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samedi 6 mars 2010

Kim Thuy témoigne de la réalité d'une migrante

Kim Thuy est arrivée au Québec alors qu’elle avait dix ans. La fillette avait connu l’insouciance d’une vie aisée au Vietnam et puis la guerre, la victoire des Vietnamiens du Nord, l’apparition de soldats qui confondaient un soutien-gorge avec un filtre à café. 
Les parents de Kim Thuy auraient pu se retrouver au Lac-Saint-Jean. Plusieurs familles sont venues dans la région en fuyant cette guerre qui a déchiré non seulement le Vietnam mais aussi les États-Unis. Une ville adoptait alors une famille et tentait souvent maladroitement de leur faciliter les choses.
La petite fille qui ne parlait pas le français, qui ne savait rien des usages et des coutumes du Québec s’est retrouvée à Granby. Comment s’habiller avec le froid et la neige, comment manger cette nourriture différente quand on n’a jamais vu une fourchette?
«La ville de Granby a été le ventre chaud qui nous a couvés durant notre première année au Canada. Les habitants de cette ville nous ont bercés un à un. Les élèves de notre école primaire faisaient la queue pour nous inviter chez eux pour le repas du midi.» (p.31)

Les enfants

Les parents ne pensent qu’à leurs enfants. Ils sont l’avenir. Ils acceptent tout avec le sourire, surtout le père qui, après avoir mené la grande vie, doit se contenter d’emplois subalternes. La mère demeure volontaire, ambitieuse, consentant à tous les sacrifices. Elle qui ne savait que diriger des servantes doit apprendre à faire des ménages. Une réalité qu’il est difficile à imaginer.
«Mon père, lui, n’a pas eu à se réinventer. Il est de ceux qui ne vivent que dans l’instant, sans attachement au passé. Il savoure chaque instant de son présent comme s’il était toujours le meilleur et le seul, sans le comparer, sans le mesurer, c’est pourquoi il inspirait toujours le plus grand, le plus beau bonheur, qu’il fut sur les marches d’un hôtel avec une vadrouille dans les mains ou assis dans une limousine en réunion stratégique avec son ministre.» (p.73)
S’il faut tout découvrir, il est aussi impossible d’oublier… Comment chasser ce passé qui hante la petite fille? Un pays qu’ils ont quitté en abandonnant tout derrière eux. Ils ont fui sur des bateaux insalubres, avec ce qu’ils pouvaient emporter. Or, argent, diamants, quelques vêtements.
«Les gens assis sur le pont nous rapportaient qu’il n’y avait plus de ligne de démarcation entre le bleu du ciel et le bleu de la mer. On ne savait donc pas si on se dirigeait vers le ciel ou si on s’enfonçait dans les profondeurs de l’eau. Le paradis et l’enfer s’étaient enlacés dans le ventre de notre bateau.» (p.13)
Ils vivront la peur, les camps, la faim. Kim Thuy voyage ainsi entre sa réalité d’autrefois et sa nouvelle vie. Elle retournera à Hanoi pour se réconcilier avec cette partie d’elle-même. Elle y constatera surtout qu’elle est devenue une Québécoise.

Témoignage

Kim Thuy se montre une jeune femme fragile, un peu étrange parfois qui tente de souder les deux bouts de sa vie.
Elle témoigne de son vécu avec pudeur, parle de son fils autiste, ses parents et sa famille élargie. Ces fragments montrent une femme déchirée entre deux pôles et deux univers. Et peut-être le pire que peut vivre une émigrante, c’est ce sentiment de ne pouvoir exister sans avoir à regarder constamment derrière son épaule. La conscience d’être toujours en retrait, de se voir observatrice plutôt qu’agissante. Une façon de se protéger, de ne pas être étouffé par l’espoir ou la déception? Qui peut dire…
«J’aime les hommes de la même manière, sans désirer qu’ils deviennent miens. Ainsi, je leur suis une parmi d’autres, sans rôle à jouer, sans exister. Je n’ai pas besoin de leur présence parce que les gens absents ne me manquent pas. Ils sont toujours remplacés ou remplaçables.» (p.109)
«Ru» démontre qu’on ne change pas de vie en quittant un bateau ou en fuyant un pays la nuit. Il faut longtemps pour tourner la page et se sentir pleinement là. Tout ce que l’on dit sur les émigrants et leur insertion dans leur nouvelle société, Madame Thuy l’aborde subtilement, le démontre sans élaborer de thèse. Un témoigne vrai, juste, subtil, étonnant et émouvant. 

«Ru» de Kim Thuy est publié chez Libre expression. 

dimanche 28 février 2010

Émeline Pierre décrit une réalité dérangeante

Née de père haïtien et de mère dominicaine, Émeline Pierre suit des hommes et des femmes qui veulent fuir la misère. Ils quittent leur île, partent en exil, abandonnent souvent femme et enfants. Ils le font clandestinement pour échapper aux restrictions de l’émigration. Ils acceptent alors de perdre leur identité et d’être exploités par des gens sans scrupule. 
«Aujourd’hui que je suis bracera, journalière, dans un batey, je ne vois pas comment je pourrais retourner chez moi ; sans ressources, sans papiers, où irais-je ? Je suis condamnée à rester ici, dans ce campement de coupeurs de canne, prisonnière dans un pays qui ne sera jamais le mien puisque, de toute façon, les autorités dominicaines nient notre existence à nous, les Haïtiens.» (p.39)

Le rêve de ramasser un pécule et de rentrer au pays s’évanouit rapidement. Ces travailleurs illégaux deviennent des parias. Ils reçoivent un salaire de misère, s’endettent dans le magasin des propriétaires. Ils sont condamnés à travailler tant et aussi longtemps qu’ils le peuvent. Pour les femmes, on devine la suite…
«Par la suite, Voisin Jacques m’amène d’autres hommes. Pendant l’acte, je fais le vide dans mon esprit. Même le contremaître y est passé, sans me payer ou, du moins, en me rétribuant avec des coupons alimentaires. C’est son droit de cuissage. Ma réputation est faite. Je suis devenue une pute.» (p.48)
Des épouses battues par des maris alcooliques, cernées par des prédateurs qui n’attendent que leur heure. La prostitution devient alors la seule issue.
Une jeune femme arrive en Côte-d’Ivoire avec son mari. Mariée depuis deux semaines, elle rencontre la famille, sa belle-mère et les deux épouses africaines de son époux. Mohammed Touré a déjà deux femmes à Abidjan. Sabrina le sait et accepte la situation. 
«Je suis instruite, je suis bien plus belle que ses deux épouses. Il s’est marié avec moi par amour. Ce n’est pas un mariage de raison comme il l’a fait avec ces deux femmes. Je suis son Antillaise à lui comme il aime me le dire, sa go des Tropiques. D’ailleurs, la première et la dernière nuit, il les passera avec moi… Et puis, à Paris, je n’aurai pas à le partager. Du moins, j’essaie de m’en convaincre.» (p.23)
Tout se passe avec civilité. La troisième épouse fait preuve d’une naïveté qui dérange. Elle croit à son bonheur, du moins tente de s’en convaincre. Rien n’est arrivé, tout peut se produire. Est-ce seulement possible?

Macoute

Émeline Pierre touche une réalité qui est aussi la nôtre. Un chauffeur de taxi dans «Rencontre fortuite» fait monter une cliente boulevard Saint-Laurent à Montréal. Il reconnaît Marie-Merline Dorius. Elle habitait Port-au-Prince, tout comme lui. Son père était directeur d’école et s’opposait à Duvalier. L’ancien macoute a tué le père de la jeune femme. Quand le régime Duvalier a été ébranlé, il a réussi à migrer au Québec et vit paisiblement à Montréal. Un homme rangé, un père de famille exemplaire.
«Dix ans plus tard, je ne regrette pas la vie que j’ai menée en tant que macoute. J’ai lutté pour mon pays comme l’a fait Toussaint Louverture avant moi. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai rien à me reprocher. Je mène une vie rangée. Je travaille en tant que chauffeur de taxi. Je ne bois pas, je ne fume pas. J’assiste chaque dimanche à la messe.» (p.121)
Réalité ? Fiction ? Tout est possible quand on naît au pays du malheur.
Émeline Pierre dévoile un monde troublant. Les Haïtiens sont maudits dans ces pays où ils vont s’installer pour tenter d’améliorer leur sort. Racisme, exploitation, violence, indigence constituent leur quotidien.
Des récits brefs, incisifs, des personnages déconcertants. L’écrivaine peint la réalité de ces déracinés sans jamais juger. Une écriture simple, sans fioriture, particulièrement efficace. Comme si nous les suivions pour les voir basculer dans le malheur et la misère. Émeline Pierre décrit une réalité qui va au-delà de ce que nous pouvons voir à la télévision et dans les journaux. D’une inquiétante actualité. 

«Bleu d’orage» d’Émeline Pierre est publié aux Éditions de La pleine lune.

dimanche 21 février 2010

Jean-François Chassay questionne la vie.

Étienne, un chercheur, a perdu le goût de vivre. Fin de la quarantaine, fort d’une carrière ponctuée de colloques et de conférences à l’étranger, il stagne dans une forme de grisaille. La vie est un fardeau pour Jean-François Chassay dans «Sous pression».
«Depuis des années qu’il se voyait dépérir, selon les critères qu’il se donnait lui-même, il envisageait les modes de suicide les plus variés, du plus banal au plus extravagant, éliminant les méthodes stupides, consistant par exemple à se jeter devant un métro. Cette avenue idiote ne fonctionne presque jamais, on risque de se retrouver estropié sans être plus avancé, on traumatise un chauffeur et on met des gens en retard, ce qui reste une manière platement narcissique d’attirer l’attention.» (p. 21)
En bon scientifique, il prendra une décision après avoir soupesé le pour et le contre. Il convoque des connaissances, des amis, neuf hommes et des femmes pour l’aider à voir clair.
«Alors il s’était proposé un plan, désespéré (ou désespérant, il refusait de trancher). Lui qui connaissait bien des gens, depuis le temps, avait décidé pour une fois de penser à lui. De ne s’intéresser qu’à lui. De se donner une dernière chance. En demandant, pour une fois, de l’aide. L’aide des autres.» (p. 23)
Une collègue de travail, un vétérinaire, un cinéaste, un psychologue ou une peintre doivent lui donner une raison de vivre ou de mourir… Ces rencontres devraient permettre à Étienne de cerner le pour et le contre qui plaident en faveur de la vie ou de la mort.

Égoïsme

Les interlocuteurs ne savent que parler d’eux et de leurs obsessions. Certains propos étonnent, ceux du psychologue entre autres qui se montre particulièrement dur envers les Québécois et Montréal.
«Le Québécois est dans le meilleur des cas un trou de cul infantile, dans le pire un porc infantile. Je m’égare. Mais c’est justement ce qu’il faut.» (p.57)
Pas de quoi vouloir s’incruster dans une telle population.
Étienne doit continuer son chemin de croix, de plus en plus épuisé, de plus en plus seul.
«Son esprit, pour le moment, s’étiole dans une sorte de vide. Il se contente de suivre le mouvement du wagon. Il souffle sept fois, comme s’il voulait saisir un rythme qui lui appartiendrait. Il souffle sept fois et voit sept étoiles apparaître devant ses yeux. Sept étoiles, sept lumières, du feu. Un brasier. Et pourtant, il ne ressent rien.» (p.28)
Est-il possible de trouver des raisons objectives qui font choisir la vie… ou la mort? Les raisons scientifiques et les équations qui feraient en sorte qu’Étienne ait la certitude qu’il va faire le bon choix existent-elles?
«Avait-il tout son temps ou au contraire devait-il se dépêcher pour utiliser au maximum les possibilités de cette journée ? Son attitude ressemblait plutôt à l’attente d’un signe qui lui indiquerait la route à suivre. Une sorte de miracle du destin. Pour un athée comme lui, lecteur de Richard Dawkins depuis toujours même si la question de l’évolution l’intéressait modérément, on pouvait y voir de l’ironie. On pouvait même se permettre d’en rire.» (p.107)

Questionnement

On y côtoie des figures historiques, des gens qui ont dû répondre un jour ou l’autre au questionnement d’Étienne. 
«Le voilà toujours aussi immobile, au carrefour de la rue Laurier et du boulevard Saint-Laurent. Il ne reste tic-tac plus que tic-tac quelques tic-tac minutes tic-tac avant minuit. Peut-être… non, certainement qu’il se demande : et maintenant ? En effet : maintenant. Il y a des limites à tergiverser.» (p.225)
À la fin, tout est possible, comme tout peut s’arrêter. C’est peut-être là le sort du vivant. Il n’y a jamais de certitude. Tout est une question de regards, de pulsions et de désirs. L’empathie entre les êtres humains n’existe pas chez Jean-François Chassay. Tous sont prisonniers de leur individualisme. Écouter l’autre, le comprendre, l’accompagner ne fait pas partie de leurs habitudes. Portrait fort dérangeant de notre époque? Peut-être…
Ce récit grinçant nous laisse avec nos questions. Le choix de vivre semble tout aussi absurde que celui de mettre fin à ses jours.

«Sous pression» de Jean-François Chassay est publié aux Éditions du Boréal.

dimanche 14 février 2010

Pascal Millet s’attarde au côté sombre de la vie

Pascal Millet, en plus d’écrire pour la jeunesse, aime bien bousculer les adultes. «Animal» présente quatorze nouvelles dont la moitié à peu près a été publiée dans des revues. Millet y explore le côté sombre de la vie, des milieux où des femmes et des hommes portent une blessure qui happe leur existence. Ce sont des éclopés, des tourmentés qui s’étourdissent avant de poser le geste fatal. Nous voyons souvent ces personnages par les yeux d’un animal. Un chat, une mouche permettent à l’écrivain de peindre d’une couleur singulière ces histoires dérangeantes.
 J’ai apprécié en 2006 «L’iroquois». Dans un roman noir l’écrivain mettait en scène deux jeunes frères qui fuyaient la maison après le suicide de leur mère. Ils tentaient de partir en Amérique pour vivre avec les Indiens. L’escapade devenait une forme d’initiation qui basculait dans la tragédie.

Contenu

Dans «Scénario pour une métisse», une jeune femme aiguise sa vengeance. La traversée du Québec ne peut finir que dans le sang. Des patrouilleurs, dans «Animal», ont pour mission de retracer une bête qui s’est évadée de son parc. Une bête qui ressemble étrangement à un être humain.
«La chemise de toile était complètement ouverte sur sa poitrine et, me baissant pour ramasser le bout de bras, j’ai vomi. J’ai eu l’impression de rester un instant entre deux mondes, deux extrêmes, mon estomac était complètement retourné, puis Luis a klaxonné.
Merde, j’ai pensé, j’espère qu’ils n’ont pas fait d’erreur dans leur calcul là-haut, parce que celui-là nous ressemblait drôlement. J’ai enveloppé le bras et je me suis dirigé vers la voiture. Il ne pleuvait pratiquement plus.» (p.88)
Le lecteur suit un couple qui tangue dans sa vie lors d’un voyage en pleine tempête, des cow-boys qui se tuent dans la plus folle des absurdités. Il y a aussi une vengeance préparée avec soin. Les circonstances font les héros qui n’échappent pas à une forme de fatalité qui les enferme et les pousse au pire. Des enfants, des femmes, des marginaux qui s’accrochent à la vie. De véritables coups de poing dans plusieurs cas.

Réalité

La canicule a frappé la France en 2003. Les médias ont parlé de 20 000 morts. Les autorités ont dû mettre les corps dans des camions réfrigérés. Pascal Millet s’est inspiré de ce drame. Une fillette croit que le hamster de sa grand-mère est accroché dans le véhicule. Elle comprendra que c’est sa grand-mère qui est décédée. Cette confusion tient le lecteur en haleine tout au long des pages.
«Les adultes se sont tous retournés vers moi. Certains m’ont regardée comme si j’avais dit un gros mot. J’ai même senti que j’avais jeté un froid comme on dit. Et un froid, en pleine canicule, c’était pas mal pour une petite fille de cinq ans. Ma mère a attrapé  ses épaules, mon père a mis ses mains dans ses poches, la femme de mon autre tonton a rabattu sa voilette devant ses yeux et Mme Dusseault a sorti un kleenex de sa manche.
- C’est grand-mère, j’ai dit. C’est grand-mère qu’ils ont accrochée dans le camion.
Ils ont tous baissé la tête, ma mère a recommencé à pleurer et Mme Dusseault a serré mon père contre elle.» (p.28)

Registres

Pascal Millet passe de la langue québécoise à l’argot français sans effort. Il s’adapte au sujet, à la situation, au milieu et ça sonne juste. Il démontre une belle virtuosité, ne cesse de surprendre et de faire grincer des dents. Il a surtout le sens du détail pour décrire le drame de ses personnages qui se tiennent au-delà du bien et du mal. Des mondes où les pulsions font foi de tout. Il sait aussi devenir tendre, mais il a surtout l’art de décrire le côté obscur de la vie, celui que nous n’aimons pas tellement voir.
Ces quatorze nouvelles bousculent un peu tout le monde et nous laissent souvent pantois. C’est drôlement efficace. Une manière de voir notre société qui ne correspond pas à celle que l’on cherche à nous vendre dans les publicités. Un voyage étonnant et perturbant.

«Animal» de Pascal Millet est publié chez XYZ Éditeur. 
http://www.editionsxyz.com/auteur/261.html

Felicia Mihali cultive un fort instinct de vie

Felicia Mihali, depuis «Le pays du fromage» paru en 2002, ne cesse de multiplier les publications. Six ouvrages en huit ans.
 Originaire de Roumanie, elle a connu le régime communiste de Ceausescu pendant son enfance et une partie de sa vie de jeune femme. De quoi marquer, pour ne pas dire traumatiser. L’autobiographie ou le récit chez cette écrivaine n’est jamais loin, même quand elle nous entraîne en Chine.
Ce passé nourrit son écriture, particulièrement dans «Le pays du fromage», «Dina» et «Confession pour un ordinateur». Comment oublier une existence où la misère et la famine sont le lot de tous? Le régime de Ceausescu s’est infiltré partout, politisant toutes les occupations normales de la population.
Dans «Confession pour un ordinateur», elle s’inspire de cette époque pour construire une fiction qui prend l’allure d’une longue marche vers la liberté physique et intellectuelle.

Études

Une jeune fille fuit un monde sclérosé pour entreprendre des études à la ville.
«Mon adolescence a commencé un jour d’automne, à Bucarest, pendant le règne de Ceausescu.» (p.13)
L’adolescente échappe à un village où la vie est particulièrement étouffante, l’avenir impossible.
«Dans cette ville perdue dans l’obscurité, j’étais peut-être la seule fille heureuse, heureuse comme peu de femmes l’ont jamais été. J’étais heureuse parce que j’avais quitté mon village et que je vivais dans un endroit où je ne m’orientais qu’au prix de nombreux égarements, étant donné que je ne pouvais quitter l’internat que quelques heures, le dimanche. J’étais contente que personne ne soit sur mes traces, pour me surveiller derrière les clôtures. Dans ma nouvelle vie, rien n’était ni interdit ni obligatoire.» (p.25)
La Roumanie alors piétine en marge du temps. Les marchés d’alimentation sont vides et il n’y a plus de travail. Même la carrière militaire a perdu de son lustre. La jeune fille croise un peintre lors de «ses égarements» dans la ville. Elle a quinze ans, il a l’âge d’être son père.

Initiation

Ils se voient. Elle le fuit et le retrouve. Il nourrit son imaginaire, devient une sorte de «mentor».
«Lorsqu’il insistait trop, je disparaissais, fuyant cette identité honteuse qui ne me causait que des ennuis. Je préférais mourir plutôt que de lui apprendre quoi que ce soit sur moi.» (p.30)
Le peintre croit au début qu’elle est là pour l’espionner parce qu’il a refusé de faire le portrait du couple présidentiel. Relation trouble, étrange, malsaine.
Elle rencontre l’artiste épisodiquement. Son premier amour, même si les hommes se bousculent dans sa vie. Elle trouve le moyen de se marier, d’avoir une fille, de voyager, de retourner vivre à la campagne, de divorcer pour reprendre des études tout en gardant le cap sur l’écriture.

Les femmes

Les personnages féminins de Felicia Mihali sont emportés par les événements et empruntent souvent des routes étonnantes malgré leur volonté de changer de vie. Et curieusement, c’est cette «passivité» qui les sauve.
«Je me réveillais de l’état de choc que j’avais traversé. Je lui avais survécu. Je me suis habituée à l’idée que j’avais fait mon choix, et peut-être une conquête, que j’étais en train de changer et que dorénavant ma vie ne serait plus la même.» (p.55)
Elle deviendra journaliste et écrivaine.
Son personnage, dans «Confession pour un ordinateur», fait preuve de ténacité et de courage. Elle finit par s’en sortir même si la grisaille des jours semble l’emprisonner. Malheureusement, il peut y avoir aussi des perdantes. Dans son roman précédent, Dina est broyée par un homme qui la détruit. Tout comme le régime communiste a écrasé la Roumanie.
Mais plus souvent qu’autrement, elles sont le reflet de ce pays qui a fini par relever la tête après les délires de la dictature. L’instinct de vie triomphe de toutes les embûches et de toutes les folies dans l’univers de Mihali.
S’aventurer dans le monde de cette romancière, c’est accepter de perdre souvent ses repères.
De roman en roman, Felicia Mihali reprend un chant de libération souvent douloureux mais combien humain et touchant. L’écrivaine s’attarde à la longue marche de ces femmes qui s’échappent d’une société archaïque pour s’affirmer dans la modernité. Toujours troublant et inquiétant.

«Confession pour un ordinateur» de Felicia Mihali est publié chez XYZ Éditeur.

dimanche 7 février 2010

Comment bien interpréter les faits de l'histoire?

Jean-Claude Germain, dans «Nous étions le Nouveau Monde», raconte le régime français de façon amusante, s’attardant à des personnages comme Jeanne Mance, Maisonneuve et Montcalm. Dans «Les Robinson Crusoé de l’histoire» Jean-Paul de Lagrave survole le Québec des débuts jusqu’à maintenant, convoquant Montcalm, George Washington, Voltaire et quelques autres.
Ces deux livres démontrent de façon éloquente comment l’histoire peut dire une chose et son contraire.
«Lorsqu’on invoque le passé, proche ou lointain, c’est une erreur de perspective de croire que les ancêtres sont les anciens et que nous, nous sommes les jeunots. C’est même le contraire qui est juste. Par rapport à eux, nous sommes les vieux et par rapport à nous, ils sont notre jeunesse. Ne sommes-nous pas la somme de ce qu’ils ont été?», écrit Jean-Claude Germain.
Le problème reste d’interpréter correctement ce qu’ont été les ancêtres pour mieux se comprendre.

La Conquête

La France a préféré la Guadeloupe et la Louisiane au Canada suite aux négociations qui ont suivi 1760. Certains, comme Jean-Paul de Lagrave, y voient une forme de trahison. Il s’attarde longuement à cette période et aux jeux de coulisses de la France lors de la guerre d’indépendance américaine. Il reproche aux Français de ne pas avoir marché avec les Américains pour envahir le Canada et rétablir l’hégémonie française sur cette partie du monde.
Si Jean-Claude Germain et Jean-Paul de Lagrave s’entendent sur le rôle de la France et celui de George Washington, ils s’opposent quand il est question de certains personnages. Germain aime bien souligner les différences qui deviennent de plus en plus évidentes entre les «Canayens» et les Français qui débarquent ici. Les ancêtres des Québécois s’étaient intégrés aux populations indiennes en apprenant leur langue et en pratiquant la guerre à leur façon. Le marquis de Montcalm détestait cette façon de faire et la considérait comme de la barbarie.
«Inexpérimentés dans ce genre de combat, les soldats de la première rangée ignorent qu’après avoir tiré un coup, ils doivent recharger leurs armes sans cesser de courir. Plusieurs mettent un genou à terre, comme à l’exercice, et provoquent une suite de culbutes qui casse l’élan de leur attaque. Au bas de la pente, les Anglais qui les attendent, font tous feu en même temps. Après la pagaille, voici la débandade!» (Jean-Claude Germain)
Un différend qui a eu les conséquences que nous savons. Jean-Paul de Lagrave fait un héros de Montcalm et Jean-Claude Germain une caricature.
«Par sa vaillance sur les plaines d’Abraham, Montcalm avait empêché l’ennemi de s’emparer de Québec, la capitale, que Ramezay sur les ordres de Vaudreuil, avait lâchement vendu. Puis ce fut la honteuse capitulation de Montréal», écrit Jean-Paul de Lagrave.
«Trois jours avant la reddition du gouverneur de Québec, Nicolas-Roch de Ramezay, Montcalm trouve assez de souffle pour expédier une lettre de capitulation aux Anglais avant de rendre l’âme. Ce fut la dernière couillonnerie du petit marquis», affirme Jean-Claude Germain.

Révolution tranquille

Plus près de nous, les affirmations de Jean-Paul de Lagrave sur la Révolution tranquille étonnent.
«Malgré la Révolution tranquille, la société demeurait la même que précédemment. Les Québécois restaient dans leur ensemble des pauvres et des ignorants dans un monde en pleine mutation. L’enseignement laïque et gratuit, de la maternelle à l’université, leur était refusé. Une petite élite seule avait amélioré son sort.» (p.134)
Le Québec remettait les pendules à l’heure dans les années 60. Il s’inscrivait dans la modernité en se donnant les outils d’un État moderne et avant-gardiste en éducation et en soins de santé. Les frais de scolarité demeurent encore les plus bas en Amérique malgré des lacunes. Si le système de santé éprouve aussi ses problèmes, il fait l’envie de bien des pays.
«Nous étions le Nouveau Monde» de Jean-Claude Germain et «Les Robinson Crusoé de l’histoire» de Jean-Paul de Lagrave démontrent comment on peut opposer certains faits historiques. Ces livres donnent raison à Joseph Facal qui, dans «Quelque chose comme un grand peuple» dénonce certains historiens qui gomment les faits pour promouvoir l’approche canadienne. L’histoire sert à fournir des munitions aux souverainistes comme aux fédéralistes, deux approches qui s’affrontent depuis la Confédération.

« Nous étions le Nouveau Monde » de Jean-Claude Germain est publié aux Éditions Hurtubise et « Les Robinson de l’histoire » de Jean-Paul de Lagrave est paru aux Éditions Trois-Pistoles.