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jeudi 1 mai 2008

Les paradis dissimulent bien les drames

Monique Proulx, dans «Champagne», son dernier roman, effleure une problématique qui fait saliver les médias. Combien de conflits éclatent entre les «développants» et les «verdoyants» qui protestent quand on veut implanter un port méthanier ou un parc d’éoliennes qui défigurent un paysage. Partout au Québec, les tenants du progrès à tout prix se heurtent à des groupes qui veulent protéger leur coin de pays. Non, Monique Proulx ne cherche pas à pourfendre ceux qui balafrent les paysages en scandant les mots profits. C‘est pourtant le combat qui se profile dans de ce roman foisonnant. Une preuve s’il en faut que les créateurs sont attentifs aux grands enjeux de notre société.
L’écrivaine nous entraîne dans un coin sauvage au nord de Montréal. Un petit lac calme accueille quatre ou cinq villégiateurs. Un paradis où le moteur est banni, où les bêtes vivent dans une forêt abandonnée à toutes les saisons.
Lila Szach ne semble s’inquiéter que pour les champignons, les oiseaux, les poissons et un orignal qui ménage ses apparitions à la pointe du lac. Elle protège son paradis avec un zèle inquiétant. Tous doivent obéir à ses diktats. Mais comment éloigner les prédateurs qui ne pensent que centre de skis et villégiature?
Malgré tout, les gens cohabitent dans une certaine harmonie, vivent des amours sans lendemain, tentent de guérir, bien ou mal, écrivent pour cicatriser ou gagner leur vie. Même le jeune Jérémie s’invente un monde pour oublier sa famille dysfonctionnelle en peuplant la forêt d’êtres étranges.
«C’était un sentier fascinant, contenant juste assez de monstres pour garder sur le qui-vive sans donner de sueurs insupportables, tantôt fermé comme un poing sombre entre les conifères touffus, tantôt ouvert à l’infini sur des clairières bienveillantes où le soleil s’engouffrait par coulées. Au moins deux fois, Jérémie fût tenté d’aller se perdre dans ces grands terrains de jeux lumineux, mais pas si fou, ce n’était pas parce qu’il venait de la ville qu’il allait oublier les Sombrals et les Centaures traîtreusement arc-boutés, pour sûr, derrière les longs troncs épars.» (p.21)

Le mal

Plus nous avançons dans cette histoire, moins les choses sont claires. Lila Szach a perdu son mari. Est-ce un accident ou un suicide? Elle doit vivre aussi avec le remords parce qu’elle a presque cédé aux avances de Gilles Clémont, un chasseur effronté qui braconnait sur ses terres et qu’elle a voulu empoisonner. Sa voisine Claire imagine des scénarios sanglants qu’elle destine à la télévision. Des histoires sordides qui finissent par la rattraper. Simon aide un peu tout le monde en allant de l’un à l’autre dans son kayak. D’autres ne peuvent oublier les horreurs du passé. Violette a connu l’enfer d‘un père pédophile, d’une mère qui se fermait les yeux et ne voulait rien entendre.
«Elle n’a jamais protégé des mains folles du fou les petits de son propre ventre, elle n’a jamais désavoué le fou dans ses violences, elle a refermé la porte de la chambre sans bruit quand elle a surpris le fou en train de vous violer, et elle continue de jurer que tout ça n’a jamais existé, a été inventé dans votre tête, dans vos dix têtes. Si vous la revoyez un jour, ce que vous ne souhaitez pour rien au monde, vous l’accueillerez à coups de batte de baseball et vous frapperez jusqu’à ce que l’un d’eux – bois ou crâne – se rompe le premier.» (p.192)
Comme quoi les paradis peuvent dissimuler des enfers.

Sauvagerie

Monique Proulx plonge dans une sauvagerie qui happe les protagonistes. Parce que derrière le calme apparent, les grandes passions ne dorment jamais. Les humains, mêmes pour les plus nobles causes, peuvent aussi commettre d’incroyables sottises.
«Les pires étaient les amateurs de fleurs et de jardins. Ils venaient ici, stupéfaits par tant de luxuriance éparpillée, et une fois que Claire et Luc les avaient baladés dans les tourbières sauvages et les clairières moussues, ils sortaient des pelles et des seaux et tenaient mordicus à rapporter dans leur jardin des nymphéas, des bébés sapins, des plants de rudbeckias, des lichens qui mettent cinquante ans à croître d’un centimètre.» (p.122)
Monique Proulx crée un univers magique, envoûtant et hypnotisant. Une écriture somptueuse confirme sa parfaite maîtrise. Un plaisir qui ne fléchit jamais. Un grand roman qui habite votre mémoire après la lecture.

«Champagne» de Monique Proulx est publié par les Éditions du Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/monique-proulx-1107.html

vendredi 25 avril 2008

Québec a toujours inspiré conteurs et écrivains

Beaucoup de publications marqueront le 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec et de la Nouvelle-France. Les Éditions Trois-Pistoles soulignent cette date importante en ajoutant un tome à la très belle collection qu’inaugurait Bertrand Bergeron, en 2004, avec «Contes, légendes et récits du Saguenay-Lac-Saint-Jean».
Victor-Lévy Beaulieu a confié la tâche cette fois à Aurélien Boivin, un spécialiste de la littérature québécoise associé à l’Université Laval et au «Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec» depuis les débuts. Ce professeur émérite, originaire de Normandin, a publié nombre d’anthologies et s’est particulièrement attardé à Louis Hémon pour en faire connaître les ouvrages. Il était tout désigné pour mener à bien cette entreprise colossale.
Parce qu’il a fallu trier, discuter et certainement faire des choix déchirants pour arriver à cerner l’imaginaire qui entoure Québec, la ville, mais aussi la côte de Beaupré, l’île d’Orléans et ce fleuve qui déchire le continent. Des lieux qui ont marqué les premiers arrivants, les écrivains et les conteurs au cours des siècles. Tout comme ils inspirent Monique Proulx, Esther Croft, Chrystine Brouillet, Jacques Poulin et Pierre Morency de nos jours. On pourrait aussi y ajouter les noms d’Aimée Laberge, Marie Laberge, Stanley Péan et Alain Beaulieu.

Grand voyage

Aurélien Boivin a eu la fameuse idée de faire fi des époques pour permettre au lecteur de naviguer entre les récits fondateurs, les contes et les légendes en plus de s’attarder à certains écrits de contemporains. Nous allons d’un horizon à l’autre avec bonheur, ne perdant jamais de vue la ville de Québec et ses environs, la grande île d’Orléans qui semble avoir été un refuge pour tous les sorciers et les démons à une certaine époque. Du moins dans l’imaginaire.
Bien sûr, les premiers récits devaient lancer cet ouvrage imposant. Jacques Cartier raconte son contact avec le nouveau continent et les Hurons. C’est comme si nous étions des témoins. Une description pointilleuse permet de revivre ce moment qui devait changer la face du monde. Et quel bonheur de retrouver la langue française d’il y a 400 ans.
«Le VIIe jour dudit moys (septembre 1435) jour Notre Dame apres avoir ouy la messe nous partismes de ladite ysle pour aller amont ledit fleuve et vinsmes à quatorze ysles qui estoient distantes de ladite ysle es Couldres de sept à huict lieus qui est le commencement de la terre de prouvynce de Canada desquelles y en a une grande qui a envyron dix lieus de long et cinq de laize…» (p.3)
Une musique à lire à haute voix. Comme quoi la langue écrite n’a cessé de se modifier avant de se conformer à des règles qui ne cessent jamais de bouger.

Moments et figures

La bataille des plaines d’Abraham hante beaucoup d’écrivains. Pierre Villemure en donne une version plutôt étonnante. Une date qui marque l’imaginaire du Québec, même si certains contemporains tentent d’occulter ce fait historique. Les écrivains au cours des siècles sont souvent revenus sur cette guerre qui oppose Anglais et Français, cet été sanglant où les villages qui longent le Saint-Laurent ont été incendiés et pillés avant la chute de Québec.
Le lecteur glissera avec bonheur du côté des légendes, des contes et des récits, suivra des originaux comme Drapeau et Grelot. La figure de Marie-Josephte Corriveau sort de l’ombre on s’en doute. Le tout ne serait pas complet, sans une incursion dans le fantastique. Les loups-garous, les feux follets, les sorcières, les bandits de cap Rouge ont aussi leur place dans cette fresque impressionnante.
Cette lecture permet de retrouver les sources de l’imaginaire québécois, d’en explorer les avenues et de nous amarrer à la littérature qui se fait maintenant. Une magnifique expédition, un grand voyage, une occasion unique de relire des textes du frère Marie-Victorin, Louis Fréchette, Philippe Aubert de Gaspé, Amédée Papineau, Louis Hémon, Faucher de Saint-Maurice, Maurice Barbeau et des dizaines d’autres.
Il faut remercier Aurélien Boivin, Victor-Lévy Beaulieu et les Éditions Trois-Pistoles pour cet ouvrage magnifique, habité de fort belles illustrations qui font découvrir les pays du Québec, explorer un imaginaire qui survit malgré les dédales d’Internet et toutes les charges médiatiques. Un véritable délice que cette brique de plus de 700 pages qui se lit comme un thriller.

«Contes, légendes et récits de la région de Québec» d’Aurélien Boivin est publié aux Éditions Trois-Pistoles.

jeudi 17 avril 2008

Elena Botchorichvili met Chagall en mots

En lisant «Sovki» d’Elena Botchorichvili, souvent j’ai eu la sensation de glisser dans «Les mariés de la tour Eiffel» de Marc Chagall où les époux flottent sur un coq gigantesque et survolent Paris comme s’ils étaient portés par des nuages. Ils échappent à l’attraction terrestre pour vivre intensément l’amour, suivis par un diable au violon.
Elena Botchorichvili, après «Faïna» paru en 2006, nous offre une autre fable remarquable par sa densité et sa magie. Le regard reste unique, sa manière de raconter un monde cruel et fantastique. La Géorgie, le pays des origines, les villes labourées par les obus se profilent. Les hommes sont soldats dans l’Armée rouge, vénèrent Staline ou le haïssent en silence. Une époque où tous peuvent être arrêtés, torturés et relâchés un matin. Les dictatures se nourrissent d’arrestations et de souffrances, c’est connu. D’autres disparaissent, bus par la terre. Et s’ils reviennent de la tuerie, ils ont des absences étranges. Comment oublier la mort quand elle vous effleure la main pendant des mois ?
Et les femmes seules rêvent de tendresse et de caresses. L’espoir viendra-t-il au bout de la nuit? Et il y a Artchil Gomarteli.
«Alors il levait les yeux. Son regard la fixait, elle, pas une autre, la plus belle de la tablée, même si elle était un peu éloignée de lui, il ne cessait de la dévisager, avec un mélange d’exaltation et d’admiration, comme un gamin qui découvre pour la première fois une femme nue, un gamin entré par mégarde dans une autre chambre que la sienne. Une seconde passait, puis deux… Et cette femme, engoncée dans sa plus belle robe à l’occasion de cette soirée, avec ses cheveux ondulés au prix d’une nuit d’insomnie, avec sa fourchette à sa gauche et son mari à sa droite, se sentait toute nue, entièrement déshabillée, n’ayant plus que ses souliers noirs, sur la table recouverte d’une nappe blanche. Prête au sacrifice. Je me rends à vous, vous m’avez vaincue.» (p.12)

La survie

Demain pourra-t-il arriver, malgré le pire, malgré des lois qui interdisent la pensée et certains mots. L’avenir est flou, la mort ricane derrière les maisons. Le monde d’Elena Botchorichvili est cruel, ivre de misères et d’obsessions.
«Après le départ de Pepela, la maison des Gomarteli se mit aussitôt à grisailler, à se ratatiner. Il en est ainsi dans n’importe quel trou perdu de Komsomolsk quand le soleil le quitte. Artchil se tenait toujours debout près de la fenêtre, un verre de thé à la main, à regarder le mûrier. Le malheur était qu’il s’ennuyait.» (p.128)
Une écrivaine formidable, un regard sur la réalité humaine qui bouleverse. Il suffit de se laisser porter par ce conte fascinant pour en apprécier la magie. Comment ne pas aimer cet hymne à la vie et à la liberté?
«Voici ce que le vieux Gomarteli avait sur le cœur. Il haïssait Staline tout autant qu’Hitler. Il haïssait le communisme autant que le nazisme, comme il haïssait tout système qui prive les hommes de leur spécificité d’individus, qui les mélange en un ensemble unique et les broie comme un baume. Et c’est précisément parce que les hommes sont terrorisés, écrasés, transformés en extraits et en émulsions qu’ils se métamorphosent en particules impersonnelles, en ingrédients sans nom. Des Soviétiques, des Sovki.» (p.81)
Elena Botchorichvili tient son lecteur en haleine avec un récit émouvant et touchant. Encore une fois, elle démontre que l’écrivain n’échappe pas aux blessures de son enfance. Malgré sa vie à Montréal, elle ne cesse de visiter sa Géorgie qui a connu les pires horreurs, pour la raconter et la réinventer. Elle devient mémoire de ce pays écrasé et parvient à le faire vivre de façon étonnante, avec une fraîcheur qui laisse sans voix.
«Xenia extirpa ses souliers de la boue, elle sauta sur la table, des mains l’attrapèrent, il y eut de la boue sur la nappe, de la boue sur sa robe blanche, elle fit un pas, puis deux et tout fut fini, comme si le vent l’avait emportée. Et le visage des invités devint cireux comme celui des patients du docteur Gomarteli.» (p.87)
Un pur plaisir, une fête de l’imaginaire.

«Sovki» d’Elena Botchorichvili est publié aux Éditions du Boréal. 
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/elena-botchorichvili-971.html

mardi 15 avril 2008

Suzanne Jacob bouscule le langage

Suzanne Jacob s’intéresse au langage et aux mécanismes qui font que nous pouvons nous entendre entre individus qui vivent sur un même territoire. Elle a mené sa réflexion dans un essai remarquable «La bulle d’encre» et dans «Écrire» paru aux Éditions Trois-Pistoles où les écrivains tentent de cerner leur univers et le pourquoi de l’écriture.
Elle revient sur le sujet dans «Histoire de s’entendre», s’inspirant de l’expérience qu’elle a vécue à l’Université d’Ottawa où elle a été écrivaine en résidence. Elle avait accepté ce séjour à la condition de donner un cours que les étudiants devraient suivre. Histoire de ne pas parler dans le vide, j’imagine. Elle a choisi d’y questionner la langue, le langage, la pensée dans ces rencontres en explorant le monologue intérieur.
«À partir du fait que c’était le dialogue avec ces œuvres qui m’avait le mieux mise à l’abri de la désintégration, qui m’avait fait le mieux entendre ma propre voix intérieure, j’ai décidé que j’allais proposer aux étudiants une exploration du monologue intérieur, c’est-à-dire une exploration du monde là où il commence et finit pour chacun des individus de l’espèce humaine. Le monde n’est nulle part ailleurs que dans le monde des pensées de chacun.» (p.24)
Un angle qui peut prendre toutes les couleurs et peut aussi emprunter toutes les directions. Bien sûr, il y a des balises, des lois, cette grammaire qui réjouit certains et qui peut en faire damner d’autres. Un ensemble, un consensus qui fait que l’on a domestiqué le langage et qu’il est possible de communiquer entre des individus. Des codes aussi si l’on veut.

Communication

Ces règles permettent l’expression et aussi un regard sur le monde qui nous entoure, de livrer une pensée. Elles règlent aussi, policent et censurent dans une certaine mesure en mettant des balises partout.
Suzanne Jacob s’intéresse particulièrement à ces règles, à ce qu’elles permettent et aussi empêchent. Peut-être aussi se demande la romancière, qu’en se livrant à certains exercices, il est possible de faire tomber les masques, de faire entendre une voix qui est étouffée au plus profond de sa conscience. Que peut-il arriver quand on se met en situation d’écoute et que l’on ouvre toutes les valves pour ainsi dire. Bien sûr on reconnaîtra certaines approches et Suzanne Jacob montrera bien la différence entre l’examen de conscience, l’écriture automatique ou encore l’association libre que l’on pratique en psychanalyse.
«Il peut seulement faire prendre conscience que le silence, l’attention, la concentration font jaillir dans l’esprit des brouillons, des bredouillements, des amorces, des filaments de pensées, d’histoires, de récits qui paraissent n’avoir aucun sens, aucune utilité, aucun destin ni destinataire ; il peu seulement faire prendre conscience que le silence, l’attention, la concentration ont parfois pour effet de vider l’esprit de ces manifestations de l’activité de la machine narrative, sans perdre de vue que le vide, le silence, le mutisme figure parmi ces manifestations.» (p.28)
Nous basculons dans une forme d’expression hybride qui tient de l’improvisation, de la spontanéité et de libération du flux verbal. Cela permet surtout de défaire les blocages, certaines craintes qui empêchent de descendre au plus intime de soi. L’écrivaine y rencontrera des craintes, des refus et aussi des colères même dans cette approche. On ne s’ouvre pas comme on le fait de la porte d’un placard.
Suzanne Jacob tout en questionnant ses étudiants, le fait tout autant avec elle, explorant ses propres blocages, ses réticences, oscillant entre sa mère la Pianiste et sa sœur la Mouette. Elle ira rôder aussi du côté de certains écrivains qui l’ont marquée, de ses propres romans aussi. Un échange qui demande beaucoup d’ouverture et de générosité, d’humilité aussi et d’écoute.
Il en résulte un essai fort intéressant, souvent déconcertant. Elle arrive peut-être à cerner son univers, à déclencher des processus d’expression chez ses étudiants en approchant après plusieurs tentatives ce noyau dur, ce lieu où l’on cache des secrets que nous ne voulons livrer à personne, que nous ne souhaitons même pas évoquer. Pourtant, le travail de l’écrivain repose essentiellement sur cette quête, cette ouverture, cette plongée en soi qui fait que l’on dit ce que l’on ne veut pas penser même.
Un questionnement intéressant pour ceux et celles qui s’intéressent au pourquoi et au comment dans l’écriture, qui savent très bien que la langue les porte tout autant qu’elle les brime. Suzanne Jacob continue son exigeante quête.
«Écrire, c’est peut-être aussi décider d’en finir avec une histoire obsédante. Choisir son obsession et inventer l’oreille dormante qui aura raison d’elle, qui parviendra à lui donner un début, une durée, une fin. Et lire, c’est encore choisir d’entrer dans l’obsession d’une autre histoire pour exercer l’oreille dormante à trouver les issues de sa propre obsession.» (p.104)

«Histoire de s’entendre» de Suzanne Jacob est publié aux Éditions du Boréal.

jeudi 10 avril 2008

Allen Côté effectue un retour après dix ans

Dix ans après «La ruelle au fond du cœur», Allen Côté revient avec «La société du campus», un roman qui nous entraîne dans le monde universitaire même si les enseignants et les matières académiques y prennent fort peu de place. Les personnages gravitent autour d’un bistrot où les étudiants aiment refaire le monde. La vie va dans toutes les directions quand on a vingt ans. Il faut tant de choses avant de s’installer et se laisser porter par l’amour et les passions.

Myriam, Joanna, Émile, Vincent, Yanic fréquentent les mêmes lieux et cherchent, chacun à leur façon, un peu d’espace pour oublier un passé étouffant. Yanic se remet mal du départ d’Yseult. Il dérive, parle pour engourdir son mal et partage un vaste appartement, rue des Croquemitaines, avec Émile et Vincent.
Émile vient de quitter sa petite ville de région pour étudier en théâtre. Comment ne pas reconnaître Chicoutimi dans Tremblebourg? Myriam, étudiante en psychologie, y est née également. Joanna travaille comme escorte et baise juste ce qu’il faut avec ses réguliers. Elle aime Vincent, un hockeyeur de haut niveau et s’égare dans la rédaction de son mémoire.
«Oui, je ferai ma maîtrise et j’ouvrirai mon cabinet de consultante en sexologie. J’aiderai les couples à trouver l’harmonie dans leur vie sexuelle et je leur paverai la route du bonheur. Ainsi, je serai contente de moi et le soir, je fermerai les yeux en étant certaine d’avoir rendu des gens heureux. Pour l’instant, je ferme les yeux en sachant que le plaisir que je procure est purement érotique. C’est une fragrance passagère qui n’enlève rien au mal de vivre et au manque d’estime de soi qu’ont les clients même s’ils sont souvent des gens très importants.» (p.16)

Enfance

Tous tentent de guérir une blessure profonde qui vient de l’enfance; tous ont connu une forme d’abandon et de rejet qui les fait claudiquer. Surtout Myriam! Elle plonge souvent dans des colères qui laissent ses proches pantois. Elle fuit les garçons, arrive difficilement à établir des liens avec les autres. Heureusement, il y a Joanna au grand cœur.
«J’ai vingt et un ans, bientôt vingt-deux, et tous les espoirs me sont permis. Oui, il y a de la houle et ça me donne des nausées. Je ne sais pas si c’est l’angoisse, mais il m’arrive parfois de penser perdre pied et mourir. J’ai peur d’être engloutie par un maelström de larmes. Je me laisse aller et meurs doucement en croyant rejoindre maman. Mais quelque chose me retient à la vie. Un beau jour, je découvrirai peut-être ce que c’est.» (p.47)

Monologue intérieur

«La société du campus» se présente comme un éloge à l’amitié, à ces liens qui font que jamais quelqu’un est condamné à n’être qu’un navigateur solitaire dans la vie. Myriam apprivoisera son demi-frère Émile et se réconciliera plus ou moins avec sa mère biologique. Joanna abandonnera sa vie d’escorte pour vivre avec Vincent. Même Yanic trouvera un sens à sa vie en travaillant dans un nouveau bistrot. Il faut des groupes, des alliances pour survivre dans une époque qui s’effrite et ne trouve plus aucune certitude.
«Une mascarade dans un cirque burlesque. C’est un peu ça, l’Amérique, un cirque burlesque. Et plus on consomme, plus on se sent en situation de pouvoir. On ne prend plus le temps de se faire une idée de l’essentiel. Nous sommes emportés par une vague et nous flottons dans un chambardement de valeurs, sans plus distinguer le bien du mal, le réel du faux.» (p.64)
Chacun prend la parole dans cette quête d’identité. Il en résulte des monologues fort peu personnalisés, même si le locuteur change. L’écriture reste neutre, un peu terne. Comme si chacun devait prendre du recul pour saisir sa vie et la direction qu’il entend emprunter.
Un plaidoyer discret pour la compréhension et l’acceptation en ces temps d’accommodations raisonnables. Allen Côté semble croire que les jeunes de vingt ans vivent spontanément l’ouverture et l’entraide. Ils ignorent les jugements, les anathèmes et parviennent à esquisser une société inclusive, permissive et plus tolérante.

«La société du campus» d’Allen Côté est publié chez VLB Éditeur.

jeudi 3 avril 2008

Katia Belkhodja enchante à son premier roman

 Parfois, on reste étourdi, incapable de trouver les mots en refermant un livre. Les phrases se défilent. C’est ce qui m’est arrivé avec «La peau des doigts» de Katia Belkhodja, une écrivaine née en Algérie.
Je suis devenu frénétique, moi qui souligne au marqueur jaune les passages que j’apprécie de mes lectures. Un peu plus et toutes les pages de Belkhodja devenaient un parterre de printemps engorgé de nouveaux pissenlits.
«Je t’ai reconnue à cause de tes boucles, sur l’esplanade de la Place-des-Arts. Il ne pleuvait pas. Il ne faisait pas, non plus, tout à fait beau. Pas vraiment. La moitié du ciel en nuages, sentinelles de lumières et d’ombres. Je me suis dit, comme ça : les nuages nous surveillent, avec dedans le visage des oubliés.» (p.9)
Un feu, une présence, une manière qui envoûte. Du début à la fin.

Nomades

Celia a quitté l’Algérie pour rejoindre un jeune homme à Paris. Un amoureux qui sentait le noisetier et avec qui elle a fait l’amour une seule fois.
«D’abord les lèvres, et puis les vêtements qui s’enlèvent et qui glissent, les robes et les sarouals, les jupons, les ceintures, les foulards, les bijoux, et il ne reste plus que la peau pour habiller le corps. Il ne reste que soi. Et l’autre, en face, si terriblement différent et si semblable. Et ils se fabriquent des soupirs. Explorations interrompues, tâtonnantes, cambrures, courbures d’amour et de douceur et le moment où il n’y a plus rien à explorer de là, aussi, le moment où il entre où c’est la première fois.» (p.17)
Paris et Montréal plus tard. Et cet amoureux qu’elle ne retrace jamais. Toute l’histoire devient une quête, de multiples errances. Impossible de trouver un lieu où il est possible de calmer cette frénésie. Des rencontres étonnantes, des amours qui soufflent l’âme et le corps, des folies qui poussent les jumeaux Gan, un autiste et Fril, le peintre, ou Dona à partir sans jamais se retourner. Ils sont des migrants de l’âme. Ils marchent sur une lame de rasoir, oscillants entre la folie et la lucidité; ils vont, transis, illuminés, trouvant un peu d’apaisement dans ce mouvement. Ils fuient, ne trouvent jamais, qu’importe.

Envoûtement

Katia Belkhodja entraîne le lecteur dans une ronde fantastique, avec, comme des oasis ici et là, où il est possible de reprendre son souffle. Et cette écriture qui envoûte telle une phrase de Marguerite Yourcenar qui obsède Gan.
«Attendre Marguerite Yourcenar, comme ça, en deux mille cinq, la femme prophète. Viens et libère-nous du non-sens. Et éloigne Beckett comme un diable en boîte. Je n’ai même jamais su ce qu’elle écrit, Marguerite Yourcenar. (Non, pas ce qu’elle a écrit : il paraît qu’on écrit toujours au présent, même ce qu’on a déjà écrit. Je ne savais pas, un poète me l’a dit au détour d’un chemin, il y a longtemps, avant de ne plus m’aimer. Mes amours toujours au présent, même ce qu’on a déjà aimé. Même quand on a arrêté d’écrire, arrêté d’aimer.)» (p.32)
Et dire que Katia Belkhodja a vingt ans, qu’elle est étudiante en littérature, qu’elle présente une œuvre formidable à sa première tentative. Une véritable magie emporte ce roman et les personnages.
«Et elle prend dans sa main très vieille et puis toute brune, sa main avec des taches, lézardée comme un mur, la peinture qui s’écaille, sa main, la peau comme de l’art abstrait. Elle prend la main de la cousine, Celia. Elle retourne sa main et sur chacun des doigts, pulpes brûlées, la peau. Chacun à tour de rôle posé sur sa bouche. Crevassée, ramassée, rentrée, tirée vers l’intérieur. Celia embrasse Celia, lui dit : toi non plus, tu ne seras jamais un saumon.» (p.92) 
Katia Belkhodja nous pousse à la limite de l’apnée. Ça sent le sable, la peau gorgée de miel, le soleil, le bleu du ciel si cela se peut. Tous les personnages se croisent, se perdent et se retrouvent dans une incroyable pérégrination. Ils s’aiment, se blessent, n’arrivent pas à calmer la douleur qui les possède. Des pages étonnantes de beauté, une écriture très singulière. Un enchantement. Une belle découverte.

«La peau des doigts» de Katia Belkhodja est publié chez XYZ Éditeur.

mercredi 26 mars 2008

«Mademoiselle Personne», un beau roman

Marie-Christine Bernard entrait en littérature en 2005 avec «Monsieur Julot». Ce récit où elle racontait sa lutte contre le cancer a remporté le prix Abitibi-Consolidated du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean.
L’auteure se permettait une incursion dans l’érotisme peu après sous le nom de Marie Navarre, avant de se tourner vers la littérature jeunesse. «Les Mésaventures de Grosspafine» raflait le prix Jovette-Bernier en 2007. Un ouvrage plein d’humour.
Et voici «Mademoiselle Personne», une histoire d’amour et de passion qui se situe quelque part en Gaspésie, au bord de la mer ou du fleuve qui a vu naître l‘auteure. Céleste a eu la polio enfant. Elle en garde une démarche «houleuse» qui attire les hommes comme les flammes les papillons. Elle flotte sur le monde, se montre sans partage et capable de tout pour vivre l‘amour. Trois hommes se brûleront en l‘approchant. Comme si une malédiction s’accrochait aux frémissements de sa robe blanche.

Tour de force

Les personnages de Marie-Christine Bernard donnent leur version des faits tour à tour. Une forme de déposition pour cerner une vérité fuyante, expliquer leur rôle dans une histoire de violence et de passions aveugles.
«Chaque personne a son histoire. Chaque histoire se déroule toute seule dans le temps, petit fil ondulant dans le vide sidéral. Parfois les fils se croisent et tissent un bout de trame. Puis ils repartent, chacun dans sa direction. Ainsi se tricote la grande toile de la vie. Fascinant, n’est-ce pas ? C’est à partir de cette idée que j’ai écrit tous mes romans. J’ai toujours en tête cette image de motif dans le tissu. Lignes, couleurs, textures.» (p.19)
La romancière emprunte la forme de l’oralité comme dans «Monsieur Julot». Julien, le dernier amant, Will le capitaine perdu en mer, Émile l’éternel prétendant et Céleste, qui termine le récit comme il se doit, apportent leurs tics et leur façon de dire. Surtout, ils présentent leur version d’une histoire qui sort de la banalité. Ce n’est pas sans rappeler «Les fous de Bassan» d’Anne Hébert où les personnages prenaient la parole pour faire découvrir une facette de l‘histoire.
Le défi est grand. Le lecteur emprunte plusieurs fois le même sentier et la narration doit coller au personnage. Un ton, une parole singulière doivent retenir le lecteur et lui donner envie de continuer. Un défi d’écriture que Marie-Christine Bernard relève magnifiquement. Le puzzle se complète et à chaque témoignage nous faisons un pas vers ce drame qui a brisé Céleste.

Mademoiselle Personne

Figure exceptionnelle que Céleste, une femme qui se rebaptise Mademoiselle Personne parce qu’elle n‘existe plus depuis que Will, son amant, est disparu en mer. Un personnage qui pourrait facilement envahir le grand écran. Il a toutes les caractéristiques pour séduire le lecteur comme le cinéphile.
Et quelle façon de renouveler le langage de l’amour et de la passion. On se surprend à revenir sur sa lecture pour savourer chaque mot de ces moments brûlants comme des tisons.
«L’ombre la suivait d’un pas, comme de raison. Mais je ne l’ai pas vue entrer à la suite de l’autre. Je ne voyais plus rien. Comme lorsqu’on pénètre dans une pièce un peu sombre après avoir passé l’après-midi dehors en plein soleil, au mois de janvier. Le mot, c’est ébloui. Mais ce n’est pas assez pour justifier ce qui s’est passé par la suite. En fait, j’étais brûlé. Les yeux brûlés jusqu’à l’âme. Et je n’avais pas encore vu ses yeux, à elle. Juste une esquisse d’elle, avec sa petite robe blanche et ses cheveux tout ébouriffés qui lui faisaient une auréole pailletée d’or. Son mouvement vif et langoureux à la fois. Sa fuite de petite bête furtive.» (p.120)
Le lecteur est envoûté par cette Céleste qui attend pendant toute une vie, face à la mer qu’elle insulte ou cajole selon les pulsions du jour. Comment ne pas songer à Noël Audet et «L’ombre de l’épervier», cet autre grand roman de la Gaspésie qui a donné une télésérie inoubliable. La présence amérindienne, comme un chant, accompagne Céleste et l‘enrobe de mystères, donne une dimension incantatoire et mythique à ce roman troublant.
Avec «Mademoiselle Personne», Marie-Christine Bernard s’impose comme une écrivaine importante pour notre plus grand bonheur.

«Mademoiselle Personne» de Marie-Christine Bernard est publié chez Hurtubise HMH.

jeudi 20 mars 2008

Zhimei Zhang est une véritable héroïne

Alexandre Soljenitsyne secouait le monde, en 1962, avec «Une journée d’Yvan Denissovitch». Peut-être le premier ouvrage à montrer le visage de la dictature communiste. Il devait continuer son travail de témoin dans «Le pavillon des cancéreux».
Paul Bussières, un écrivain originaire de Normandin, dans «Olympia de la Havanne» démonte la mécanique du régime cubain où l’individualisme s’efface devant un État collectiviste. Une société où la délation et les pires trahisons permettent de s’approcher du pouvoir.
Encore aujourd’hui on cherche ses mots devant un témoignage comme celui de Zhimei Zhang, une Chinoise qui a vécu le régime de Mao. Ces récits prouvent que l’homme «est parfaitement capable d’être le mal» comme l’écrit Marie-Christine Bernard dans «Mademoiselle Personne». Certains croient que la situation change en Chine avec les échanges commerciaux et les missions économiques. Pourtant, le pays reste un régime totalitaire où la dictature répète les mêmes horreurs. Demandez aux Tibétains!

Libération

Zhimei Zhang était enfant quand Mao a balayé la Chine avec son armée pour «libérer le pays». Le père de la jeune Zhimei, descendant de riches propriétaires, avait étudié au Japon et travaillé pour les envahisseurs, occupant des fonctions importantes dans une banque et au gouvernement. Aux yeux des communistes, il était un traître. La famille Zhang sera persécutée et le père réduit à balayer les rues. Les enfants sont hantés par le passé de la famille. Ils deviendront la cible de fanatiques qui succèdent aux fanatiques en s’imposant par la violence et les pires outrances.
«J’avais bien essayé d’entrer dans le moule, d’arrondir mes angles, de confesser mes pensées les plus secrètes, j’avais fait des choses qui allaient à l’encontre de ma conscience et de ma personnalité afin de démontrer ma loyauté au système. Qu’y avais-je donc gagné? J’étais malgré tout toujours une paria à l’intérieur de ma propre culture : une femme divorcée qui avait des amis étrangers et de mauvais antécédents familiaux. Je ne serais jamais acceptée et mes enfants seraient également stigmatisés. Il m’avait fallu vingt ans de ma vie pour comprendre cela.» (p.11)
Ce terrible étouffement Zhimei Zhang le raconte avec sobriété dans «Ma vie en rouge». Un combat de tous les instants, une crainte qui marque chaque geste et chaque parole. Dans un tel environnement, le père, la mère, les enfants, le mari peuvent devenir des témoins qui prouvent que vous êtes un traître.
«Un professeur d’anglais fut incarcéré parce qu’à la maternelle, son garçon de cinq ans avait été surpris à dire que l’ancien chef d’État Liu Shaoqi était une bonne personne. Il fut accusé d’avoir enseigné à dire cela à son fils. Un professeur de science politique fut écroué pour une note griffonnée dans un livre à propos du jeune Mao. Le texte disait que Mao était un lecteur vorace. Il avait ajouté dans la marge: «Moi aussi!» Il fut puni pour avoir osé se comparer au Grand Timonier.» (p.180)

Volonté

Il est assez étonnant de voir comment l’État chinois a réussi à mobiliser des hommes et des femmes dans des campagnes ineptes. Une façon de trouver des suspects ou d’identifier les têtes fortes? Les absurdités succèdent aux aberrations.
«Une campagne pour nettoyer les villes infestées de vermine devint une véritable passion nationale durant l’été 1958. Puisqu’elle était la capitale, on s’attendait à ce que Pékin fût un exemple pour le pays. «À bas les quatre nuisibles!» disait le slogan du jour. Les moineaux, les rats, les mouches et les moustiques m’aidèrent à naviguer vers le prochain test de loyauté demandé par le parti.» (p.94)
Interrogations, flagellations, déportations dans les campagnes, travail physique dans des conditions incroyables pour «se rééduquer» auprès de paysans qui n’y comprennent rien, ne la casseront pas. Malgré les pires sévices, Madame Zhang n’oublie jamais son désir de liberté et d’avoir une vie personnelle. Ce que le régime de Mao ne permet d’aucune façon.
À cinquante ans, elle a réussi à émigrer au Canada pour tout recommencer et se refaire une vie. Une femme exceptionnelle qu’il faut saluer pour son courage et sa vie de combattante.

«Ma vie en rouge» de Zhimei Zhang est publié chez VLB Éditeur
http://www.edvlb.com/zhimei-zhang/auteur/zhan1003

jeudi 6 mars 2008

Noah Richler ressasse ses rancunes

Selon l’essayiste Noah Richler, dans «Mon pays, c’est un roman», pour qu’un lieu existe, il faut des mots et des fictions pour en dessiner la carte.
«Un lieu n’est qu’un paysage jusqu’au jour où des récits lui donnent vie et lui confèrent son identité – ou, pour reprendre une expression dans le vent, sa psychogéographie. La somme des histoires consacrées à un paysage donné ou racontées à partir de celui-ci crée l’impression d’un lieu qui n’existe que dans l’imagination, mais fonctionne à la manière d’une carte, car les lieux sont aussi réels que les personnes, même s’ils sont sans voix.» (p.21)
Richler a enquêté à Iqaluit, Calgary, Saskatoon et Saint-John de Terre-Neuve, visité «les pays du Canada» pour rencontrer des écrivains, des autochtones, des migrants récemment arrivés ou les descendants des fondateurs qui cernent le pays en écrivant. Il tente de déterrer des mythes fondateurs, rôde autour des explorateurs Knud Rasmussen et John Franklin pour expliquer la pensée des Canadiens, leur manière de concevoir la réalité et de l’appréhender.
Les regards changent selon le lieu de naissance. Un Inuit ne pense pas l’univers comme Lisa Moore de Terre-Neuve ou Margaret Atwood. Des différences, mais aussi des constances.

Le Québec

Tout se gâte quand Noah Richler débarque à Trois-Pistoles pour rencontrer Victor-Lévy Beaulieu et ses sept chiens. Pourtant le romancier et l’essayiste partagent un même regard sur la société et le rôle de l’écrivain.
«Jacques Ferron, affirme VLB, a résumé la question du lieu en une phrase. Il a dit: «En écrivant, je dessine la géographie de mon pays.» Je trouve la formule fantastique. Ce que Ferron veut dire, c’est que pour la dessiner, il faut d’abord la connaître. Et pour connaître la géographie de son pays, il ne suffit pas de connaître son histoire. Il faut la vivre à travers les gens qui l’ont déjà vue.» (p.372)
Si de tels propos sont acceptables à Victoria, Winnipeg ou Vancouver, ce n’est plus le cas à Trois-Pistoles. Serait-ce que «les concepts» changent selon les régions du pays ou la langue qui les formule? Les oeillères de Noah Richler s’étirent alors.
Victor-Lévy Beaulieu, malgré ses provocations et ses outrances, demeure un écrivain totalement ancré dans sa société et préoccupé par son avenir. Richler le ridiculise, gauchit les propos des jeunes écrivains qui, visiblement, n’ont pas lu le patriarche de Trois-Pistoles. Guillaume Vigneault, Nadine Bismuth et Mauricio Segura semblent plutôt mal à l’aise devant l’insistance du Grand inquisiteur.
Richler ressasse des clichés sur le passé antisémite des Québécois, les propos de Victor-Lévy Beaulieu sur les jeunes écrivains ou Michel Tremblay et ses hésitations devant la nécessité de la souveraineté. Le fils Richler semble avoir mal digéré son enfance montréalaise.
«À cette époque-là, mon père, le romancier et essayiste Mordecai Richler, a été le seul artiste canadien ou presque à oser s’attaquer aux séparatistes et à leur vision étroite. Son combat pour une société plus démocratique et plus tolérante lui a valu des attaques brutales. À cette époque-là, le simple fait de commander un «espresso» plutôt qu’un «express » était interprété comme une provocation.» (p.376)
Il oublie de rappeler les injures et les comparaisons humiliantes que son père secouait pour peindre les Québécoises.

Dommage

Si l’avenir du Canada passe par le dialogue, il faudra d’autres interlocuteurs que Noah Richler pour inventer un débat. Et les souverainistes ne sont pas ces fanatiques qui puisent leurs idées dans les textes de Lénine. Ridicule, pour ne pas dire stupide.
Dommage! «Mon pays, c’est un roman» donne le goût de lire plusieurs romanciers moins connus par les Québécois. Les considérations de l’auteur sur le Québec et les indépendantistes gâchent cet essai remarquable. Encore une fois, on constate que les «deux solitudes» sont bien vivantes au Canada. Pourquoi des discours de tolérance valent pour l’ensemble du Canada, mais pas pour les Québécois qui ne partagent pas le rêve d’un pays qui hésite «d’un océan à l’autre».

«Mon pays, c’est un roman» de Noah Richler est paru aux Éditions du Boréal.   

jeudi 28 février 2008

Pierre Gariépy est un véritable magicien

Il est risqué de s’aventurer de nos jours dans une histoire d’amour, de tenter de rivaliser avec les figures mythiques que sont Roméo et Juliette, Tristan et Isolde, Donalda et Alexis. Nous sommes plutôt à l’ère des passions fugitives, des élans qui durent moins que le temps des lilas.

Pourtant Sergio Kokis a réussi des pages magnifiques dans «Les amants de l’Alfama» et «Négao et Doralice». Daniel Castillo Durante a réalisé l’exploit dans «La passion des nomades» et «Un café dans le Sud». Les deux ont créé des figures inoubliables. Et maintenant Pierre Gariépy arrive avec «Lomer Odyssée»!
Un jeune homme, un enfant presque, quitte sa famille pour devenir marin. Il refuse de descendre dans les ports pendant les escales. Il a le don des mots et écrit des lettres pour les membres de l’équipage. Une manière de dire l’amour, la souffrance et d’entretenir l’espoir.
Un soir de garde, il surprend une prostituée sur le quai. Elle a été battue. Sa vie bascule. Il devine qu’il ne pourra plus la quitter.
«Je ne saurais jamais son âge, mais en découvrant de près son visage dans la lueur de mon allumette, j’ai bien constaté qu’elle était vieille, tellement plus vieille que moi. Mais j’ai bien vu aussi, à la lueur de ses yeux, que cela n’avait aucune importance et n’en aurait jamais aucune entre nous. Nous yeux avaient le même âge, et c’est tout ce qui comptait après tout. Elle n’a pas dit merci. Elle m’a juste dit Viens. Et je l’ai suivie, comme un apôtre, Dieu.» (p.19)

La Gueuse

La passion pousse La Gueuse et Lomer l’un vers l’autre, comme les vagues de fond qui viennent se casser sur la plage. Ils vivent le présent, buvant et mangeant jusqu’à rouler sous la table. C’est l’exultation de tous les sens. Ils finissent par s’épouser et connaître une nuit à secouer les colonnes du ciel, à retarder la montée du soleil.
«J’ai plongé en elle. Ma Gueuse, c’était la mer, tant ses chairs pendaient, flasques et fluides, et moi, j’adorais. Spongieuse, qu’elle était. Toute molle, c’était parfait, alors qu’en dedans elle allait être toute dure, j’en étais sûr. Comme une vierge, j’allais bientôt pouvoir le confirmer. Mais pas encore ; personne n’était pressé. Pas moi. Pas elle.» (p.63)
On voudrait que cette histoire continue jusqu’à épuisement de la vie, mais dans un port, quand sa Vierge est prostituée et qu’on côtoie tous les truands, le pire doit arriver.

Le drame

Une vengeance sur un proxénète engendre la violence, le viol et la mort. La Gueuse est assassinée et Lomer emporte sa bien aimée au large, naviguant sur le père de sa bien-aimée, un géant que l’on a empaillé et qui sert de radeau. Pour joindre sa douleur aux chants des sirènes peut-être.
«Un géant momifié, comme un Christ, dans des flots de diesel, et moi sur lui qui ramais, avec mon ange affalée dessus nous. C’était plus qu’un radeau, beau-papa, c’était un paquebot tant il était grand et confortable, presque luxueux tellement il était familial. On s’était rendu loin à bord de son père, ma Gueuse et moi. J’allais, entre les flots, déposer son corps adoré, pour qu’elle remonte, mon grand Amour, vers le soleil un jour, vers moi qui l’attendrais tout le reste de ma pauvre vie qui n’en valait plus la peine, pour qu’elle me revienne, mon âme. Je l’attendais.» (p.98)
Une manière de sublimer l’horreur, d’inventer une véritable scène biblique qui transcende la tragédie. Pierre Gariépy plonge dans un mythe qui subjugue et fascine. Tout est possible dans un tel récit, même l’espoir d’un recommencement.

Une fable

«Lomer Odyssée» est porté par une écriture qui transcende la crasse, la misère, la violence, le sang et toutes les bassesses humaines. La passion et l’amour transfigurent tout dans une forme d’extase mystique. La cadence ne se casse jamais et le romancier nous tient en apnée, à la limite du possible et de l’imaginaire.
Un délice pour le lecteur qui aime qu’un livre ne soit pas qu’une simple histoire et qui aime plonger dans les situations les plus folles. Une magie que la littérature peut offrir. Pierre Gariépy est ce genre de magicien.

«Lomer Odyssée» de Pierre Gariépy est publié chez XYZ Éditeur.

mardi 19 février 2008

Peut-on abolir le temps et redessiner sa vie?

Si, pour la plupart des écrivains, la langue est une matière qu’il faut dompter, certains tentent d’en défaire les composantes pour inventer un autre langage. Ce rêve hante nombre de créateurs. Une tentative où plusieurs écrivains se sont brisé les dents, il faut le dire. Suivre les traces de James Joyce ou Victor-Lévy Beaulieu n’est certainement pas souhaitable. S’enfermer dans un jargon plus ou moins heureux fait oublier la fibre même de l’écriture. Un écrivain publie pour communiquer avec ses semblables et témoigner de sa société et de son époque. Il ne doit pas s’empêcher pour autant de s’aventurer dans des sentiers peu fréquentés ou d’en ouvrir de nouveaux.
En lisant l’incipit de «Sweet, Sweet China», j’ai pensé tout de suite à «L’Inquisitoriale» de Michaël La Chance.
«Moi, je suis la première personne de toutes les histoires», écrit la romancière Felicia Mihali. «Là où il y a quelque chose à raconter, moi, le Narrateur éternel, je crée le monde grâce à la grammaire, aux artifices de la conjugaison, de la déclinaison et des accords».
Michaël La Chance lui fait écho à sa manière : «Car, sitôt sur papier, un mot est déjà une phrase, un appel de celui que j’étais à celui que je serai, quel qu’il soit. Il m’a fallu ce détour pour aller à la rencontre de celui qui écrit ces mots aujourd’hui.»
Les auteurs engagent souvent des dialogues sans le savoir. Peut-être que le travail du chroniqueur consiste à les écouter et à les mettre en présence les uns des autres.

Le temps

Michaël La Chance, écrivain et professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi, tente de modifier notre regard sur la vie et notre façon de découper le temps. La poésie ne saurait être sans bousculer ce monde plus ou moins chaotique et incertain.
«Nous sommes encore, à notre insu, ce que nous avons été. Et aussi, à notre insu, nous sommes déjà ce que nous serons. Nos âges cohabitent, mais un empressement fiévreux nous fait étirer la vie comme ficelle, les brins cassés, effilochés, pour que nous ne ressemblions jamais à nous-mêmes sinon dans le resserrement factice de l’instant.» (p.13)
Contraction du moment pour inventer un présent autre. Pour y parvenir, La Chance retourne sur des lieux, évoque différentes époques de sa vie, des amours qui «revivent» par ce «souvenir activé». Il ramène ainsi le passé dans le présent comme un pêcheur qui ferre un poisson. Il abolit aussi le futur d’une certaine manière. Il n’y a de «vrai» que ces moments reconstitués.

Fragments

Michaël La Chance invente des artefacts qui ravivent une réalité avalée par les souvenirs. Il est aussi possible de s’approprier les textes des autres. «Je est aussi les autres» peut-on dire en triturant la formule de Rimbaud.
«Ma nymphe se fait un voile du frisson de l’onde. Je retire le voile et je me noie. Voilà ce qu’une telle beauté dit de la forme du monde, lorsqu’elle dit qu’en ce monde la beauté est possible. Je l’attends dorénavant dans les bras tordus des branches et aussi dans l’haleine des collines.» (p.33)
L’aventure de l’écriture devient alors une véritable quête qui tente de cerner la vie dans son essence. Des textes d’une beauté étrange s’imposent, de véritables moments de grâce. Une écriture qui se hisse souvent à des sommets, frôle parfois les aphorismes.
«Je marche sur la grève, retournant mes phrases, assurant mon pied sur les rochers. Le langage est un fauve fluide, un essaim de signes. Précipitant ses brisants contre l’aspérité du réel, il laisse l’écume blanche des mots sur nos lèvres.» (p.26)
Tout se fait et se défait chez Michaël La Chance. Comme le flux et le reflux de la vague qui réécrivent sans cesse le bord de la mer.
Un livre éclaté, exigeant, qui ramène inévitablement à soi, au rêve d’un récit reconstitué de sa vie. Lecture déroutante, envoûtante qui fait que l’on ravive des émotions lointaines, que l’on sollicite des souvenirs qui sont comme des nœuds que le temps ne peut dénouer. Il reste à les triturer, les magnifier ou encore, le plus simplement possible, les reconstituer par le langage.

«L’inquisitoriale» de Michaël La Chance est paru aux Éditions Triptyque.

jeudi 7 février 2008

Peut-on guérir la blessure de l’enfance?

Il n’est pas rare maintenant de voir des garçons et des filles défier les lois de la gravité sur une planche, des patins ou en s’élançant sur une bicyclette. Dans un coin discret d’un parc, casqués et bardés comme des gladiateurs, ils célèbrent l’audace en se moquant de l’attraction terrestre. «Les Rouleurs», un roman de Madeleine Monette, explore cet univers qui possède ses codes, ses rites et ses modes vestimentaires.
Cette histoire pourrait être celle de ces jeunes patineurs qui hantent les installations du Parc de la Rivière-aux-Sables, à Jonquière, des adolescents qui traînent dans le terminus d’autobus à Chicoutimi ou qui arpentent la rue Racine. De certains lieux de Québec, de Montréal et Paris.
Arièle, chanteuse, gagne sa vie dans les studios en faisant des voix pour des groupes peu connus. Elle est traumatisée par les spectateurs depuis sa première aventure sur une scène. Pourtant, elle a une voix qui plane dans des registres que peu de chanteuses osent aborder.
«Sa voix d’opéra, s’entend-elle dire encore, est tout aussi naturelle que de grandes mains. C’est une argile sculptée avant le moindre désir de sculpture, et elle éprouve à développer ses deux petits muscles autant de satisfaction qu’une athlète acharnée. Oui voilà, elle explore les registres extrêmes de sa voix avec une volonté de culturiste, elle fait de la musculation sans avoir envie de jamais déambuler en maillot de bain.» (p.22)
C’est peut-être ce qui l’attire vers ces jeunes qui donnent un spectacle à chaque jour. En plus, il y a une oreille qui lui fait perdre l’équilibre à tout moment et lui fait craindre de devoir cesser de chanter. Le symptôme physique peut-être de cette «peur» qu’elle surmonte à chaque fois qu’elle s’installe dans un studio.

Le petit Chalioux

Surgit le petit Chalioux qui oublie son sac dans le métro. La chanteuse le ramasse, tente de retracer ce garçon qui possède des dons pour le rap et la musique. Elle est fascinée par cet enfant sauvage qui hante la rue, pratique le patin avec opiniâtreté et sait devenir invisible pendant des jours. Une rencontre, un hasard qui bouscule sa vie.
«Arièle croit d’abord qu’ils l’ont oublié là, puis elle se convainc qu’il n’était pas des leurs. Avec son blouson de cuir d’homme qui lui fait une molle armure, aux larges poignets retroussés sur les jointures des doigts, son t-shirt d’un rouge délavé au col qui bâille, son collier fait de simples nœuds dans un cordon, ses ongles d’un noir de suie et son air écoeuré d’être en trop, il voyage en solitaire.» (p.16)

Marginaux

Madeleine Monette nous entraîne dans les parcs, les studios où Arièle peut se laisser aller sans craindre l’œil scrutateur du public. Il le faut pour s’installer dans la vie, exécuter une figure acrobatique, trouver une façon de terrasser les peurs et la douleur qui vous paralysent ou vous poussent vers la violence. Il y a toujours un nœud qui explique le comportement des adultes, semble dire Madeleine Monette.
«Quant à Arièle, elle semble vouloir chanter en compagnie de ses démons, sans essayer de les vaincre. Elle feint de s’en accommoder ou d’être à l’aise avec eux, se trompe-t-il ? Pour lui, cela ressemble à de la résignation. Soit qu’on montre ses limites du doigt, soit qu’on les maquille ou qu’on en fasse un tremplin, soit qu’on tâche de les repousser. Elle pourrait être une chanteuse formidable. Elle toucherait le ciel, si au moins elle souhaitait combler la distance qui la sépare des autres.» (p.389)

Quête

Depuis «Double suspect», un premier roman qui lui a permis de remporter le prix Robert-Cliche, Madeleine Monette s’intéresse aux hommes et aux femmes qui vivent ces manques qui vous suivent pendant toute une vie. Il suffit pourtant d’un regard ou d’un moment d’attention pour découvrir une autre direction. «Les Rouleurs» est un roman de frémissements, de longues reptations qui cernent cette blessure qui se cache dans l’enfance et qu’il faut empoigner un jour ou l’autre. Une littérature qui fait croire à la générosité et l’empathie des humains. Il le faut dans une époque où il n’est question que de compétitivité et de performances. La vraie vie est ailleurs, explique Madeleine Monette. Une écriture faite de petits points qui aspirent le lecteur et ne le relâchent plus.

«Les Rouleurs» de Madeleine Monette est paru chez Hurtubise HMH.