mercredi 14 décembre 2011
Felicia Mihali joue avec plusieurs mythes
dimanche 16 novembre 2008
Felicia Mihali renoue avec la Roumanie
vendredi 7 mai 2021
REFAIRE SA VIE DANS LE NORD
FELICIA MIHALI EN 2016, dans La bien-aimée de Kandahar, nous offrait une histoire fascinante. Une jeune femme, Irina, se retrouvait à la une d’un magazine connu après sa rencontre avec un photographe. Elle devient la fille la plus sexy pour les militaires canadiens envoyés en Afghanistan. Yannis Alexandridis, en poste à Kandahar, parvient à la rejoindre et amorce alors un échange épistolaire. Elle répond et une histoire semble se dessiner pour l’étudiante en littérature, mais le soldat est tué pendant une patrouille. Nous retrouvons Irina dix ans plus tard, dans Une nuit d’amour à Iqaluit. Elle arrive dans le pays des aurores boréales pour enseigner le français après avoir vécu bien des déceptions. Un monde nouveau s’ouvre à elle dans ce coin du Québec que l’écrivaine a fréquenté avec bonheur dans Le tarot de Cheffersville.
Le Nord devient la destination de bien des éclopés, des blessés de l’âme qui veulent se guérir en s’installant à la frontière. L’espoir de tout recommencer certainement. Des hommes et des femmes qui pensent aux salaires élevés, se refaire une santé financière avant de rentrer au Sud. Des écrivains s’y faufilent pour un temps, traduisant la fascination que ce pays dans le pays exerce sur ceux qui prennent la peine de le visiter.
Yves Thériault s’y est intéressé en premier avec Agaguk paru en 1958. Il a connu un succès important avec ce récit qui mettait en scène des Inuits. Jean Désy est certainement le plus populaire de ces « drogués du nord » qui oscillent entre le Sud et la toundra où il retourne régulièrement pour y pratiquer la médecine. Ses expériences ont donné de très beaux livres. Je signale Coureur de froid et Rêverie du nord. Paul Bussières, avec Qui donc va consoler Mingo, nous plongeait dans un monde trouble en 1991. La justice ne s’applique pas à Mingo comme à un individu de Montréal. Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel raconte le séjour d’une jeune femme à Salluit. L’écrivaine décrit les grandeurs et les misères de ce coin de pays tout en s’occupant des enfants qui subissent les ravages de l’alcool et des drogues.
Tout est tranché au couteau dans le Nord. En exagérant un peu, on peut affirmer qu’il n’y a que l’été et l’hiver. Un jour de six mois et une nuit pour hiberner et se régénérer.
MUTATION
Bien sûr, la vie des Inuits n’est plus ce qu’elle était depuis l’arrivée des Blancs qui sont venus s’occuper de leurs affaires. Les missionnaires d’abord et après les entrepreneurs, des opportunistes souvent qui trouvent dans ces espaces un nouveau Klondike et le moyen de faire de l’argent rapidement. C’est dans ce monde que s’installe Irina après des aventures amoureuses qui ont laissé des traces et déstabilisé la jeune femme. Le Nord pour elle sera une sorte de replis sur soi, un temps pour retrouver son équilibre et peut-être une direction à prendre.
Une semaine plus tard, j’allais comprendre qu’à Iqaluit, les chauffeurs de taxi étaient majoritairement des Arabes, les agents de sécurité, des Noirs, les travailleurs de la construction, des Québécois, les gestionnaires, des Blancs de l’Alberta et les employés du gouvernement, des Ontariens. Qu’est-ce qui avait changé depuis le temps des premiers explorateurs ? La société était encore organisée selon une vieille hiérarchie qui mettait l’homme blanc au sommet de la pyramide et rendait les gens du lieu invisibles. (p.57)
Chacun se tient dans son clan et ne fréquente presque jamais les voisins même si on est confinés dans un espace étroit.
Si certains sont là pour quelques mois, d’autres s’installent en pensant retourner dans le Sud quand viendra le temps de la retraite. Ils s’adaptent plus ou moins à une petite ville qui recommence tout régulièrement, surtout dans l’enseignement. Un milieu instable et en même temps immuable où les différences sont exacerbées.
Pour Irina, la situation est claire. Elle dépose sa valise dans l’appartement qui lui est attribué pour un an, surveille des voisins qu’elle identifie à l’odeur de leur nourriture, discute un peu avec eux le temps d’une cigarette à la porte de l’immeuble. La jeune femme est méfiante. Elle a des choses à guérir. Surtout qu’un policier rôde autour d’elle et aimerait bien se faufiler dans son quotidien. Elle résiste, mais la nature étant ce qu’elle est, Irina finira par céder aux avances de Liam.
Le gendarme s’occupe de sa nièce, une élève d’Irina, la petite Eli, une enfant volontaire, sauvage et isolée qui n’en fait qu’à sa tête. Sa vie va prendre bien des directions et connaître des soubresauts malgré cette apparente tranquillité. Des secrets et des vérités étonnent et laissent voir une autre réalité. Et la nature se déchaîne pour le meilleur et le pire, frappe comme un grand fauve qui ne fait jamais de quartier. Chacun doit se situer par rapport à son clan.
Lorsque j’ai questionné Brigitte sur l’agent O’Connor et son frère inuit, elle s’est montrée très surprise devant ma curiosité. Elle restait fidèle à la version officielle de l’homme blanc. Pour elle, les Inuits n’étaient que des victimes tragiques et naïves. Sa pitié les dépossédait de leur identité. Sa réponse était prompte et sarcastique, révélant le fait qu’elle ne remettait jamais en question les anciennes idées sur la contribution bénéfique des Blancs dans le Nord. (p.152)
Un monde en noir et blanc, avec des hivers et des froids difficiles à imaginer, des gens emprisonnés dans leurs principes, incapables de s’ouvrir à l’autre. Ce fut le drame des explorateurs britanniques qui sont morts dans leur recherche du passage du Nord-ouest. C’est encore la situation de ces arrivants déboussolés. Certains résistent, d’autres abandonnent rapidement, peu se glissent dans la vie des Inuits pour les écouter et les entendre.
ATTENTE
Irina fait son temps, peu curieuse des autres et des manières de vivre dans ce nouveau pays. Elle tourne entre l’école et son appartement, le magasin et une nature qui subjugue un Jean Désy et qui la laisse assez indifférente. Elle ne profite pas de la liberté qu’on trouve dans ces territoires immenses qui émerveillent et peuvent devenir le théâtre d’une mutation intérieure.
Dans le Nord, si les gens ne parlent pas beaucoup entre eux, ils savent tout. Les aventures amoureuses sont rapidement connues et Irina est perturbée, mal dans le regard de ses proches. Des surprises aussi. Liam était le compagnon du militaire avec qui elle a correspondu. Il a tout de suite reconnu la « fille de Kandahar » même s’il n’en a rien dit.
Dans les romans de Felicia Mihali, les personnages féminins sont souvent en attente et réagissent quand elles ne peuvent plus faire autrement. Irina vit son quotidien, une aventure qui ne semble guère la toucher. Ça ressemble à une forme d’hibernation.
Des collègues s’imposent. Brigitte et Ana prônent des approches pédagogiques étonnantes. Toutes les belles théories de l’enseignement ne tiennent guère dans une classe à Iqaluit, devant des enfants qui ne comprennent pas l’autorité et les propos des professeurs qui viennent tous du Sud.
FOISONNEMENT
Felicia Mihali effleure une pléthore de sujets dans ce roman. La paternité et la maternité vue différemment par les Inuits, leur sexualité plus libre et permissive. Les bouleversements qu’ont apportés les Blancs dans la vie de ces nomades, la perte de sens, de références et les nouvelles dépendances. L’alcool et les drogues y font des ravages avec un taux de suicide fort élevé. Il y a aussi ces arrivants qui font tout pour dissimuler leur origine et qui, quand la maladie frappe, retournent dans leur enfance. De belles pages sur la migration et l’adaptation.
La difficulté de se faire confiance, l’hiver qui oblige à devenir introspectif et méditatif, les maisons mal conçues pour ce climat extrême, les problèmes de langue, l’influence des médias, surtout la télévision, la perte de soi et de références.
Certains basculent dans les excès et le désœuvrement. Des enseignants démissionnent, incapables de faire face à leurs étudiants. Quoi dire à ces jeunes qui vivent une réalité si différente ? Irina fera un malheur en apprenant le tricot à ses enfants.
La vie communautaire, très forte chez les Inuits et l’individualisme si précieux des arrivants se confrontent. Tout cela en nous rappelant les drames des explorateurs britanniques, ces entêtés qui cherchaient le passage du nord-ouest et qui sont morts pendant les froids et les vents polaires. À l’image de ces gens qui refusent de s’intégrer à la population et qui imposent des manières un peu loufoques.
Un roman fascinant par ses dimensions. Irina et Liam vivent une passion toute de retenue, de silence pendant cette longue nuit de six mois qui transformera la jeune femme. Felicia Mihali se montre une fois de plus une sacrée conteuse qui sait multiplier les rebondissements, nous ancrer dans le temps et l’espace, nous pousser dans une réalité qui déstabilise et étonne.
MIHALI FELICIA, Une nuit d’amour à Iqaluit, Éditions HASHTAG, 392 pages, 26,00 $.
https://editionshashtag.com/product/une-nuit-damour-a-iqaluit/
jeudi 31 janvier 2008
La Chine demeure une planète étrange
http://www.editionsxyz.com/auteur/45.html
jeudi 27 juillet 2006
Daniel Castillo Durante étonne son lecteur
mardi 23 août 2016
Daniel Castillo Durante arpente son univers
jeudi 5 janvier 2023
UNE ÉPOPÉE COMME IL NE S’EN FAIT PLUS
IL Y A DES LIVRES, que l’on quitte avec la certitude d’avoir parcouru un continent, traversé une époque avec des femmes et des hommes qui luttent pour survivre et se faire une petite place sur la planète Terre. Pendant des jours, j’ai vécu les espoirs, la souffrance, la folie de ces travailleurs perdus dans une montagne de Roumanie qui se frottent à des questions qui n’obtiennent jamais de réponses. La sensation de m’échapper de mon temps, des agitations médiatiques de maintenant et de mes projets souvent futiles. Il est plutôt rare, dans cette profusion de publications, d’avoir l’occasion, en parcourant un roman, de se pencher sur la présence de Dieu, l’athéisme, la vie éternelle, les affres de la mort, de la maladie, l’amour, la beauté de certaines œuvres d’art qui élèvent et rendent l’esprit plus léger. Tout cela est possible dans Iochka de Christian Fulas, écrivain roumain que La Peuplade traduit pour une première fois. Une épopée comme il ne s’en fait plus avec une foule de personnages étrangement attachants.
Des événements sont venus perturber mes habitudes de lecture pendant ma traversée de Iochka. J’en étais à la page 150 et ce fut la panne d’électricité qui a touché mon secteur et toute la région. Une semaine sans les soins d’Hydro-Québec, à se tenir près du foyer pour se réchauffer tout en inventant des façons de cuisiner dans ces jours devenus plus courts brusquement. Comme si je retournais dans le plus lointain de mon enfance où toute la journée demandait des gestes pour assurer notre confort.
Iochka vit dans une maison où le poêle à bois est l’objet central, sans électricité. Ilona, sa femme et lui s’en portent plutôt bien, en harmonie avec la nature, découvrant les plaisirs dans les dimensions du corps de l’autre.
Ce personnage quasi centenaire nous fait traverser le siècle, la guerre, les camps de concentration chez les Russes, la dictature de Ceausescu, l’une des pires à avoir existé. Un marginal qui s’adonne à ses tâches quotidiennes qui méritent toujours son attention. Il y a l’amitié avec les travailleurs qui construisent un chemin de fer qui ne va nulle part, un chantier qui ne progresse pas, à l’image de ce président du pays qui se vautre dans l’absurde. Comme dans toutes les dictatures, Ceausescu n’a aucun projet sinon de garder le pouvoir et de satisfaire ses lubies.
Dans la montagne, la communauté invente la solidarité et le partage en se tenant à l’écart des manœuvres politiques.
« Possible qu’ils oublient, mon Iochka, mais ils doivent bien voir plus loin que nous, à moins qu’on se trompe, et que c’est nous autres qui sommes bêtes et ne pouvons rien savoir ? Restons bêtes ici, dans notre monde à nous et qu’ils nous laissent tranquilles, vivre nos petites vies, lui a répondu alors Iochka, offusqué, t’entends ça, se pointer sans crier gare dans la vallée, effrayer les gens et leur raconter qu’ils ne savent pas ce qu’on construit et que brusquement ce putain de truc, doit absolument nous intéresser nous autres. » (p.146)
Iochka tient à ses habitudes et à son quotidien paisible, aux gestes qu’il répète jour après jour et qui s’adaptent aux saisons. Il se contente, la plupart du temps, d’écouter ses amis, de sourire devant les affrontements du pope et du médecin qui se saoulent autant de mots que de verres d’alcool dont ils ne se privent jamais. Il aime bien Vasilé, le contremaître du chantier, une force de la nature et ancien militaire comme lui, le médecin qui s’occupe de la maison des fous que l’on a construite dans la vallée, le pope qui vit seul dans son ermitage de la montagne où il tente de s’entendre avec Dieu. Tous se débattent dans ce présent qui les lie à ceux qui les ont devancés et à ceux et celles qui suivront.
« Son père, le père de son père, le père du père de son père et tant d’autres hommes, tous avec leurs femmes, leurs fils et leurs filles, une armée de gens plus grande évidemment que celle qui passait sous ses yeux, tout ce monde d’où il venait semblait passer près de lui en ces instants et, de même qu’il ne connaissait pas ces gens-là, il n’avait jamais connu non plus ses proches qui l’avaient précédé et il était très probable qu’il ne connaîtrait pas non plus ceux qui viendraient après lui… » (p.33)
Et la vie va avec ses joies et ses douleurs, suit les méandres de la rivière qui coule devant la maison, emportant les saisons, les jours et les années.
LIENS
Des liens forts se tissent entre ces gens qui demeurent loin de la ville, des citadins et des manœuvres politiques. Ils se retrouvent à l’occasion ou encore pour différentes petites fêtes. Les hommes boivent avec excès, souvent, s’enivrent pour trouver la parole et se lancer dans des joutes où chacun tient son rôle comme il se doit. Tous les prétextes sont bons pour ouvrir une bouteille et se jeter dans une discussion qui reprend ce qui a été dit la veille et qui se prolongera le lendemain. Parce que les humains sont ainsi faits. Ils ne savent vivre que ce qu’ils ont vécu et que l’avenir porte toujours les habits du passé. Les champions du verbe sont le pope qui se déplace avec Dieu sur sa moto et le médecin qui ne croit en rien, sauf peut-être en la fraternité humaine. Un personnage qui m’a fait souvent fait penser à Albert Camus qui a suivi des individus qui aidaient leurs semblables tout en se butant à l’absurdité de la vie. Je mentionne Le Mythe de Sisyphe ou encore à La Peste où Rieux se sacrifie pour ses proches sans s’accrocher au destin ou à un grand plan divin.
« Et comme ils savaient que le temps est unique, comment le démultiplier ? Comment pouvaient-ils avoir compris ces temps multiples s’ils n’en étaient qu’un seul et si rien, en dehors de ce seul temps, ne pouvait se montrer à l’esprit ? Le temps de la parole était celui de la zizanie, le temps du silence, celui de la paix. » (p.84)
Christian Fulas s’attarde souvent aux vertus du silence, celui de Iochka et Ilona qui communiquent par un mot, un regard. Le corps dit tout à l’autre, ce qu’ils pensent et ce dont ils ont besoin. Pas de discours qui mènent presque toujours à la confrontation et à la discorde. Le couple parle peu, presque jamais, mais se comprend parfaitement. Il suffit d’une main sur l’épaule, d’un effleurement, d’un sourire pour traverser les jours en prenant son temps, en ralentissant ses gestes pour ressentir son bonheur.
ÉPOQUE
Un roman fabuleux qui m’a secoué avec ses questions et l’empathie humaine qui s’exprime da la plus belle des façons. Je me suis recroquevillé dans la lueur d’une petite lampe, incapable de quitter Vasilé, Iochka, Ilona, Iléana, le pope et le médecin, avec tout mon temps, attentif au pétillement du bois dans le poêle et au silence qui prenait toute la place maintenant avec l’arrêt de ces appareils devenus inutiles. Que faire de tous nos bidules électroniques quand le noir s’impose sur le pays ?
J’ai pensé souvent aux Ukrainiens pendant ces heures, me sentant si près d’eux en coupant les arbres qui encombraient le chemin et qui nous empêchaient d’aller au village. J’imaginais les bombardements et le sifflement des missiles… J’ai découvert aussi la solidarité et l’entraide avec des voisins qui étaient là pour tout.
Et puis, j’en suis arrivé à la dernière phrase, avec la lampe qui vacillait. J’ai pris des jours avant de me risquer à mettre des mots sur cette traversée que propose Fulas. Toute la période de Ceausescu et de ce régime politique absurde où les gens devaient se débattre dans la misère. Felicia Mihali a bellement parlé de cette époque qu’elle n’oublie pas dans plusieurs de ses ouvrages. Le pays du fromage et Dina entre autres.
J’ai attendu la fin de ma petite noirceur imposée par les vents et la neige pour écrire sur ces Roumains qui ont affronté de terribles tempêtes qui ont duré toute une vie et plus même. Et que dire des Ukrainiens maintenant qui voient leur village réduit en charpie par les missiles ?
Un récit incroyable, une prose qui va comme la rivière qui se perd dans les méandres et les cascades, les jours qui se suivent dans la montagne et qui résistent au temps et à la démence des hommes. Une histoire formidable de justesse, d’empathie, de questionnements sur la nature humaine et la folie qui couve en chacun de nous.
Un roman terrible que je vais certainement relire pour retrouver ce silence en moi et autour de moi, me bercer avec le vent qui dans l’une de ses colères s’en est pris au plus gros des pins, celui que je saluais tous les matins pour me rassurer depuis que nous vivons sur les rives du lac ? Un arbre long comme une vie qui s’écroule dans un fouillis de branches et d’aiguilles, répandant son odeur de sève forte qui enivre et imbibe l’air partout pour me dire que la vie continue, que la vie ne meurt jamais.
J’ai mis des jours à me sortir de Iochka, avant de commencer à ramasser les branches. Je voulais m’habituer à ce trou devant la maison, à ce ciel qui s’est rapproché depuis que le plus beau des pins blancs s’est couché dans un fracas de fin du monde. Iochka aussi me laissait un peu tout croche. Cette lecture m’a rappelé les grandes questions humaines, celles qui importent et ne perdent jamais de leur pertinence depuis Aristote et Platon. Un voyage dans le temps. Inoubliable.
FULAS CHRISTIAN, Iochka, Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 568 pages.
jeudi 2 novembre 2023
ROGER FRAPPIER : PIONNIER INFATIGABLE
IL Y A DES ouvrages qui s’avèrent importants et nécessaires à notre compréhension du Québec de maintenant. Surtout, ils nous offrent l’occasion de découvrir en quoi nous sommes une société différente sur ce continent américain. Denis Monière vient de signer l’un de ces livres avec Roger Frappier, oser le cinéma québécois. Un essai qui permet, en suivant la carrière de cet homme, de mieux saisir les hauts et les bas de cette forme d’art moderne au Québec, d’effleurer ses grandes réussites et de mettre le doigt sur des problématiques endémiques qui semblent difficiles à éradiquer. La diffusion, par exemple, du film québécois sur tout le territoire. Le nom de Roger Frappier vous est familier si vous fréquentez plus ou moins les créations québécoises. Une figure incontournable, un pionnier qui aura à peu près tout accomplit dans ce milieu à partir des débuts de la Révolution tranquille. Réalisateur, critique, producteur, militant, lobbyiste, il a été sur tous les fronts pour faire avancer cet art qui devait résister à l’envahisseur américain qui s’appropriait tous les écrans dans les années 60. Il est aussi à l’origine de plusieurs organismes gouvernementaux qui s’avèrent indispensables à la création d’œuvres originales en français au Québec.
Denis Monière prévient rapidement le lecteur. Il ne s’aventurera pas dans la vie privée de Roger Frappier. Il s’en tient au personnage public qui a occupé toutes les scènes et qui signait des textes régulièrement dans les journaux et les magazines dans les années 70 et subséquentes. L’amoureux fou du film, le militant qui voulait faire de cet art un des leviers de la libération nationale et de l’affirmation des Québécois d’expression française en cette terre d’Amérique.
Ce sera le combat de sa vie.
Le documentaire d’abord, très populaire dans les années 60 et qui caractérisera notre approche du cinéma avec des créations marquantes comme celles de Pierre Perreault et d’Arthur Lamothe. Une façon de faire qui demandait peu d’investissements, qui se pratiquait caméra à l’épaule et qui consistait bien souvent à aller rencontrer les gens dans leurs milieux et à leur donner la parole pour inventer une histoire et une trame qui pouvait devenir dramatique. Impossible de ne pas signaler Pour la suite du monde de Pierre Perreault, un chef-d’œuvre du genre. Ce fut une révélation pour moi que ces films alors que je fréquentais l’Université de Montréal. Ce regard a marqué surtout mon roman : La mort d’Alexandre.
Cette façon de faire permettait aux nouveaux réalisateurs de tourner à peu de frais. Nous abordons ici le financement, l’éternel problème de la culture québécoise.
PREMIERS PAS
Frappier s’intéresse d’abord au Grand cirque ordinaire. Une troupe de théâtre fondée en 1969 par des jeunes qui deviendront des figures connues au Québec : Paule Baillargeon, Jocelyn Bérubé, Raymond Cloutier, Suzanne Garceau, Claude Laroche et Guy Thauvette. Des comédiens et comédiennes qui choisissent alors de s’exprimer dans des créations collectives et qui misent sur l’improvisation. Il y aura aussi le phénomène Raoul Duguay qui fascinera Frappier. Ce seront ses premiers pas dans cette aventure qui aspirera toute sa vie.
« Il s’est engagé dans le cinéma avec l’ambition d’en faire un instrument de prise de conscience d’une identité nationale et un outil de libération nationale. » (p.8)
Il faut savoir que la situation était désolante pour ne pas dire décourageante quand il a commencé à vouloir tourner ses propres projets. Le travail des réalisateurs d’ici était condamné à demeurer dans l’ombre et n’était à peu près pas fréquenté par les amateurs. La quasi-totalité des salles de diffusion appartenait à des Américains et les Québécois découvraient surtout les succès d’Hollywood dans ces lieux de projection. On ne se donnait même pas la peine de traduire les films. Le cinéma était en anglais alors un peu partout au Québec.
« Un peuple peut-il continuer à vivre en ne voyant sur ses écrans que les rêves des autres ? » (p.59)
Rapidement, Roger Frappier deviendra un acteur incontournable du milieu avec les pionniers que furent Arthur Lamothe, Pierre Perreault, Denys Arcand, Gilles Carles, Jacques Godbout et quelques autres. Nationaliste convaincu, comme un peu tout le monde alors, il lutte pour l’indépendance du Québec et flirte même avec le FLQ dans les années 1970.
Il regroupe les artisans du septième art dans des unions qui cherchent à se doter d’outils pour faire des projets qui se tiennent et surtout d’avoir les moyens pour être de leur époque et ne pas rougir devant les nouveautés qui arrivent des États-Unis et qui séduisent tant le public. Il frappera alors à toutes les portes pour que cette industrie, qui n’en porte pas encore le nom, se développe, produise des films de qualité. Plus que tout, le cinéma a besoin d’argent, de sommes importantes quand il s’agit de tourner des œuvres de fiction.
« Les objectifs essentiels visés par l’ARFQ (l’Association des réalisateurs de films du Québec) étaient de permettre aux créateurs de chacune des disciplines d’avoir véritablement voix au chapitre des politiques et mesures qui les concernaient directement et de diminuer la présence des commerçants qui ne devaient plus occuper majoritairement et massivement le territoire de la culture et de la cinématographie québécoise. » (p.80)
Le Québec d’abord, mais rapidement il faut s’ouvrir à l’international, surtout à la francophonie pour la diffusion de certaines productions et les rentabiliser. Le Québec est un trop petit pays pour réussir à rejoindre un nombre suffisant d’amateurs qui pourraient remplir les coffres des promoteurs. Surtout, que les cinéastes doivent combattre des préjugés et que les cinéphiles du Québec ont l’habitude des films étrangers et lèvent souvent le nez sur les histoires d’ici.
Frappier aura la main heureuse en produisant le projet de Denys Arcand, Le déclin de l’empire américain en 1986 qui marquera une étape importante dans ce long et lent processus de reconnaissance et de quête de respect sur les écrans du monde. Un grand succès pour ce film qui rompt avec une certaine conformité au Québec.
ANNÉE MARQUANTE
Il y aura un tournant dans la carrière de Roger Frappier et de plusieurs réalisateurs du Québec, dont Denys Arcand. L’année 1980. L’année de toutes les désillusions avec la défaite du référendum sur la souveraineté du Québec. Activiste et ardent indépendantiste, comme d’autres de ses collègues, Frappier sera déçu et en même temps, étrangement, affranchi du devoir de militer pour le pays du Québec. Comme le peuple a dit non, qu’il refuse de se doter d’un État bien à lui, la question est réglée. Frappier et Arcand décident de s’occuper de leurs affaires et se tournent vers l’international et les coproductions que Frappier avait combattues jusqu’à un certain point. Ce sont les projets individuels qui prennent le dessus et ils ne se sentent plus investis d’une mission et de la tâche de libérer une province qui se souvient si peu et si mal.
« Le pays n’ayant pas eu lieu, la fête étant terminée, on dirait qu’on s’est retrouvé, non plus par rapport à nous, mais par rapport au monde entier. C’est dans cette cour-là maintenant qu’on a le goût d’aller jouer. […] On est condamné à la qualité et à l’excellence. […] Il y a une nouvelle race de producteurs qui a une volonté de faire du cinéma de qualité qui soit commercial et accessible. Cette nouvelle génération de producteurs veut faire des films de niveau international sans mettre de côté la spécificité québécoise. » (p.104)
Frappier deviendra une figure connue et respectée à Cannes et dans tous les festivals où l’on célèbre le septième art. La production de son dernier film, celui de Jane Campion, The Power of the Dog, lui permettra de remporter un Oscar à Hollywood. Comment oublier La leçon de piano de cette réalisatrice ? Un bijou d’intelligence.
Toute une époque défile dans Roger Frappier oser le cinéma québécois, un éveil, un travail acharné pour se distinguer dans un secteur, comme dans bien d’autres, laissé à l’abandon et souvent aux mains des étrangers. Il sera l’un des artisans qui bâtiront la renommée et la qualité des productions québécoises. On pourrait, bien sûr, établir un parallèle avec la littérature et le théâtre. Qui va rédiger la biographie du grand éditeur que fut André Vanasse, ce pédagogue qui a permis à nombre de jeunes écrivains de publier des œuvres originales et de s’imposer sur la scène internationale. Sans compter les figures migrantes de Sergio Kokis et Felicia Mihali qu’il a su faire connaître.
Un ouvrage passionnant qui nous plonge dans les cinquante dernières années, nous offre l’occasion de voir comment le cinéma, surtout celui de fiction, s’est développé au Québec et comment il a évolué pour finir par avoir sa petite place sur tous les écrans du monde.
Denis Monière s’attarde aux combats de Roger Frappier, à ses hésitations, ses échecs et ses belles réussites. Bien sûr, il ne faut pas trop se bomber le torse en suivant cette émancipation, parce que la situation demeure fragile et instable. Et, ce sera ainsi tant et aussi longtemps que le Québec n’aura pas choisi de devenir un pays. C’est là, certainement, le plus grand des projets qui permettra de résoudre bien des difficultés et des manques qui empêchent notre culture de s’épanouir partout, surtout sur le territoire du Québec, comme cela devrait se faire dans ce « pays qui n’est toujours pas un pays. »
MONIÈRE DENIS, Roger Frappier, oser le cinéma québécois, Éditions Mains libres, Montréal, 268 pages.
https://editionsmainslibres.com/livres/denis-moniere/roger-frappier_oser-le-cinema-quebecois.html