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mardi 6 février 2018

L’HISTOIRE IGNORÉE DES INNUS

MARIE-CHRISTINE LÉVESQUE ET SERGE BOUCHARD nous offrent, avec Le peuple rieur, un autre regard sur le territoire du Québec et son passé. Certes, nous savons que le pays était habité par différentes nations autochtones, et ce depuis fort longtemps. Pourtant, les manuels d’histoire laissaient souvent entendre que tout a commencé pour de « vrai » au Canada avec l’arrivée des Français et de Jacques Cartier. Pourtant, l’Amérique a été fréquentée bien avant la venue des Français. Des pêcheurs basques et des Vikings rencontrèrent les Innus qui se déplaçaient sur leur immense territoire, le Nitassinan, qui couvrait une grande partie de la province de Québec. Un peuple nomade qui s’enfonçait dans les terres en hiver et qui se retrouvait près du fleuve et de la mer pendant la belle saison pour fraterniser, pêcher, chasser la baleine et commercer.

Je pense au petit garçon que j’étais en 1952 quand j’ai fait mon entrée à l’École numéro neuf, un matin de septembre. Une école de rang comme il en existait partout dans les villages et les paroisses. Elle se dressait à plus d’un kilomètre de la maison familiale, autant dire à l’autre bout du monde. Ce fut ma première grande sortie, mon premier contact avec les filles et les garçons du voisinage. Je garde en mémoire le plaisir que j’avais ressenti en recevant mes manuels scolaires. De véritables trésors. Ma première tâche a été de recouvrir mes livres avec un papier brun pour les protéger. Heureusement, ma sœur était plutôt habile dans ce travail et elle m’avait grandement aidé.
Et il y avait le manuel d’histoire d’un vert un peu délavé. J’avais du mal avec les couleurs parce que je suis un peu daltonien. Je l’ignorais à l’époque. Histoire du Canada de Farley et Lamarche. J’en garde précieusement un exemplaire. Il est un peu usé, mais en bon état. Un récit rédigé en 1935 et qui a connu plusieurs impressions et versions au cours des années. Mon exemplaire a été remanié en 1945, un an avant ma naissance. Peut-être le livre qui m’a fait le plus rêver. Toutes ces illustrations que je tentais de reproduire sur de grandes feuilles. Je me passionnais pour le dessin alors et avais toujours un crayon à la main. C’était une véritable obsession dans ma famille. Mes frères dessinaient comme des magiciens et je voulais tellement faire comme eux. Jacques Cartier, Champlain, Radisson et Des Groseilliers, le père Marquette et Joliette, Brébeuf et Lalemant, des noms qui ont rapidement fait partie de ma famille pour ainsi dire.

DÉCOUVERTE

La première partie consacrée aux Autochtones dans mon Histoire du Canada était rapidement expédiée. Huit pages dans un manuel de plus de 500 pages. Les auteurs en faisaient un portrait plutôt négatif. Ils sous-estimaient d’abord leur nombre. On sait qu’ils étaient plusieurs millions à peupler l’Amérique du Nord. Ils parlaient d’à peine 600 000 dans leur manuel. Dans leur esprit, les Indiens du Sud étaient les plus civilisés, particulièrement en Amérique centrale. Mais, plus on allait vers le Nord, plus les Blancs rencontraient des barbares. On ne parle jamais des Innus et on affirme que les premiers habitants étaient des sédentaires… Ils décrivent un individu têtu, orgueilleux, peu fiable, particulièrement cruel à la guerre et aux mœurs étranges. Les historiens passaient rapidement à la vraie histoire, celle de l’arrivée des Blancs et de la civilisation.
Je m’attarde souvent à l’illustration de la page 26 qui évoque Jacques Cartier à Gaspé. On voit qu’il vient de planter une croix immense, peut-être d’une dizaine de mètres de haut en plein cœur d’un village micmac. Une véritable gifle pour ces Indiens. Que feriez-vous si quelqu’un venait planter une croix devant votre maison ? Je n’étais pas conscient alors des propos racistes de mon manuel, des faits et des événements que l’on déformait pour justifier une guerre d’occupation et toutes les manœuvres d’usurpation.
Pourtant, les Indiens ont continué de me faire rêver avec l’arrivée de la télévision et des séries comme Le Dernier des Mohicans ou encore Aigle noir. Tous mes jeux tournaient autour des chasses et des entreprises des Autochtones. Je devins très habile dans la fabrication des arcs et des flèches, portais une plume de dindon sur la tête avec fierté, me prenais pour un grand chef et un redoutable chasseur. Les abords de la rivière aux Dorés devinrent mon territoire de découvertes et d’aventures. J’y écrivais déjà des romans dans ma tête.

VIDE

Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard comblent un vide terrible avec Le peuple rieur, soit l’histoire unique des Innus qui étaient là avant l’arrivée des Européens et qui sont toujours là. J’ai grandi à quelques kilomètres de Pointe Bleue, qui est devenue Mashteuiatsh en 1985, sans rien savoir de ces Innus, de leur vie, de leurs territoires qui comprenaient la rivière Ashuapmushuan près de laquelle je passais mes étés. Nous vivions dans l’indifférence l’un de l’autre, sans véritables contacts. Une anomalie quand j’y pense maintenant, le résultat de siècles d’incompréhension et de méfiance.

De l’arrivée précise de tel ou tel explorateur, nul récit ne fait mention. Les Amérindiens étant des peuples sans écriture — mais non pas sans mémoire —, les nouveaux venus s’accordèrent le soin et le privilège de rédiger « leur » histoire. Tout au moins, d’inclure les indigènes dans cette épopée du Nouveau Monde, dont ils faisaient évidemment partie intégrante. Entre les lignes de l’histoire écrite, il nous faut donc imaginer… (p.78)

Les Innus ont dû développer des trésors d’imagination pour survivre dans un territoire étonnant. Nomades, chasseurs et pêcheurs, ils ont survécu en se déplaçant selon les saisons, se regroupant à des endroits précis en bordure de mer pour pêcher et chasser la baleine en été, fraterniser, célébrer des unions et faire du commerce avec d'autres peuplades. L’hiver, ils remontaient les grandes rivières pour retourner dans leurs territoires de chasse, dans le domaine du caribou et de l’orignal, du castor et de la loutre, loin à l’intérieur du continent. Une vie rude, particulière que Serge Bouchard a très bien décrite dans Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu. Une vie fascinante qui a inspiré grandement Gérard Bouchard pour la partie autochtone de son roman Mistouk.
Les premiers contacts avec les Européens, l’arrivée des Français, de Jacques Cartier et de Samuel de Champlain, les affinités plus grandes des arrivants avec les Hurons-Wendats, des sédentaires, donc plus civilisés dans l’esprit des conquérants que ces insaisissables chasseurs qui se déplaçaient sur le territoire selon une logique que les Français ne comprenaient pas.

HISTOIRE

Les auteurs racontent les premiers contacts souvent difficiles, les propos étonnants des missionnaires qui furent les premiers à décrire les agissements des Innus et leurs mœurs. Un regard toujours assez négatif, il faut le dire. Ils ne comprenaient pas leur pensée et surtout ces missionnaires avaient la vérité de Dieu dans leurs bagages. Tous ont cherché dès les premiers moments à sédentariser ces hommes et ces femmes, à en faire des Blancs et des paysans. Une bien triste histoire qui s’est répétée partout en Amérique. Thomas King en a long à dire sur le sujet et il raconte très bien les manœuvres des envahisseurs pour contrôler les Indiens, leur voler leurs terres dans l’Ouest du Canada et particulièrement en Colombie-Britannique.

Entre 1862 et 1879, ce sont les oblats Charles Arnaud et Louis Babel qui agirent en tant que responsables des Indiens de la Côte-Nord au nom du gouvernement — le père Arnaud avait d’ailleurs résidé aux Escoumins de 1852 à 1862. Ces missionnaires influents étaient les interlocuteurs, les dispensateurs des fonds de secours, les experts en reconnaissance des problèmes. Toutes leurs interventions, est-ce une surprise, tournaient autour de l’idée de sédentarisation, d’agriculture et de civilisation. Même si leur règne dans les affaires civiles s’acheva officiellement en 1979 — le Canada, désormais fédéré, avait voté sa Loi sur les Indiens et nommé un « agent des Indiens » pour les remplacer —, ils conservèrent la main sur toutes les décisions importantes jusqu’en 1911, c’est-à-dire tant et aussi longtemps qu’ils résidèrent à Pessamit. (p.244)

Une obsession qui traverse les siècles. Toutes les décisions et les manœuvres des Français cherchent à christianiser les autochtones pour en faire des Européens. La saga des pensionnats est un volet particulièrement honteux de cette approche raciste et inhumaine.

FOURRURE

Tout débute avec le commerce des fourrures qui deviendra rapidement l’activité la plus importante et lucrative en Nouvelle-France. Un poste de traite où les chasseurs et les trappeurs viennent échanger leurs fourrures contre des produits de première nécessité. Une exploitation éhontée des Innus et des profits énormes pour les grandes compagnies qui se découpaient le territoire sans jamais demander de permission aux vrais propriétaires. Cette chasse intensive transformera peu à peu la vie des nomades. Les chasseurs par nécessité deviennent des « trappeurs industriels » pour ainsi dire. Ils mettent ainsi les ressources en danger, particulièrement le castor qui se fait de plus en plus rare. Le pire était à venir, on s’en doute.
L’exploitation forestière devait donner presque le coup de grâce à la vie traditionnelle des Innus. Ces espaces immenses, particulièrement le Saguenay et le Lac-Saint-Jean qu’ils avaient toujours réussi à protéger des Blancs, furent envahis par des bûcherons qui construisirent des barrages, défrichèrent et s’approprièrent toutes les bonnes terres. Ce fut une véritable catastrophe pour les différentes nations du NitassinanPlus récemment, la construction des grands barrages a transformé le pays de façon irréversible en noyant des rivières et des territoires ancestraux.
Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard racontent cette terrible tragédie avec une foule de détails et d’anecdotes. J’ai pris plaisir à suivre le jeune anthropologue qu’était Serge Bouchard quand il est arrivé sur la Côte-Nord au début des années 1970 pour rencontrer ses premiers Innus. Il s’y fera des amis pour la vie. Il y retournera régulièrement pour étudier leur manière de vivre et de rêver le monde. L’anthropologue et l’écrivaine donnent aux Innus une histoire, leur histoire, mais ils nous offrent aussi une grande partie d’un passé que nous avons tenté de nier par toutes sortes de manœuvres. Il faut lire encore Thomas King et L’Indien malcommode pour voir les Canadiens signer des traités et les oublier avant même que l’encre soit séchée. Une tragédie et un racisme qui fait frémir. Juste l’existence des réserves est une honte et un témoignage douloureux de cette dépossession.

Tout le monde est surpris quand je dis que je raconte  aux Autochtones leur propre histoire. Et pourtant, les Québécois, les Canadiens connaissent-ils cette histoire qui est aussi la leur ? Je raconte l’Amérique d’avant, et puis celle d’après. J’insiste sur la violence coloniale, certes, mais aussi sur la dignité et la grandeur des peuples agressés par les politiques d’assimilation. Je leur dis par quoi sont passés leurs ancêtres, de la souveraineté à la dépossession. Je parle aussi du présent. De la valeur d’une identité, d’une langue, d’une tradition. Partout, dans les salles de réunion, dans les gymnases, les écoles, sous les tentes, je vois des yeux grands ouverts, des yeux abattus, des yeux embués ; je sens l’intérêt, la curiosité, et toujours, vers la fin de mes causeries, une immense fierté. (p.289)

Ce que j’aurais aimé avoir un tel livre quand j’ai commencé à fréquenter l’École numéro neuf de La Doré. J’aurais rêvé encore plus, je le sais, serais peut-être devenu un Indien qui s’aventure dans la forêt et les montagnes, remonte la belle rivière Ashuapmushuan où j’ai vécu des moments de bonheur sur les plages de granite des chûtes à l’Ours et sur les bancs de sable, en haut des rapides, où nous avions une idée du paradis où seul l’orignal osait s’aventurer.
Le peuple rieur est un livre nécessaire que tous les étudiants devraient lire pour comprendre ce qui s’est véritablement passé au Québec et au Canada, ce que nous avons perdu aussi en niant ces populations qui avaient su s’adapter au climat et à une géographie particulière. Véritable tragédie, nous n’avons pas voulu voir ce Nouveau Monde, ces humains, les entendre et les écouter pour apprendre une autre manière de respirer et d’être. Notre histoire est une épopée, bien sûr, mais par toujours glorieuse.


LE PEUPLE RIEUR de MARIE-CHRISTINE LÉVESQUE ET SERGE BOUCHARD, une publication des ÉDITIONS LUX.


jeudi 29 décembre 2016

Serge Bouchard fait du bien à l’intelligence

SERGE BOUCHARD surveille les agitations de ses contemporains, leurs manies, leurs obsessions et tente de trouver un peu de sens dans tout ce qui va trop vite, tout ce qui s’agite frénétiquement. Dans Les yeux tristes de mon camion, il permet au lecteur de respirer et de prendre conscience de tout ce qui est vivant autour de lui. Il faut s’attarder longuement devant une forêt d’épinettes qui résistent aux saisons, se pencher sur la vie de ces illustres oubliés qui ont parcouru l’Amérique, vécu avec d’autres peuples et ont fait de leur vie une expérience. Un moment de l’Amérique française que l’on a biffé de nos mémoires. L’anthropologue et homme de radio fait du bien à l’intelligence.

Ces textes permettent encore une fois de plonger dans l’univers de Serge Bouchard, de partager son amour pour la route, ces randonnées qui ne semblent jamais vouloir prendre fin, une traversée de l’Amérique du Nord dans une vieille Honda qui tient la route par miracle. Rouler pour le plaisir de découvrir, être en mouvement et rester vivant. C’était au temps de sa jeunesse folle, au temps des rêves. Il pouvait conduire jour et nuit, aller d’un océan à l’autre, du Nord au Sud pour prendre le pouls du Nouveau Monde.
Serge Bouchard est avant tout un nomade qui se sent vivant quand il se déplace lentement d’un point à un autre. Dans une vie antérieure, il aurait été un coureur des bois qui escaladait les montagnes pour voir de l’autre côté, un explorateur, un traducteur qui connaît toutes les rivières et les nations autochtones. Un rêveur qui  se sent vivant en suivant les méandres des grandes rivières qui coupent la plaine américaine.
Pas étonnant qu’il porte un amour démesuré pour les camions, ces navires contemporains qui vont du Nord au Sud dans un ronronnement où il est possible de saisir la quintessence du continent, d’un monde qui ne cesse de se faire et de se réinventer à chaque montée. Ces camions qu’il admirait tant quand il était petit garçon et qu’il rêvait de conduire jusqu’au bout du monde. Et ce grand fleuve qu’il surveillait en se demandant d’où venait toute cette eau et où elle allait.
Un nostalgique qui aime se bercer dans ses rêves d’enfance, se rappeler son père qui regardait le temps filer dans ses derniers jours pour saisir peut-être le fil de la vie qui finit toujours par se rompre.
Je suis un fidèle de ses émissions à la radio où il se questionne sur le racisme, le temps qui file, l’amour et l’amitié. Une émission rare qui permet un arrêt dans la frénésie de la semaine. C’est mon moment précieux. Je ne ratais jamais non plus Les chemins de travers où il nous entraînait dans des sentiers peu fréquentés et souvent étonnants. Parce que Serge Bouchard nous donne de nouveaux yeux pour surprendre le monde et le voir comme si c’était la première fois. C’est toujours avec bonheur que j’écoute sa voix grave nous confier des secrets, des réflexions, s’attarder à des doutes et des incertitudes. Parce que vivre et penser, c’est jongler avec une question qui ne trouve jamais de réponse.

La voix humaine est puissante. La radio lui fait honneur. Et pour l’entendre, l’auto devient une chapelle privée où, dans la solitude de sa mobilité, l’être médite au son de sa propre humanité. Cela soigne et rassure, cela nous attache. Bien sûr, nous touchons là à la prière, à la musique rituelle et sacrée, aux incantations des prêtres, des imans, sorciers et bardes de tout acabit. La voix humaine a un pouvoir inouï. Disons simplement qu’à la surprise générale des croyants que nous sommes, la voix humaine est plus forte que l’image. Voir le sacré est une chose étonnante, entendre sa voix l’est encore plus. La radio traverse les époques, survivant à des technologies qui lui sont mille fois supérieures. La simple voix humaine est irremplaçable, elle va à l’essentiel. (p.48)

Je me suis réjoui de voir la file devant son stand au dernier Salon du livre de Montréal. C’est rassurant. C’est dire qu’il y a encore des femmes et des hommes pour partager des réflexions et des penseurs qui n’ont pas besoin de se déguiser en humoristes pour attirer la foule. Il avait tout son temps pour discuter avec un lecteur ou une lectrice avant de dédicacer son livre. Je l’ai regardé un moment et n’ai pas osé m'approcher. Ça m’arrive d’être intimidé et de rater une occasion unique. Je l’ai aussi entendu dans une conférence où il sait vous tenir en haleine pendant des heures en racontant les exploits de Nolasque Tremblay et Émilie Fortin, ou de Marie-Anne Gaboury qui a été la première femme blanche à parcourir l’Ouest canadien à dos de cheval.

RÉFLEXION

Avec Serge Bouchard, chacun possède une histoire et il est important de l’entendre et de la raconter. Chaque individu est témoin de son époque. La grande histoire que l’on enferme dans les livres masque souvent le réel. J’aime particulièrement quand il s’attarde aux découvreurs du continent, aux exploits de ces hommes et de ces femmes que l’on a biffés de nos manuels scolaires. Que j’aurais aimé, à la petite école, découvrir la vie de ces explorateurs partis de Québec ou des Trois-Rivières pour se rendre à Saint-Louis, la plaque tournante de l’Ouest au temps de l’Amérique française. Ils étaient partout, ont traversé les montagnes en suivant les cols et les rivières pour surprendre ce Nouveau Monde bien avant les Américains. Des curieux qui n’hésitaient pas à vivre à l’indienne pour commercer et souvent fonder une famille métisse comme ce fut le cas dans l’Ouest canadien avec Marie-Anne Gaboury, l’ancêtre de Louis Riel. Une histoire oubliée, des figures fascinantes qui donnent une fierté à ceux qui savent que la langue française régnait en Californie bien avant l’arrivée des Anglophones.
 
En 1814, les hommes de Philibert sont une trentaine à faire le voyage de traite des fourrures dans le grand Sud-Ouest. Sous la gouverne de leur patron, on les retrouve dans la région de Santa Fe. Lespérance est du groupe et il voyage avec de bien grands noms : Étienne Provost, la future légende des montagnes de l’Ouest, François Leclaire, son associé, Toussaint Charbonneau, le célèbre mari de Sacagawea. On retrouve aussi Michel Bissonnette, qui sera tué par les guerriers de Mauvais Gaucher lors du traquenard tendu aux hommes d’Étienne Provost en 1818 dans les montagnes de l’Utah, près du grand lac Salé. Louis Robidoux, fils du patriarche Joseph, accompagne aussi la troupe, c’est l’un des rares survivants de cette bataille (où dix coureurs des bois furent tués). Mentionnons finalement la présence de Jacques Laramée, celui qui donnera son nom à tant de lieux au Wyoming, où il perdra la vie dramatiquement cinq ans plus tard, tombé dans une crevasse ou tué par les Arapahos, nul ne sait plus très bien. (pp.137-138)

Serge Bouchard est touchant quand il raconte qu’il doit se départir de son camion Mack, une splendeur, parce qu’il a de plus en plus de mal à se déplacer sur ses jambes et que le nomade ne pourra plus s’installer au volant et parcourir les chemins de la montagne qui mènent au bout du monde.

NÉCESSAIRE

L’écrivain redonne le goût de regarder un paysage de la toundra, de se rendre à Chibougamau ou encore de surveiller le temps qui va au fil de l’eau et qui emporte les rires humains. Une belle leçon de vie. C’est un plaisir toujours renouvelé que de pouvoir s’attarder sur ses textes. J’entends toujours sa voix grave qui me berce quand il m’emporte dans une histoire. Alors, il peut lancer certaines vérités et dénoncer les manoeuvres de John A Macdonald, un raciste notoire qu’un certain Stephen Harper voulait donner comme modèle au Canada.
Une réflexion qui tourne le dos aux rires et aux blagues qui eveloppent à peu près tout ce qui se dit dans les médias au Québec depuis quelques années. Bouchard est le meilleur médicament que j’ai trouvé pour garder confiance en la vie et retrouver une pensée qui bat de l’aile dans ce siècle de la réussite et de la performance à tout prix. Lire Serge Bouchard, c’est se donner du temps pour la réflexion, regarder autour de soi, fouiller son passé et devenir un meilleur humain.
Livre précieux, réflexion sur la vie, la mort, l’histoire que l’on fausse pour créer des mythes, des faits que l’on tronque selon les besoins du présent. Le sédentarisme en Amérique s’est dressé devant le nomadisme et les nations indiennes ont été les grandes perdantes de cet affrontement. Il faut s'en souvenir et le raconter.

LES YEUX TRISTES DE MON CAMION de SERGE BOUCHARD est publié chez BORÉAL ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : La femme qui fuit de ANAÏS BARBEAU-LAVALETTE, paru chez LE MARCHAND DE FEUILLES.
  
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/serge-bouchard-683.html

lundi 27 février 2012

Serge Bouchard aide à mieux voir le monde

SERGE BOUCHARD est devenu le plus illustre des anthropologues du Québec en empruntant tous «les chemins de travers». Lire en rafales les chroniques qu’il a rédigées au cours de la dernière décennie donne un aperçu de la pensée de cet homme qui s’est toujours tenu un peu en marge pour mieux scruter la société.
Ce nomade n’hésite jamais à prendre le volant pour traverser le Québec, se rendre à Chibougamau pour une conférence et revenir à Montréal pendant la nuit. Pas étonnant qu’il ait décidé de faire une thèse de doctorat sur les camionneurs, ces hommes, parfois une femme comme Sandra Doyon, qui traversent le continent, vivant avec des repères qui échappent le plus souvent au commun des mortels.

Il s’attarde aux autobus de son enfance qui le transportaient de Pointe-aux-Trembles au cœur de Montréal à tous les jours. Il a fini par connaître ces véhicules mieux qui quiconque.
«J’étais adolescent, atteint d’une douce folie. L’autobus avait autant d’importance dans mon éducation que l’histoire de Rome ou la grammaire grecque. Je classais, retenais, observais, je huilais et nourrissais mon cerveau avec de la matière aussi impossible qu’improbable: trois heures par jour à organiser une sorte d’univers mental que je ne pouvais partager avec personne. Mais quel bonheur, que de paix, que de consolations!» (p.31)

Le temps

Serge Bouchard aime prendre son temps, ce qui manque le plus aux gens de maintenant qui ne savent que s’étourdir en se branchant à tous les gadgets comme à un respirateur.
«Je suis un grand-père du temps des mammouths laineux, je suis d’une race lourde et lente, éteinte depuis longtemps. Et c’est miracle que je puisse encore parler la même langue que vous, apercevoir vos beaux yeux écarquillés et vos minois surpris, votre étonnement devant pareilles révélations. Cela a existé, un temps passé où rien ne se passait.» (p.20)
Une méditation sur la nature que l’on cesse de regarder faute d’intérêt. Le monde est de plus en plus comprimé dans les ordinateurs, les IPad, les IPod et autres bidules dits intelligents.
Voir le temps passer, scruter le passé pour mieux comprendre ce que nous sommes, cette Amérique qui le fascine tant, ces peuples disparus ou presque que l’on a méprisés. Une bien triste histoire. Serge Bouchard n’est guère tendre avec Christophe Colomb.
«Christophe Colomb était un marin médiocre, grand mythomane, grand parleur, menteur, peut-être le plus perdu des hommes de son temps, égaré dans sa tête, écarté dans ses voyages.» (p.132)
Et un peu plus loin.
«L’Amérique n’a pas été découverte, elle a été tuée. Elle a été assassinée, torturée, violée.» (p.133)
De quoi avaler un peu de travers.

Intime

Le chroniqueur sait aussi devenir touchant quand il raconte la lutte de sa femme contre le cancer pendant des années. Sa mère aussi, une femme fière qu’il voit vieillir.
«Juste à respirer, ma mère pose le problème de la vieillesse dans sa totale absurdité. Elle n’est ni sénile, ni débile, dans le sens d’être retombée en enfance. Elle souffre plutôt de la malédiction provoquée par ce mal dont on dit trop vite que c’est un bien: elle a encore toute sa tête! Mais qui donc voudrait avoir toute sa tête, alors que l’échéance approche sans vraiment s’approcher, alors que toutes ses fonctions vitales, les unes après les autres, commencent à faire défaut? La conscience aiguisée ne s’avère pas toujours une bonne façon de voir. Celui qui ne meurt pas se condamne à vieillir, et dans les affaires humaines la longue durée n’a pas de valeur en soi.» (p.111)
Particulièrement juste et émouvant quand il rend hommage à son ami Bernard Arcand disparu trop rapidement.
Serge Bouchard est l’homme des voyages, des légendes et des mythologies amérindiennes, des longs périples sur les routes qui deviennent des méditations sur la vie, la mort, le temps qui s’ouvre devant soi et s’éloigne dans le rétroviseur.
Lire ces chroniques, c’est prendre la décision de penser à soi, redécouvrir l’Amérique et ses peuples, celle d’avant la Conquête et l’hégémonie anglophone. C’est s’attarder auprès d’hommes et de femmes qui ont connu des destins fabuleux. Peut-être aussi, et c’est le plus important, apprendre à voir et à regarder pour trouver un sens à la vie.

«C’était au temps des mammouths laineux» de Serge Bouchard est paru aux Éditions du Boréal.