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mardi 6 octobre 2015

Dominique Fortier suit les dédales de la pensée


CERTAINS LIEUX isolés expriment la nature dans sa splendeur et sa rudesse. Des gens y trouvent refuge, des moines, autrefois, s’y installaient dans la solitude. Leurs vies étaient consacrées à la méditation et à l’étude. Les gens venaient consulter ces sages qui s’adonnaient à la culture biologique, à la science et à la philosophie. Ils se tenaient loin des guerres qui ont ravagé le continent et les pays sans jamais changer leur manière de vivre. Ils gardaient les yeux sur une réalité invisible et savaient transcender le quotidien et l’éphémère.

Dans Le péril de la mer, Dominique Fortier plonge dans l’histoire du Mont-Saint-Michel en Bretagne. L’histoire de cette abbaye remonte au début de l’ère chrétienne. Une épopée de constructions et de désastres, d’études et de réflexions, d’efforts pour préserver les connaissances et la civilisation.
Cette île est accessible seulement à marée basse et isolée quand la mer monte à une vitesse étonnante. Elle arrive si rapidement qu’elle n’a cessé de surprendre les téméraires. J’ai visité cet endroit qui semble jumeler l’esprit, la méditation et le commerce. Des kiosques partout dans les rues étroites en périphérie offraient des colifichets et des breloques. Partout, il y a des vendeurs du temple.

En cet an de grâce 14**, le Mont se dressait au milieu de la baie ; en son centre s’élevait l’abbaye. Au milieu de celle-ci était nichée l’église abbatiale, autour de son choeur. Au milieu du transept un homme était couché. Il y avait dans le cœur de cet homme un chagrin si profond que la baie ne suffisait pas à le contenir. Il n’avait pas la foi, mais l’église ne lui en tenait pas rigueur. Il est des peines tellement grandes qu’elles vous dispensent de croire. Étendu sur les dalles, bras écartés, Éloi était lui-même une croix. (p.11)

Roman en deux temps où nous suivons Éloi, un portraitiste de talent qui a connu l’amour avec une femme libre. Il a fait son portrait officiel juste avant son mariage et un autre, plus personnel. Une représentation imposée et la vision de l’artiste. L’opposition de toujours entre l’individu et la société. Un aller et un retour entre le moment présent et l’histoire millénaire de ce site.
L’écrivaine écrit en profitant des moments où son jeune enfant lui laisse un peu de répit.

Je m’asseyais sur un banc à l’ombre d’un arbre, je sortais du sac de la poussette un petit Moleskine et un stylo-feutre, et je poursuivais comme en rêve cet homme vieux de plus de cinq siècles, qui vivait entre les pierres du Mont-Saint-Michel. À son histoire venaient se mêler les cris des canetons, le souffle du vent dans les deux ginkgos, mêle et femelle, la course des écureuils dans le grand catalpa aux feuilles larges comme des visages, les papillotements de paupières de ma fille livrée au sommeil. Je les jetais aussi pêle-mêle sur le papier parce qu’il me semblait que ces moments étaient d’une importance cruciale et qu’à moins de les consigner, ils m’échapperaient à tout jamais. Ce calepin était moitié roman et moitié carnet d’observations, aide-mémoire (p.9)


Une histoire qui traverse les millénaires qui ont secoué cette abbaye, les tragédies et les transformations. Tout cela en résistant aux poussées de la mer qui viennent buter sur le pic rocheux où les moines s’occupent du matin au soir. Éloi y trouve refuge après la mort de son amoureuse. Son cousin Robert dirige l’abbaye et lui donne le temps de revenir du côté des vivants. Un espace pour se régénérer et oublier les tragédies.

TRAVAIL

Les moines veulent de se rapprocher du ciel en se levant la nuit pour chanter et méditer. Des familles s’installent tout près et des pèlerins arrivent en espérant une guérison, peut-être aussi oublier la dureté du monde. Des enfants viendront de très loin pour voir l’archange Saint-Michel qui a terrassé le diable. La statue se dresse comme un paratonnerre devant tous les dangers. Je me souviens du silence impressionnant du site, du vent qui ne semble jamais se calmer et de la mer au loin qui se préparait à bondir.
Que serait notre civilisation sans ces endroits pour préserver les connaissances et la pensée ?

Au fond, le Mont-Saint-Michel n’abrite pas une abbaye, mais une dizaine, ou même plus, certaines disparues, des abbayes fantômes dont le bâtiment actuel continue de porter l’empreinte comme en creux, d’autres constructions modifiées au fil des siècles, le tout abouché et ajointé tant bien que mal. Murs éventrés, voûtes écroulées, plafonds incendiés, tours rasées, passages comblés, escaliers condamnés, clochers abattus, reconstruits, tombés en ruines ; semblable à un manuscrit dix fois gratté et qui porterait les bribes d’histoires, des traces de griffures et des caractères illisibles, le Mont-Saint-Michel est un immense palimpseste de pierre. (p.27)

J’ai toujours été fasciné par les moines qui mettaient des années à copier un livre, s’attardant à des réflexions, des idées qui venaient de la Grèce ancienne. Une tâche qui transforme l’individu, fait oublier peut-être le moi. Il me semble que c’est la plus belle illustration du travail de l’écrivain. Écrire sans comprendre d’abord pour trouver la lumière comme Éloi qui ne sait ni lire ni écrire, mais reproduit un livre aux « idées dangereuses ».

« Les textes saints doivent être gardés par des hommes de Dieu dans des lieux sacrés. Les textes infidèles doivent être gardés dans les mêmes lieux, mais pour d’autres raisons : il convient de les empêcher de répandre leur influence délétère. » Levant le doigt, il a énoncé un peu comme s’il était justement en train de lire dans un livre invisible : « Les premiers, il faut les protéger des méchants ; les seconds, il faut en protéger les innocents. » (p.100)

Le Mont-Saint-Michel a connu les ressacs des guerres et des épidémies qui ont fauché des populations, l’usure du temps et des recommencements, des désastres où l’on a perdu une grande partie de la bibliothèque et des travaux qui durent des siècles en mobilisant des familles de constructeurs pendant des générations.
Les abbayes et les cloîtres ont toujours permis à des hommes et des femmes de se retirer du monde pour mieux cerner l’essence de la vie. Cette recherche ne se fait jamais dans le tumulte.

IMPRIMERIE

Tout bascule quand un certain Gutenberg invente l’imprimerie, permettant la multiplication des livres et rendant le travail du copiste obsolète. Un art et une manière de penser vacillent. Je ne peux que penser aux nouvelles technologies qui bousculent nos manières de faire et de communiquer. Certains affirment que c’est la mort de la pensée et de la littérature. Chose certaine, nous vivons une mutation.

Il a tendu à Robert un petit volume d’allure quelconque. C’était la grammaire de Donatus. L’une des grammaires. Robert l’a regardée avec stupeur et me l’a prêtée. Les pages étaient fraîches sous mes doigts, les caractères parfaitement égaux. Fermant les yeux, il m’a semblé que je pouvais les deviner rien qu’en les touchant. J’ai ouvert les paupières, l’impression s’est dissipée. À côté de moi, Robert tremblait. La terre s’était mise à tournoyer sous nos pieds. Ce livre était un monstre et c’était une merveille. Là était le véritable incendie. (p.166)


HISTOIRE

Ce qui n’est jamais dépassé, c’est la connaissance, la réflexion et le savoir qui transforme. Il reste toujours une flamme malgré les poussées de la marée, les manigances humaines et leurs folies. À la rencontre de la mer et du ciel, il est possible d’affronter toutes les marées technologiques. L’avenir est toujours possible. Éloi retrouve le dessin en surveillant un enfant. « On  ne donne jamais que ce qui nous manque ». Comment penser le contraire ? Dominique Fortier, encore une fois, fait éclater les horizons pour mieux nous retenir. Une histoire de la pensée et une vie qui recommence avec les mêmes questions et les mêmes tourments. Le péril ne vient pas de la mer, mais de l’humain.


Dominique Fortier, Le péril de la mer, Éditions Alto, 2015, 280 pages, 19,95 $.

vendredi 12 décembre 2014

Un livre pour flâner pendant toute une année


Certains livres étonnent par leur facture et leur contenu. Il faut un éditeur audacieux et des écrivains qui aiment les sentiers peu fréquentés pour que la magie se produise. C’est le cas de Révolutions de Dominique Fortier et Nicolas Dickner paru récemment aux Éditions Alto. Un livre exceptionnel, un objet d’art. Cette maison d’édition de Québec a étonné en publiant L’indésirable de Sarah Waters en 2010 et plus récemment Dans le noir de Claire Mulligan. De quoi désorienter dans un âge où tous prédisent la disparition du papier. Il faut saluer cette audace. Révolutions est une récompense pour un chroniqueur et un fantasme pour tout écrivain. Alto a souvent l’art de surprendre en se moquant des conventions pour renouer avec la tradition des beaux livres que les collectionneurs recherchent comme des objets précieux. 


La Révolution française a marqué les esprits par ses folies meurtrières. Un moment dans l’histoire de la France où l’on a cédé à la déraison pour casser des droits séculaires, découvrir d’autres façons de dire le monde. Même si la volonté de rompre avec l’état monarchique était fort louable, le tout a rapidement dégénéré. Tout comme pendant la révolution russe, des illuminés et des sanguinaires n’ont pas hésité à planifier des massacres et à éliminer tous ceux qui ne pensaient pas comme eux. Staline et Robespierre sont passés à l’histoire pour de bien mauvaises raisons.
Ces années d’effervescences ont donné lieu à décisions qui étonnent encore de nos jours. Est-il possible de rompre avec l’histoire et des façons séculaires de dire les saisons et les jours ?

Le calendrier révolutionnaire, en usage de 1793 à 1806, prétendait mettre un terme au règne des saints et des saintes qui peuplaient le calendrier grégorien pour marquer les jours au sceau de plantes, d’animaux et d’outils davantage en accord avec les vertus républicaines. Ses concepteurs le divisèrent en douze mois, chacun composé de trois décades constituées de huit végétaux, d’un animal et d’un outil ; à ces mois tous égaux succédaient cinq ou six sans-culottides (selon qu’il s’agissait ou non d’une année bissextile), journées dédiées à des vertus particulières, ce qui donnait un tour de l’an complet : une révolution. (p.5)

Une rupture radicale avec une tradition millénaire que l’on pouvait croire immuable.
Dominique Fortier et Nicolas Dickner ont eu l’idée singulière de correspondre pendant une année en s’attardant au calendrier des républicains. Ils se sont donné comme règle d’écrire quotidiennement à partir du mot qui caractérise le jour et le mois. Il est surtout question de plantes qui sont mises en évidence par les concepteurs de ce calendrier unique dans l’histoire de l’Occident, soit Philippe-François-Nazaire Fabre, dit Fabre d’Églantine, poète et dramaturge et André Thouin, spécialiste des plantes exotiques, grand jardinier malgré les perturbations de son époque.

Appellation

Le premier mois a reçu le nom de Vendémiaire et correspondait à la période allant du 22 septembre au 21 octobre de notre calendrier. Il tire son nom des vendanges qui ont lieu pendant cette période. On a beau vouloir tout changer, le vin est important sur la table d’un Français, révolutionnaire ou royaliste. Un peu étonnant de retrouver dans la première décade, le mot raisin. Suivront safran, châtaigne, colchique, cheval, balsamine et carotte… Imaginez un texte qui débute ainsi : « Premier vendémiaire, jour du raisin, je suis allé acheté des courges… » Il me semble que Salvador Dali aurait apprécié.
Peut-être pour mettre un peu de piquant dans leur aventure, Fortier et Dickner ont inventé un site web qui leur envoyait le mot du jour. Ils devaient réagir spontanément, dire ce qu’ils ressentaient. Pour raisin ça peut aller, mais la tâche se complique au cours des décades et devant certains choix des révolutionnaires Thouin et d’Églantine.
Les deux écrivains n’avaient pas imaginé dans quoi ils s’embarquaient. Il y a des définitions neutres si l’on veut, mais certains mots touchent des souvenirs et des événements de leur enfance. Il est difficile d’y échapper. L’écriture est un miroir qui se dresse souvent entre soi et le réel.

Les deux racontent ce qu’ils vivent. Le jeu devient vraiment intéressant. Les mots que Jeeves envoie le matin nous entraînent souvent dans la cuisine.
Les écrivains doivent faire des recherches pour découvrir l’importance d’une plante à l’époque. L’usage ayant fait que le légume a presque disparu de notre quotidien. Le rapport au monde et aux plantes se modifie avec les révolutions, la science, les découvertes et nos façons de nous alimenter. Tout était différent quand on entretenait soi-même son jardin comme a choisi de le faire un certain François Marie Arouet.

Étonnement

Ce qui étonne, c’est l’importance du potager dans le quotidien des citoyens français de l’époque. Les monocultures et l’agriculture industrielle ont favorisé certaines espèces comme le maïs ou le soya au détriment des autres. Beaucoup de plantes du calendrier républicain sont inconnues de nos contemporains. Cela ne veut pas dire qu’elles n’existent plus, mais elles ne hantent plus notre quotidien. La modernité nous a fait oublier la diversité et le foisonnement. Tout comme les plantes ont pratiquement disparu dans le traitement des maladies. Les Indiens utilisaient la nature pour guérir nombre de plaies et de maux. Un savoir presque oublié. Heureusement qu’il y a encore des Fabien Girard pour nous rappeler les grandes vertus de la végétation qui nous entoure.

Si certains de ces noms nous sont aujourd’hui peu familiers, il est étonnant de constater que, pour la presque totalité, les plantes qu’ils désignent ont traversé le millénaire pour nous parvenir intactes, comme si, d’une certaine façon, on continuait aujourd’hui de se plier aux injonctions de Charlemagne. (p.64)

Aventure

Deux écrivains se questionnent sur leur écriture, leur vie et peut-être aussi leur façon de voir le monde. Nicolas Dickner revient souvent à son enfance, son père qui aimait cultiver des plantes et comprendre le monde ambiant. Dominique Fortier n’est pas en reste avec son enfance, sa grande curiosité de voir tout ce qui l’entoure et de l’écrire. Chacun fait part de ses étonnements, se livre peu à peu, questionne et nous voilà dans un aventure passionnante où nous apprenons plein de choses sur les époques, des manières de faire, le temps qui va, les migrations de certaines plantes qui sont passées d’un continent à un autre. On peut traverser les siècles en suivant la route des épices. J’aime surtout quand les écrivains nous entraînent dans leur quotidien, leurs projets d’écriture et certains moments qui ont marqué leur vie.

Aventure

Une découverte, une aventure, un livre qu’il est à peu près impossible de lire de la façon habituelle. Il faut y aller au jour le jour comme il a été écrit. J’ai mis pas mal de temps à le parcourir, le délaissant pour y revenir, pour avancer dans ce monde familier et étrange. J’ai résisté souvent à la tentation de revenir en arrière, de flâner et de faire mes propres recherches. Je me promets de le relire le plus lentement possible, un mot par jour pendant toute une année. Peut-être alors, comme le rêve Dominique Fortier, je m’attellerai à la tâche d’inventer un calendrier typiquement québécois. Quelle aventure fabuleuse et quelle belle folie ! L’écrivain peut se permettre ce genre d’utopie.
Un livre magnifique, superbement présenté et illustré. Une œuvre d’art à offrir en ce temps de réjouissances où l’on cherche quoi donner à nos proches. S’il y a un livre à offrir, c’est celui-là. Surtout si vous aimez Dominique Fortier et Nicolas Dickner.

Révolutions de Dominique Fortier et Nicolas Dickner est paru aux Éditions Alto, 432 pages, 32,95 $.

lundi 14 novembre 2011

Dominique Fortier est une conteuse formidable

Les familiers de Dominique Fortier peuvent croire que son dernier roman, «La porte du ciel», est moins complexe que «Les larmes de saint Laurent». Il ne faudrait pas se laisser duper cependant. Tout simplement l’écrivaine parvient peut-être mieux à dissimuler les coutures de son histoire. Elle travaille à la manière de ces femmes qui savaient camoufler des messages dans les motifs de leurs courtepointes en Louisiane et en Alabama. 

Elles guidaient ainsi les esclaves en fuite qui cherchaient à joindre l’armée du Nord. Ces travaux d’apparence neutre devenaient des fanions qui balisaient les chemins de la liberté. 
«On m’a dit qu’ils suspendaient à leur fenêtre des courtepointes. Ce sont les motifs qui servent de messages.» (p.203)
Madame Fortier m’a entraîné aux États-Unis, au moment où le territoire est ravagé par la guerre des Sécessions. Un pays aux frontières mouvantes, qui changent selon les avancées et les reculs des armées en présence.
Le Sud où une population blanche possédait tout et décidait de la vie et de la mort des Noirs. Ces derniers étaient traités comme du bétail que l’on vend et que l’on échange. Il faut lire l’admirable livre de Laurence Hill, «Aminata» pour comprendre l’horreur d’une époque où des hommes et des femmes étaient considérés comme des bêtes dont on se débarrassait quand ils vieillissaient et travaillaient un peu moins.

Deux femmes

Eleanor est fille de médecin et Ève une esclave que son père a acheté sur un coup de tête. Elles ont à peu près le même âge et se suivront dans la vie. Chacune consciente de sa place et de ses devoirs. Eleanor se marie à un jeune homme riche et Ève l’accompagne dans la plantation pour servir. Deux jeunes femmes que tout sépare et que tout unit.
«Nous avons été mariés le 15 mai 1864. Trois semaines après mon dix-huitième anniversaire, alors que les magnolias embaumaient l’air dans le salon de la maison où j’avais grandi et que je laisserais moins d’une heure plus tard. J’avais du chagrin à l’idée de quitter la seule demeure que j’avais jamais connue, mais on m’avait promis que je pourrais amener Ève avec moi, et que ma nouvelle maison serait plus grande et plus belle encore. Et puis, il me semblait qu’en passant le seuil ce jour-là, je  deviendrais enfin adulte et libre.» (p.125)
Eleanor trouve un monde dirigé au doigt et à l’oeil par sa belle-mère. Son mari peu loquace se perd dans des recherches et la routine. Et «le devoir conjugal» n’est pas assez pour illuminer la vie de cette jeune femme rêveuse et romantique. Son destin est lié aux travaux de broderie qui occupent son oisiveté.
Tout pourrait changer au retour du frère de son mari, un homme libre et orignal qui a fait la guerre. Relations troubles, sensualité, désirs, ambiance chaude et envoûtante, le roman de Dominique Fortier atteint des sommets.

Narration

En fait, le vrai narrateur de cette histoire est le pays qui voit des hommes et des femmes mourir, aimer, souffrir, rêver et tenter de faire les choses autrement.
La vie est un labyrinthe où il faut s’enfoncer pour affronter son Minotaure. Peut-on en revenir sain et sauf? Ève parviendra à retrouver son lieu d’origine. Eleanor mourra bêtement d’une morsure de serpent parce qu’elle a osé s’aventurer dans la nuit, ce qu’une femme de son milieu ne fait pas.
Bien sûr, le Sud ne peut plus être le même avec l’abolition de l’esclavage. Tout cela mènera à la naissance du Klux Klux Klan, une forme de barbarie raciste dans ce qu’elle a de plus abjecte. Ève échappera au viol de justesse.
Dominique Fortier est une formidable conteuse qui attire son lecteur comme l’araignée qui tisse sa toile Elle nous mène où elle veut sans que nous ayons une hésitation. Un roman fort complexe malgré les apparences. Tout est pensé et organisé, codé comme les fameuses courtepointes.
Un très beau roman qui nous montre les côtés les plus sombres des humains, une Amérique que nous n’aimons guère voir. Voilà une écrivaine de plus en plus certaine de ses moyens. Une véritable virtuose. Impressionnant.

«La porte du ciel» de Dominique Fortier est paru aux Éditions Alto.

dimanche 13 juin 2010

Dominique Fortier travaille en archéologue

J’ai eu l’impression de suivre des météorites en m’aventurant dans «Les larmes de saint Laurent» de Dominique Fortier. Me perdre aussi dans le temps et l’espace.
 La trame narrative repose sur des événements historiques et des questionnements scientifiques. La Terre est vivante et raconte la marche de l’univers et des humains. Certains événements sont marquants, l’éruption du volcan Pelée par exemple qui a soufflé la population de Saint-Pierre, sauf Baptiste Cyparis, un miraculé. Augustus Edward Hugh Love cherche à saisir le monde avec des formules mathématiques. Il est fasciné par l’élasticité de la matière. Garance, la musicienne, peut entendre le chant de l’univers. À vrai dire, il est plutôt inutile de chercher à résumer l’intrigue de ce roman polyphonique. Il suffit de se laisser emporter par les grandes lézardes qui s’ouvrent devant soi quand la vie s’y met.
«Ils se marièrent à l’automne, par une journée ensoleillée. La voyant s’avancer vers lui, blanche et rose dans sa robe bleu myosotis, Edward eut l’impression que les planètes et les astres dont sa jeune épouse jurait entendre les secrets entonnaient pour eux une céleste marche nuptiale. Cette intuition se confirma le soir même, quand, échappant à leurs invités, ils sortirent par une porte dérobée pour se trouver seuls dans le parc du manoir, au milieu des arbres qui leur faisaient des témoins silencieux. Levant les yeux, ils découvrirent que le ciel était parcouru de couleurs chatoyantes, comme si un magicien sortait un à un des mouchoirs de soie de la manche noire de la nuit.» (p.155)

Témoin

Les protagonistes captent les flux de l’univers et les soubresauts de l’histoire. C’est que chacun de nous est un émetteur et un récepteur à la fois. Dominique Fortier suit des originaux qui tentent de percer le sens des choses. Il y a aussi des hasards et des circonstances qui font qu’un individu devient un témoin pour le meilleur et le pire. L’écrivaine mélange des personnages historiques et la fiction pour semer le doute dans l’esprit du lecteur.
La réalité est mouvance et changement. La Terre est un palimpseste qui recèle l’histoire des populations et des individus. Il faut seulement écouter pour comprendre. On peut s’attarder à Pompéi par exemple qui a été rayée de la carte par une éruption volcanique pour faire un bond dans le temps. La planète est un musée et témoigne de l’évolution de l’humanité pour qui sait chercher. Des lieux sont de véritables bibliothèques. L’art et la science sont les outils qui permettent toutes les découvertes.

Mémoire

La mémoire permet de dire ce que nous avons été et ce que nous sommes. Rose et William sont les fruits d’une évolution et d’une série d’événements. Ils se retrouvent dans une crypte funéraire du cimetière. Parce que la mort porte la vie et aussi l’inverse.
«Ils sont restés des heures dans le mausolée, la bougie réchauffant les ténèbres. Elle s’est réveillée peu avant l’aube et l’a regardé dormir encore, à moitié dévêtu, sur leurs vêtements roulés en boule. Yeux clos, bouche entrouverte, il ressemblait à une statue. Ses joues s’étaient couvertes pendant la nuit d’une jeune barbe qui piquait un peu. Elle a poussé la porte. La pluie avait cessé, et sur chaque brin d’herbe perlaient des gouttes rondes et tremblantes. Une odeur verte montait de la terre, le ciel à l’est imperceptiblement pâlissait alors que les étoiles réapparues pendant la nuit s’étiolaient une à une dans la clarté naissante. Partout autour d’elle les morts dormaient tandis que dans la ville les vivants lentement s’éveillaient.» (p.329)
Dominique Fortier travaille à la manière d’une archéologue et démontre que la vie est plus que la vie, que le visible masque souvent l’invisible, que le présent trouve ses racines dans le passé.
Un roman étonnant, déroutant parfois mais envoûtant. Une formidable aventure de lecture qui fait valser entre l’histoire, la science et la plus belle des fictions. Un souffle qui emporte le lecteur.

«Les larmes de saint Laurent» de Dominique Fortier est paru aux Éditions Alto. 
http://www.editionsalto.com/catalogue/larmes/