentabiliser. Le Québec est un trop petit pays pour réussir à rejoindre un nombre suffisant d’amateurs qui pourraient remplir les coffres des promoteurs. Surtout, que les cinéastes doivent combattre des préjugés et que les cinéphiles du Québec ont l’habitude des films étrangers et lèvent souvent le nez sur les histoires d’ici. 

Frappier aura la main heureuse en produisant le projet de Denys Arcand, Le déclin de l’empire américain en 1986 qui marquera une étape importante dans ce long et lent processus de reconnaissance et de quête de respect sur les écrans du monde. Un grand succès pour ce film qui rompt avec une certaine conformité au Québec.

 

ANNÉE MARQUANTE

 

Il y aura un tournant dans la carrière de Roger Frappier et de plusieurs réalisateurs du Québec, dont Denys Arcand. L’année 1980. L’année de toutes les désillusions avec la défaite du référendum sur la souveraineté du Québec. Activiste et ardent indépendantiste, comme d’autres de ses collègues, Frappier sera déçu et en même temps, étrangement, affranchi du devoir de militer pour le pays du Québec. Comme le peuple a dit non, qu’il refuse de se doter d’un État bien à lui, la question est réglée. Frappier et Arcand décident de s’occuper de leurs affaires et se tournent vers l’international et les coproductions que Frappier avait combattues jusqu’à un certain point. Ce sont les projets individuels qui prennent le dessus et ils ne se sentent plus investis d’une mission et de la tâche de libérer une province qui se souvient si peu et si mal.

 

«Le pays n’ayant pas eu lieu, la fête étant terminée, on dirait qu’on s’est retrouvé, non plus par rapport à nous, mais par rapport au monde entier. C’est dans cette cour-là maintenant qu’on a le goût d’aller jouer. […] On est condamné à la qualité et à l’excellence. […] Il y a une nouvelle race de producteurs qui a une volonté de faire du cinéma de qualité qui soit commercial et accessible. Cette nouvelle génération de producteurs veut faire des films de niveau international sans mettre de côté la spécificité québécoise.» (p.104)

 

Frappier deviendra une figure connue et respectée à Cannes et dans tous les festivals où l’on célèbre le septième art. La production de son dernier film, celui de Jane Campion, The Power of the Dog, lui permettra de remporter un Oscar à Hollywood. Comment oublier La leçon de piano de cette réalisatrice? Un bijou d’intelligence.

Toute une époque défile dans Roger Frappier oser le cinéma québécois, un éveil, un travail acharné pour se distinguer dans un secteur, comme dans bien d’autres, laissé à l’abandon et souvent aux mains des étrangers. Il sera l’un des artisans qui bâtiront la renommée et la qualité des productions québécoises. On pourrait, bien sûr, établir un parallèle avec la littérature et le théâtre. Qui va rédiger la biographie du grand éditeur que fut André Vanasse, ce pédagogue qui a permis à nombre de jeunes écrivains de publier des œuvres originales et de s’imposer sur la scène internationale. Sans compter les figures migrantes de Sergio Kokis et Felicia Mihali qu’il a su faire connaître.

Un ouvrage passionnant qui nous plonge dans les cinquante dernières années, nous offre l’occasion de voir comment le cinéma, surtout celui de fiction, s’est développé au Québec et comment il a évolué pour finir par avoir sa petite place sur tous les écrans du monde.

Denis Monière s’attarde aux combats de Roger Frappier, à ses hésitations, ses échecs et ses belles réussites. Bien sûr, il ne faut pas trop se bomber le torse en suivant cette émancipation, parce que la situation demeure fragile et instable. Et, ce sera ainsi tant et aussi longtemps que le Québec n’aura pas choisi de devenir un pays. C’est là, certainement, le plus grand des projets qui permettra de résoudre bien des difficultés et des manques qui empêchent notre culture de s’épanouir partout, surtout sur le territoire du Québec, comme cela devrait se faire dans ce «pays qui n’est toujours pas un pays.»

 

MONIÈRE DENISRoger Frappier, oser le cinéma québécois, Éditions Mains libres, Montréal, 268 pages. 

https://editionsmainslibres.com/livres/denis-moniere/roger-frappier_oser-le-cinema-quebecois.html