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jeudi 9 novembre 2023

HAMELIN ET SA QUÊTE DE L’AMÉRIQUE

CE N’EST PAS la première fois que Louis Hamelin se lance sur les traces d’un personnage historique. Il l’a fait dans Les crépuscules de la Yellowstone avec le naturaliste John James Audubon, un formidable dessinateur d’oiseaux. Il l’a accompagné dans sa dernière excursion sur le Missouri, guidé  par Étienne Provost, véritable légende, le plus courageux des coureurs des bois, dit-on. Cette fois, dans Un lac le matin, Hamelin retrouve Henry David Thoreau dans sa retraite près du lac Walden devenu mythique. Cet auteur a connu la célébrité avec Walden ou la Vie dans les bois. Naturaliste et philosophe, né en 1817 à Concord au Massachusetts, il est décédé en 1862, des suites d’une tuberculose. Ce penseur original fascine encore beaucoup de Québécois. Richard Séguin a fait un très beau disque en s’inspirant du personnage, de ses écrits et de ses luttes. Retour à Walden est un arrêt incontournable pour qui s’intéresse à Richard Séguin et à Thoreau. J’ai écouté ce petit bijou des dizaines de fois. 

 

Louis Hamelin trace un portrait plutôt juste de Henry David Thoreau, cet original qui a créé une école pour y enseigner pendant quelques années, tentant d’y développer des notions qui bousculaient la vie de ses concitoyens qu’il considérait comme trop matérialiste et insouciant vis-à-vis de la nature. Les forêts dans les alentours de Concord retentissaient du bruit des haches et des moulins à scie. Ce sera la même chose au pays du Saguenay où les coupeurs de pins s’établissaient près d’un cours d’eau, fondaient un hameau, rasaient tous les environs avant d’aller s’installer ailleurs, laissant derrière eux des villages fantômes et des ruines. Jean-Alain Tremblay a illustré magnifiquement cette problématique dans La nuit des Perséides

Un moment de réclusion pour réfléchir, écrire, cultiver ses légumes, entretenir sa cabane, lire les Grecs dans le texte tout en surveillant les comportements des animaux qu’il croisait dans son quotidien. Une vie toute simple. Thoreau s’accommodait de peu, même s’il profitait des avantages de la ville toute proche et ne refusait jamais un bon repas chez ses parents ou des amis, particulièrement avec Ralph Waldo Emerson, l’écrivain qui a tenté de définir ce que l’on nomme l’intellectuel américain. Louis Hamelin y introduit un personnage peu connu, un certain Alex Therrien, d’origine canadienne-française qui travaille dans les environs et que Henry croise régulièrement. Un homme qui semble une sorte de Roger Bontemps qui se contente de vivre dans la forêt avec son chien et qui n’hésite jamais à partager son bonheur ou encore le plaisir de vider une bouteille. 

 

«Henry apprit qu’il se nommait Alex Therrien. Né au Canada, dans la vallée du Saint-Laurent, Alex était arrivé en Nouvelle-Angleterre une douzaine d’années plus tôt et il avait le même âge que lui : vingt-huit ans. Il travaillait comme bûcheron et poseur de clôtures, abattant des arbres qui devenaient ensuite les piquets qu’il enfonçait dans la terre. Son chien s’appelait Rex.» (p.33)

 

Un homme qui rêve de retourner au Canada pour s’installer sur une ferme. Une sorte de modèle pour Thoreau qui se débat avec des questions existentielles et des idées qu’il n’arrive pas souvent à dompter. 

Ce personnage me fait penser à un ami qui a pratiqué la cueillette des bleuets et des pommes pour survivre, consacrant la plupart de son temps à collectionner des antiquités et à sculpter. En plus de vivre sa passion pour les voyages et le lointain, bien sûr. Un original qui a mis une douzaine d’années à construire sa demeure de ses mains avec du bois récupéré partout dans les vieilles granges et les maisons abandonnées, n’utilisant que des outils qu’il maniait à force de bras, sans recours à tous les bidules électriques qui facilitent tant les corvées. Il habite toujours cette maison sans téléphone et sans eau courante, sans Internet et la télévision. Un personnage qui n’a jamais lu Walden ou la vie dans les bois, mais qui aurait pu donner des leçons au penseur de Concord.

 

PLAISIR

 

J’ai savouré le roman de Louis Hamelin encore une fois. Faut dire que j’aime à peu près tout ce qu’il écrit et publie. Son Henry est fort sympathique, un peu tourmenté, curieux de tout, des bêtes et de la forêt, des plantes que l’on trouve à l’état sauvage sans trop y prêter attention. Le récit se transforme par moment en véritable livre de botanique où Hamelin se fait plaisir en décrivant les végétaux qui prolifèrent autour du lac et de sa cabane. Des extraits ou des passages que n’aurait pas reniés le frère Marie-Victorin. 

 

«Emmêlées au feuillage vert pâle que les saules noirs étalaient sur la rive, des lobélies cardinales et des galanes glabres aux calices tubulaires se miraient dans l’eau. Un peu en retrait du bord se dressaient les hautes talles d’eupatoires pourpres, et dans la prairie plus loin on distinguait les fleurs bleues de la gentiane, le mauve tendre des gérardies et des rhexies de Virginie, les tresses blanches des spiranthes.» (p.75)

 

Henry David Thoreau était-il un véritable ermite? Pas vraiment. Il y avait toujours quelqu’un qui venait jaser un moment, partager un thé ou encore le surprendre dans ses petites tâches ou en train d’écrire. Et surtout, il était seulement à quelques kilomètres de Concord où vivait sa famille. Parlons d’un retrait plutôt, dans un lieu tranquille, mais assez fréquenté et accessible. Cela n’a rien à voir avec l’un de mes oncles qui a passé plus de trente ans dans une cabane en bois rond sur les rives de la rivière Ashuapmushuan. Nous allions lui rendre visite une fois par année pendant la période des bleuets et c’était un moment qui m’impressionnait beaucoup. Assez pour que je rêve de me faire ermite plus tard, de m’installer au cœur de la forêt, dans une courbe de la grande rivière pour y vivre au rythme des épinettes, de l’ours et de l’orignal. Cela n’est pas arrivé, vous vous en doutez.

 

AMÉRIQUE

 

Hamelin dresse un portrait fort intéressant de l’Amérique, des États-Unis plutôt, dans les années 1845 et subséquentes. Les coupes forestières battent leur plein sur la côte est des États-Unis et la quiétude du lac Walden est perturbée, pour ne pas dire menacée. Les haches retentissent du soir au matin dans les montagnes, le bruit des scies des moulins monte avec le chant des maringouins. Le bois est très demandé et les constructions se multiplient partout avec les villes et les villages qui se développent. Il y a plus de cent cinquante ans, les grandes forêts sauvages des commencements n’étaient déjà plus qu’un souvenir. La terrible offensive pour s’approprier les ressources naturelles et transformer tous les arbres en planches et madriers battait son plein. La disparition de ces parterres d’origines n’était plus qu’une question de temps. 

 

«Autour de lui, dans tout le bassin versant du Penobscot, rugissaient les scies de deux cent cinquante moulins avalant et recrachant deux millions de mètres cubes de bois par année, et la même chose se produisait au même moment dans les bassins hydrographiques de la Kennebec, de la Saco, de la Passamaquoddy et de la Saint-John, où d’autres humains et d’autres moulins coupaient, acheminaient et digéraient l’immense forêt qui s’étendait des montagnes Blanches à l’Atlantique.» (p.173)

 

Un livre fort sympathique qui permet à Hamelin, encore une fois, de nous démontrer que le compte à rebours était engagé pour l’Amérique à l’époque d’Audubon et de Henry David Thoreau qui fascinent bien des gens de nos jours, des nostalgiques peut-être. Nous réalisons, en lisant Hamelin, que le pillage s’est amorcé dès l’installation des premiers Européens pour nous pousser vers les catastrophes de maintenant. Tout a commencé alors qu’un certain Jacques Cartier abattait un arbre et dressait une croix dans le territoire de Gespeg devant des autochtones qui le regardaient, sans comprendre qu’ils étaient dorénavant des conquis et que leur pays n’était plus leur pays. 

Louis Hamelin est en train d’élaborer une œuvre unique qui se soucie des humains et de la nature que nos agissements menacent de toutes les façons imaginables. Un bonheur que de la suivre à la fois dans son quotidien où il tisse des liens avec une histoire plus lointaine qui décrit très bien les travers d’une civilisation et d’une pensée qui ne peut que mener à la destruction et au pillage. Les réflexions de Henry David Thoreau étaient pertinentes en son temps et sont de plus en plus nécessaires maintenant que nous avons à peu près tout ravagé et que certains dirigeants nous promettent encore une fois l’Eldorado avec la filière électrique. 

Hamelin jongle avec des questions que les amis de Thoreau aimaient ressasser lors de leurs agapes où ils se demandaient comment fonder une authentique littérature américaine et surtout, comment vivre en harmonie avec la nature. Des rencontres et l’écoute des autochtones auraient pu les instruire sur le sujet, mais ces premiers habitants du Nouveau Monde sont absents du quotidien de Thoreau. Hamelin pose peut-être, un livre à la fois, les jalons d’une littérature d’expression française américaine qui nous distingue et fait de nous quelque chose comme un peuple et une nation particulière.

 

HAMELIN LOUISUn lac le matin, Éditions du Boréal, Montréal, 248 pages.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/lac-matin-4019.html

mercredi 11 octobre 2023

LA VIE DANS LA FORÊT AVEC LES OISEAUX

UN ÉCRIVAIN habite un coin des Laurentides et s’éloigne de son refuge, de temps en temps, pour donner des cours et parler de littérature en Estrie. Sa principale activité reste l’entretien de son bout de paradis, les arbres qu’il materne tel un jardin potager. Un travail qui le préoccupe beaucoup avec la lecture et aussi l’écriture par temps perdu. Une vie de solitaire, d’efforts physiques, de contacts intenses avec la nature, son morceau de pays que François Landry soigne, triant les espèces qu’il veut voir s’épanouir et éliminer les variétés qu’il considère comme indésirables. Des corvées qui le passionnent depuis des années. Il nourrit également les oiseaux fort nombreux et observe les agissements des sizerins, des mésanges, des gros becs et de tous ces visiteurs que nous avons la chance de croiser pendant la saison froide. Une occupation qui me fascine et à laquelle je m’abandonne volontiers. Juste pour le plaisir de voir, sur la galerie de mon Pavillon, les durbecs des sapins approcher dans la plus belle des discrétions. Farouches au début de l’hiver, beaucoup moins craintifs fin février, ce sont des seigneurs. Les geais qui sèment la pagaille quand ils surgissent et vident les mangeoires en jetant tout par terres sont de la partie aussi. Ou encore l’écureuil roux qui s’installe et fait le plein sans se soucier des autres, se foutant de tous les volatils qui doivent prendre leur faim en patience. Ça me fait penser à certains individus que j’ai connus. Les sittelles, les chardonnerets qui n’ont pas migré et ont perdu leurs couleurs flamboyantes, les mésanges qui animent tout le groupe. Tous ces moments de contemplation que la vie dans la forêt offre, sans compter les traces que certains visiteurs plus imposants et discrets laissent autour de la maison. Landry a la chance d’avoir des chevreuils qui s’approchent régulièrement. Moi, ils se faufilent derrière la dune avec l’orignal qui y circule de temps en temps.

 

François Landry a décidé d’écrire son journal pendant l’année 2022 et ce sont ses observations, ses réflexions, ses grandes et petites joies, ses épreuves aussi qu’il nous livre dans Le sang des arbres. Une vie toute simple, avec des moments pour s’attarder à un roman quand il trouve un peu d’espace pour la lecture. C’est comme ça que j’ai su qu’il avait parcouru le dernier Geneviève Petersen. 

Je l’ai suivi dans ses pensées pendant quatre saisons qui dictent ses travaux et ses préoccupations. Des heures un peu contemplatives malgré tous les efforts physiques, les tâches, les humeurs de l’heure et les rencontres toujours étonnantes de certaines bêtes. Des contacts avec les voisins, juste ce qu’il faut, des semaines où il regarde les jours raccourcir des deux bouts. Et quand l’hiver s’installe, que l’air devient presque solide et mord la peau pendant les grandes folies de janvier et de février, il ne s’éloigne guère du poêle à bois, tue le temps en noircissant quelques pages. 

 

«J’écris aujourd’hui parce que le froid me claquemure. Ceci n’est pas une œuvre de l’esprit mais, tout au contraire, l’expression même de mon désœuvrement, tandis que s’affaisse le jour et que s’endorment les bourrasques.» (p.10)

 

L’impression de le suivre pas à pas dans ses jongleries et ses lectures. J’ai une vie si semblable avec des retraits dans mon Pavillon où j’accorde du temps aux mots tous les matins ou presque. Avec devant les fenêtres, le monde ailé qui va et vient dans des vagues provoquées par des mouvements et peut-être aussi autre chose. Un souffle dans le bouleau, une ombre, un craquement et tous s’envolent. Ces petites bêtes sont toujours aux aguets, nerveuses, à surveiller et réagir à un danger. 

 


MONDE FAMILIER

 

Je connais bien le monde de François Landry et tous les efforts qu’il faut pour entretenir des arbres qui subissent, tout comme les humains, les humeurs des saisons. Le vent qui casse des branches, certains spécimens plus vulnérables qui s’affaissent lors d’un orage, ou encore élaguer et abattre ceux qui se fendillent à la souche et deviennent dangereux. Une forêt a besoin de soin constant. 

Chez moi, il y a le renard qui fait sa ronde toutes les nuits pour voir si tout est à la bonne place dans son territoire. Quel plaisir de me pencher sur ses empreintes et de les suivre pour tenter de deviner ce qui l’arrête, retient son attention avant de repartir en se laissant guider par son nez! Il y a le lièvre ou encore la perdrix qui est revenue depuis un certain temps et qui est là tôt le matin. Quand la neige sera venue, elle va se livrer à la broderie en approchant de la petite galerie du Pavillon, marquant la cour de traces belles et précises, raffinées je dirais. 

François Landry bougonne un peu, mais il y a des jours où il est parfaitement heureux d’être seulement un regard, un témoin de la vie des mésanges si attachantes qu’il surveille dans la bonne chaleur du poêle à bois. Comment ne pas retenir son souffle devant des dizaines de durbecs des sapins qui surgissent dans leurs habits du dimanche, magnifiques, paisibles et toujours accommodants avec les sizerins et les chardonnerets

 

«Rarement ai-je pu admirer autant d’espèces partageant une zone réduite et conséquemment surpeuplée avec de la courtoisie dans les formes. On s’y presse sans chichis, et se sont joints aux lilliputiennes et fourmillantes créatures des parents beaucoup plus imposants qui, ô surprise, savent éviter les abus de pouvoir à l’encontre de leurs fluets compétiteurs : gros-becs errants et durbec des sapins conservent un flegme impérial dans le trafic incessant; leur venue ne suscite aucun émoi chez les autres. Un seul volatile sème l’épouvante : le geai bleu. À son approche, on s’égaille de tous côtés.» (p.28)

 

Et l’inévitable se produit. Une bourrasque folle détruit tout sur son passage en quelques minutes au début de l’été. Arbres cassés, renversés, déracinés partout dans la forêt. Un drame que j’ai vécu le 23 décembre 2022. Les fières épinettes le long du chemin et les bouleaux ont cédé devant les rages du vent, emportant les fils électriques. Même un pin gigantesque s’est écrasé tout près de la maison, faisant un carnage dans les sarments de ses congénères. Une véritable tragédie qui va laisser des traces dans notre petit domaine, et ce pour des années encore. Panne de courant pendant des jours où les gestes de la survie se multiplient.

De quoi décourager notre jardinier des arbres parce qu’il doit couper, ramasser, brûler les branches, tout reprendre à zéro presque. Le travail d’une décennie perdu en quelques minutes. Sans compter ces jours où il doit revenir à la vie primitive, celle qu’ont connue nos ancêtres quand ils avaient la folle idée de vouloir fonder une paroisse au milieu de la forêt et qu’ils devaient se débrouiller avec si peu.

 

LA VRAIE VIE

 

Le sang des arbres est un récit touchant qui nous ramène aux choses essentielles et vraies, qui permet de rentrer en contact avec la nature qui nous entoure et de vibrer avec les averses, les coups de vent, le soleil et les jours longs et paisibles, les giboulées froides de l’automne quand le premier gel change tout. Sans se couper du monde, des folies d’un Poutine qui sème la mort en Ukraine ou les hallucinations de certains politiciens.

Les oiseaux d’abord et les plus grands animaux un peu inquiets et toujours magnifiques qui ne manquent jamais de venir nous rendre visite lorsqu’on a construit sa maison au milieu des pins. Les bêtes finissent par vous tolérer et par partager leur territoire avec vous. Toutes les joies et aussi le découragement qui frappe notre solitaire quand il constate les dégâts d’un derecho, une tempête de vent qui ne dure que quelques minutes. Il suffit de si peu pour que tout soit à recommencer.

Assez pour que François Landry pense retourner en ville et oublier son aventure de jardinier de la forêt. Il persistera pourtant avec l’aide de certains voisins avec qui il entretient peu de liens, juste le nécessaire. Il faut de la patience, de l’entêtement et beaucoup de sueurs pour tout ramasser, y aller arbre par arbre sans trop se poser de questions. Un peu comme l’écriture qui progresse phrase par phrase, paragraphe par paragraphe pour finir par constituer un récit ou un roman. C’est ainsi que l’on refait son petit coin de paradis, ce lieu où il est plus facile de respirer et d’observer la vie sous toutes ses formes, d’occuper son corps et son esprit en ne boudant jamais le plaisir d’ouvrir un livre. 

J’ai beaucoup aimé ce récit, trouvant un véritable complice en François Landry. Il pourrait être mon voisin et je sais que nous effectuerions certaines tâches ensemble, que l’on pourrait se donner un coup de main, juste ce qu’il faut pour ne pas empiéter sur les habitudes de l’autre. Nous serions aussi de longues périodes sans nous voir, chacun dans ses heures et ses jours. 

Le sang des arbres est à lire en prenant son temps, s’interrompant souvent pour se pencher devant la fenêtre, pour l’émerveillement que la nature ne manque jamais de nous fournir quand on s’accorde à ses rythmes, que l’on visite la forêt dans le plus grand des respects. Un récit qui fait du bien et surtout remet tout à la bonne place. La vie n’est pas qu’une course effrénée après le succès, l’argent ou une gloire aussi éphémère que les feuilles du bouleau et de l’érable en octobre qui cèdent par épuisement, dans les couleurs les plus vives, à la grisaille et aux jours sonores. Je l’ai lu tout doucement en me berçant avec ma tasse de café à portée de main, prenant le temps de regarder autour de moi entre chaque phrase pour voir ce que les pins blancs et le grand lac me réservent comme surprises et enchantements à tous les jours.

 

LANDRY FRANÇOISLe sang des arbres, Éditions du Boréal, Montréal, 272 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/sang-des-arbres-3990.html 

jeudi 24 août 2023

VERBOCZY VISITE LE PAYS DE SON ENFANCE

LA MAISON DE MON PÈRE n’est pas un roman de Marcel Pagnol, mais bien celui d’Akos Verboczy, un écrivain né en Hongrie qui a migré au Québec à l’âge de onze ans. L’un de ceux qui se sont bien intégrés à leur nouveau pays, allant jusqu’à voter oui au référendum portant sur l’indépendance du Québec. (Il l’avoue dans son récit.) Contrairement à sa mère qui n’a jamais voulu apprendre le français et qui a fini par s’installer à Toronto. Il s’agit du plébiscite de 1995 puisque l’auteur est né en 1975. L’écrivain a publié un titre évocateur en 2017 : Rhapsodie québécoise. Itinéraire d’un enfant de la loi 101. S’il s’est bien acclimaté à la vie québécoise, cela ne l’empêche pas de retourner dans sa ville d’origine pour rencontrer des membres de sa famille et des camarades, même parfois d’anciennes flammes qui lui ont remué le cœur pendant son adolescence. Juste un peu de nostalgie pour mettre ses pas dans les chemins de ses premières années et rêver à une existence qui aurait pu être autre, certainement.

 

Un migrant a beau s’adapter à sa situation, se faire des amis et une place dans sa nouvelle société, il reste que le lieu des premiers mots, des découvertes et des grandes complicités est incrusté en lui. Akos Verboczy aime garder des contacts avec sa famille de Hongrie. Chacun de ses retours dans son pays d’origine se transforme en pèlerinage où il se rappelle des anecdotes, des jours heureux en visitant des endroits qui ont marqué son enfance. Bien sûr, la vie s’écoule doucement, les gens vieillissent, quand ils n’ont pas la mauvaise idée de mourir. Il flâne pendant ses séjours dans les lieux qu’il fréquentait petit garçon, lorsqu’il découvrait le monde avec ses amis. Il retrouve des camarades de classe pendant une soirée où tous évoquent des moments inoubliables, des souvenirs qu’ils embellissent pour en faire des événements mythiques. 

La coutume veut cela. 

 

PÈLERINAGE

 

Sa maison familiale n’est plus tout à fait la même et l’école a été détruite. C’est ainsi que l’immigré, en s’installant ailleurs, entretient souvent l’illusion de retrouver un pays recroquevillé dans le temps. Ça m’arrive quand je reviens dans mon village de La Doré. Je suis un peu hanté par les années qui ont précédé mon départ à Montréal pour des études. À mon retour dans la région, les hasards de la vie ont fait que je migre au Saguenay. La paroisse que j’évoque, dans quasi tous mes ouvrages, est celle de mon enfance, de la période du début des années 1970 et avant. Pendant mes courts séjours, je me retrouve dans un village un peu étranger. Les demeures où habitaient mes amis ne sont plus ou ont été transformées par les nouveaux propriétaires. Les gigantesques saules qui bordaient la rue principale alors et les peupliers odorants qui cernaient l’église ont tous été abattus. 

Un véritable carnage. 

Je me souviens des arbres énormes de monsieur Duchesne tout près de l’école où j’ai amorcé ma sixième année. La vieille bâtisse à deux étages où j’ai continué mes études a été démolie avec le magasin de monsieur Matte tout près. Que dire de la cordonnerie de monsieur Théberge où je suis allé si souvent pour faire réparer mes bottes et mes mitaines? Je ferme les yeux et je sens encore l’odeur du cuir.

Akos Verboczy a été marqué par son père, un photographe qui aimait les femmes et beaucoup trop l’alcool. Il garde un bon souvenir de cet homme, d’un séjour dans un refuge situé dans la montagne où il pouvait surprendre les reflets du lac Balaton au loin. 

 

«Je ne suis peut-être pas chez moi proprement dit, mais très certainement en terrain connu. Un peu plus bas, vers le pont Marguerite, je vois l’immeuble où j’ai grandi et, plus loin, le parc Jaszai, le terrain de jeu de mon enfance. Je reconnais notre épicerie, l’échoppe du fleuriste sur le trottoir, aujourd’hui spécialisé en bonsaïs, alors que les boulangeries, cafés, coiffeurs et autres boutiques et restaurants ont eu le temps de changer maintes fois de vocation.» (p.24)

 

Il a été fasciné par son père, un homme instable, peu responsable malgré son côté généreux. Il n’a jamais payé de pension alimentaire à sa femme et les deux se sont affrontés dans des procédures judiciaires sans fin. Cela ne l’empêchait pas de surgir dans la vie de son garçon, de s’en occuper pendant quelques jours, de lui faire des surprises avec des cadeaux extravagants qui avaient l’art de faire sortir sa mère de ses gongs. Un charmeur, un rêveur, un amateur de poésie qui récitait des textes pendant des heures les soirs autour d’un feu. 

 

TRACES

 

Il y a des heures, des lieux qui ont laissé une marque indélébile chez le jeune garçon et l’adulte qu’il est devenu. Cette habitation de campagne située dans l’arrière-pays en et un, même s'il n'y a séjourné que pendant quelques jours. Avec un ami de toujours, il entreprend une excursion pour retrouver l’endroit et des souvenirs peut-être, des moments de bonheur où il a vu son paternel sous son meilleur angle. 

 

«Sur papier, la maison appartenait à Klara, la troisième femme de mon père. Un héritage dont elle ne savait que faire avant qu’il entre dans sa vie. Lui, le sut tout de suite.» (p.67)

 

Pas d’électricité, d’eau courante et de services d’égouts. Un monde rustique où la nature s’impose dans toute sa force et ses beautés. Tout comme ce camp que nous envahissions l’été pendant le temps des bleuets. Une installation en bois rond, sans commodités, un puits très profond et un peu mystérieux creusé par mon père. L’eau y était si froide, qu’elle gelait les dents. Il fallait aller dans la forêt pour nos besoins. J’en garde des souvenirs impérissables et ce sont là les moments les plus heureux de mon enfance. Nous vivions alors une liberté totale, pouvant nous baigner dans le grand lac Pemonka. Des semaines où nous pouvions oublier les interdictions de ma mère qui avait peur de tout. L’eau était l’une de ses phobies. Mon père et une tante nous surveillaient si peu. Que de rires, d’histoires, de plaisanteries avec le cousin et les cousines!

 

RETROUVAILLES

 

La visite dans un pays qui s’est transformé avec le temps, sous une pluie diluvienne, sera le point marquant de son voyage. Il confronte ainsi la réalité avec ses meilleurs souvenirs. 

 

«Le soleil jette sa lumière placide sur la maison de mon père au moment où je m’immobilise devant elle. Je reconnais le bâtiment, sa forme, ses proportions, son flanc gauche enfoncé dans la colline. Je reconnais aussi des détails oubliés. La texture raboteuse du mur de pierres, l’ondulation cadencée des bardeaux en céramique, l’arche de la porte principale en bois massif, cernée de fenêtres garnies de grilles. Et je reconnais cette atmosphère de bout du monde qui enveloppe les lieux.» (p.316)

 

Elle est là, semblable et différente. Tout change pour le meilleur et le pire. Le paradis de mon enfance est maintenant une bleuetière. Ce pays coincé entre le lac Pemonka et la rivière Ashuapmushuan avait des secrets, ses endroits mystérieux, ses personnages, un passé et tant de bêtes sauvages. Le tout est devenu un vaste champ anonyme. 

Un roman comme un album de photos que l’on regarde sans trop nous rappeler les visages, parce que l’on a négligé de les identifier et que nous avons l’impression de découvrir des étrangers. Un texte qui permet de nous faufiler avec l’écrivain dans sa Hongrie des origines, d’y surprendre des figures attachantes, des gens généreux et originaux.

Un récit humain et sensible. 

J’ai beaucoup aimé parce que Verboczy m’a donné le plaisir d’évoquer des moments qui flottent dans ma mémoire, dans mon histoire personnelle et qui vont probablement s’effacer avec le temps. Un voyage au pays de l’enfance, le plus marquant, celui qui a façonné l’adulte que vous êtes devenu. Quelle joie que de lire un tel roman, moi qui entretiens une certaine nostalgie du passé, un bonheur qui me pousse dans une époque lointaine que je ne cesse d’embellir dans mes ouvrages, dans un monde qui restera dans ma tête jusqu’à mon dernier souffle!

 

VERBOCZY AKOSLa maison de mon père, Éditions du Boréal, Montréal, 332 pages.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/maison-mon-pere-3973.html

mercredi 9 août 2023

DENISE BRASSARD DANS LES PAS DE KIKI

DENISE BRASSARD publiait, il y a quelque temps, Avec ou sans Kiki, un titre intrigant et un peu étrange. Liberté grande, la collection du Boréal dirigée par Robert Lévesque, où a paru l’ouvrage, propose des textes qui sortent des sentiers battus. J’y ai fait de belles découvertes. Je pense à En randonnée avec Simone de Beauvoir de Yann Hamel. Mais de quoi est-il question? Kiki est une femme qui a fait sa marque au début du siècle dernier à Paris. Chanteuse, modèle, peintre et écrivaine, elle était fort connue à son époque et adulée par nombre de créateurs. Je signale Jean Cocteau, Robert Desnos et Tristan Tzara que j’ai lu avec avidité au temps de ma jeunesse. Surtout L’homme approximatif que j’ai souligné et barbouillé d’un couvert à l’autre. Une vedette dans la faune de Montparnasse qui semblait s’ancrer dans les cafés et les bistrots d’alors. Des années folles, exubérantes, inventives et fascinantes. Madame Brassard devient un guide et nous entraîne dans le Paris de l’entre-deux guerre en se confiant sur ses difficultés avec l’écriture, ses amours, ses migrations et ses chagrins.

 

L’auteure parcourt Montparnasse, un arrondissement de Paris, avec crayons et stylos pour prendre des notes et repérer les lieux où vivaient des artistes qui ont marqué cette époque. Elle cherche l’atelier d’un peintre, les cabarets où un peu tout le monde faisait la fête, buvait, se bousculait pour parler de leur travail et de leur quête jusqu’aux petites heures du matin. Des créateurs importants s’y retrouvaient et les aventures amoureuses se multipliaient comme on s’en doute pour ces femmes et ces hommes qui refusaient toutes contraintes et obligations.

Kiki est née à Châtillon-sur-Seine, en 1901. Elle était une vedette alors et attirait tous les regards. Une étoile filante qui fascine l’auteure qui veut la surprendre sur les trottoirs, dans un bistrot ou sur la terrasse d’un café où elle croit entendre sa voix et son rire. 

 

«Pour le reste, il y a encore tous ces lieux à découvrir ou à redécouvrir, qui finiront bien, je me dis, par réveiller mon imagination. Car pour l’instant, j’ai beau ratisser les rues de Montparnasse, multiplier les lectures, rien n’y fait. Je suis muette.» (p.12)

 

Elle s’attarde dans les musées et scrute des tableaux qui ont marqué cette époque. De longues heures devant des chefs-d’œuvre, les analysant sous tous les angles pour écrire des pages magnifiques sur Bonnard, Soutine ou Gustave Moreau. Une agréable manière de s’imprégner de l’atmosphère de cette génération où chacun tentait de bousculer la réalité et de voir autrement. Denise Brassard en s’agitant ainsi pensait allumer une petite lampe qui lui permettrait de plonger dans la frénésie de la création, de suivre Kiki et de vivre pour ainsi dire dans la belle effervescence de cette époque. 

 

PERSONNEL

 

Tout en parcourant les rues de Paris, Denise Brassard évoque une pléiade d’artistes devenus mythiques. Utrillo, Man Ray, le photographe, Modigliani, Soutine, Foujita surgissent à chaque coin de rue. Le mouvement surréaliste s’impose alors avec André Breton qui malgré son côté rébarbatif se proclame le maître. Cocteau se faufile dans la fumée d’un bistrot comme un ange éthéré, admirateur de la chanteuse. Hemingway n’est pas très loin et on aurait pu voir surgir d'une ruelle Henry Miller avec Anaïs Nin. Robert Desnos rôde, fidèle et généreux, avec Tristan Tzara que Kiki n’aimait guère. Un Desnos victime de la folie des nazis plus tard. 

Tout comme Kiki, Denise Brassard a du mal avec ses hommes. Particulièrement avec un certain Claude. J’ai savouré ces glissements entre la vie de l’auteure et celle de l’interprète qui animait les nuits de Montparnasse. Peut-être que les angoisses et les aspirations se transmettent au-delà des générations, que nous sommes héritiers des créateurs qui nous ont précédés en prétendant faire table rase.

 

«Claude est un fauve, un être sans compromis, habité d’étranges contradictions. Fils illégitime d’un pilote américain et d’une agente de bord abénakise, il a été placé à la crèche à sa naissance. Tout de suite adopté par un couple qui l’a choyé et lui a donné toutes les chances de réussite. Il porte néanmoins en lui une béance qu’aucun amour ne semble pouvoir combler. Jamais satisfait, animé par mille projets, mais velléitaire, il ne tient pas en place. Il n’est pas sitôt lancé dans une entreprise qu’il s’en désintéresse. Il voudrait toujours être ailleurs et, dès qu’il s’y trouve, l’angoisse le prend ou bien il s’ennuie. Alors il boit, il se drogue, se remplit ou s’épuise comme il peut, rue dans les brancards, fait des bêtises.» (p.123)

 

Ce qui m’a fasciné dans cette lecture, c’est de vivre la naissance du livre comme si on se penchait sur l’épaule de l’écrivaine, que l’on ressentait toutes ses hésitations et ses questionnements. J’ai parcouru avec elle le lent et long processus qui marque la gestation d’une histoire qui se dérobe ou s’impose. Je me suis glissé dans l’ombre de Kiki avec l’auteure, éprouvant ses passions, ses peurs et ses obsessions, ses déceptions et ses désespérances. 

 

UN TOUT

 

Avec ou sans Kiki, tient à la fois du journal intime, du récit et de l’essai. J’aime ces moments où l’auteure s’attarde à décortiquer un tableau ou l’œuvre d’un peintre connu ou encore quand elle médite sur les propos de Kierkegaard, ce penseur qui avait tout du sociologue humaniste. 

 

«Si la plupart des philosophes tentent de répondre à des questions qui les concernent personnellement, peu l’ont fait de manière aussi frontale que Kierkegaard, qui a calé sa philosophie sur sa vie. Il prend le réel à bras-le-corps, et c’est ce qui me touche chez lui. D’ailleurs, il ne se présente pas comme un philosophe. La spéculation lui est odieuse. Quand il parle d’angoisse, il parle de celle qui hante nos nuits et nous coupe le souffle. La vérité à ses yeux n’est pas un concept. La pensée doit s’incarner dans l’expérience et n’a aucune valeur si elle ne change rien à l’existence.» (p.56)

 

Nous allons ainsi des berges du Saint-Laurent aux rues de Paris que Denise Brassard arpente quand le froid et l’humidité s’installent.

Nous voilà dedans et dehors à la fois, dans le magma de l’écriture, dans la poussée qui permet de naviguer dans les pulsions du texte, de plonger dans l’acte créateur, de percer l’esprit d’une époque que la légende a sans doute embelli. L’impression d’entendre des discussions, de vivre dans ce Paris qui attirait des artistes du monde entier. 

Kiki reste une étoile filante qui a traversé son temps, une vedette qui captait la lumière et qui a sombré dans l’oubli, peut-être parce qu’elle était femme. 

 

«Je traque les fantômes, mais je ne sais pas les faire parler. Kiki demeure prisonnière de cette toile d’araignée, ce fouillis de notes. Sa petite étoile se perd dans la nébuleuse. Je n’arrive pas à la voir avec les yeux de Dieu.» (p.186)

 

Avec ou sans Kiki a le grand mérite de remettre à l’avant-scène la chanteuse, la peintre et la modèle. Elle incarne parfaitement l’esprit de cette époque. 

Un essai captivant qui nous pousse dans l’intimité des créateurs. Nous vivons des passions, des amours, des trahisons, des ruptures et l’espoir de parvenir à faire sa marque, de toucher peut-être ce que nous nommons l’absolu et l’immortalité. 

 

BRASSARD DENISEAvec ou sans Kiki, Éditions du Boréal, Montréal, 272 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/avec-sans-kiki-3965.html 

mercredi 19 juillet 2023

LE TERRIBLE ÉCHEC D’UNE GÉNÉRATION

ON DIRAIT UN TITRE DE STANLEY PÉAN. Une idée comme ça. Sombre est la nuit est bien un roman de Brigitte Haentjens, son deuxième, à paraître aux Éditions du Boréal. On connaît surtout la femme de théâtre, beaucoup moins que l’écrivaine, du moins dans mon cas. Un ouvrage constitué de courts fragments, comme si j’avais devant moi des extraits ou des morceaux rescapés d’un texte beaucoup plus imposant. Un couple est en vacances au Mexique et lui ne trouve rien de mieux à faire que de traîner près du bar, du matin au soir, distribuant de généreux pourboires aux serveurs qui lui apportent ses verres d’alcool. Sa seule idée semble de s’imbiber méthodiquement sans se préoccuper de ce qui se passe autour de lui. Elle parle enfin, s’adresse à lui dans une sorte de procès implacable. 

 

Le roman de Brigitte Haentjens a longtemps patienté dans le rayon des nouveautés. Le livre, paru en septembre 2022, soit il y a presque un an, a toujours été effacé par les volumes qui se multiplient à certaines périodes de l’année. Et l’été, calmant un peu les choses (pas du côté de la météo) je me suis décidé à aborder cet ouvrage qui ne m’attirait pas tellement. Le titre peut-être, la présentation. Une page couverture où l’on voit un personnage, on présume que c’est une femme, de dos. La tête est totalement absente. Une colonne vertébrale striée de lignes, comme s’il s’agissait d’éclairs qui vrillent le ciel un soir d’orage.

Il faut un certain temps avant de saisir ce roman où la narratrice s’adresse à l’homme dans un long monologue. Un constat, la description d’une relation amoureuse qui en est à ses derniers soubresauts. Elle ne peut plus communiquer avec ce compagnon qui s’éloigne de plus en plus. Mais, ont-ils déjà eu une vraie vie de couple

J’ai dû être persévérant (sans jeu de mots) pour comprendre la mécanique de ce récit. La première interrogation surgit à la page 36. «Et votre intelligence? La considérez-vous comme quantité négligeable?» J’ai allumé alors. Je suivais cette femme dans une analyse. On connaît la formule. La patiente parle et le professionnel n’intervient que pour mettre le doigt sur une question que son interlocutrice tente d’esquiver. L’esprit humain étant capable de toutes les manœuvres et de bien des diversions pour contourner un problème, il faut souvent le ramener dans le bon chemin. Le spécialiste garde sa neutralité, réussit parfaitement à préserver sa distance malgré ses réactions. 

La narratrice ignore les remarques la plupart du temps. Et étant elle-même psychanalyste, elle ne pouvait qu’emprunter cette voie pour aborder sa relation avec son compagnon. Une sorte de déformation professionnelle.

 

PARCOURS

 

Les deux ont fait des études poussées à l’université expérimentale de Vincennes, une institution libre, fondée dans la foulée de mai 1968, vivant des moments saisissants, rencontrant des sommités fascinantes.

 

«Pourtant, tous les philosophes de l’époque et les plus étincelantes personnalités intellectuelles s’y bousculaient pour y professer. Cela créait une émulation, voire une compétition, qui servait sans aucun doute la qualité de l’enseignement, particulièrement brillant. Dans les allées, outre Deleuze, Lyotard et Guattari, on croisait Foucault, Hélène Cixous, Robert Delort, Guy Hocquenghem, Henri Laborit ou Toni Negri.» (p.61)

 

La jeunesse née après la Deuxième Guerre mondiale défile ici avec ses questionnements, ses hésitations, son désir de changer la société. Voilà un regard critique et clinique, je dirais, sur la génération qui a suivi ce moment horrible de l’histoire européenne. Les filles et les garçons n’avaient pas connu les atrocités de ce terrible conflit, mais ne voulaient plus de semblables dérives. Ils cherchaient de nouvelles références et une communauté plus juste. 

Il est assez étrange de constater que les universitaires se sont tournés souvent vers le marxisme, Mao et Trotski. Il fallait abattre le capitalisme source de tous les malheurs et inventer une solidarité différente. Ils étaient en sociologie, en littérature, en anthropologie, en psychologie et en philosophie. Tous contestaient les enseignants, intervenaient dans les cours, militaient dans des groupes politiques et répandaient la bonne nouvelle aux portes des usines tôt le matin. 

Comment pouvaient-ils fermer les yeux sur les dérives du communisme avec Staline et Mao, devant l’expérience horrible du Cambodge? Il y avait dans ce militantisme une ferveur religieuse, du moins au Québec, assez étonnant. Un aveuglement aussi. 

Leur arme était la parole et leur logique obstinée disséquait tous les arguments qui n’étaient pas les leurs. Jamais une concession aux gouvernements et aux capitalistes. Toujours à l’avant dans les conflits et particulièrement conservateurs dans leur couple. Brigitte Haentjens m’a fait remonter dans le temps. Certains ouvrages me forcent à me questionner et à revoir certains moments de mon parcours. Comme si un grand pan de ma vie de militant syndical revenait avec les camarades qui avaient réponse à tous les problèmes que nous affrontions dans nos milieux de travail.

 

MILITANTISME

 

J’étais alors membre de la CSN, président de syndicat et toujours présent aux réunions du conseil central tout comme aux congrès de la Fédération nationale des communications qui regroupaient les journalistes. Ils étaient quelques-uns, des enseignants au cégep, des militants marxistes, vissés devant les micros. Ils accaparaient les temps d’intervention et débitaient leurs concepts comme des leçons mal apprises. Ils finissaient par exaspérer tout le monde, semaient la grogne dans les instances. Michel Chartrand ne manquait jamais une occasion de les pourfendre et de leur dire de fonder leur parti politique où ils auraient tout le champ libre pour faire valoir leurs idées. 

Ces militants restèrent des marginaux au Québec, des perturbateurs dans les réunions syndicales et ne réussirent jamais à convaincre les travailleurs malgré leur présence aux portes des usines, particulièrement celles d’Alcan au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Ils répétaient des formules comme nous avions récité des prières au temps de notre enfance. 

 

COUPLE

 

L’homme et la narratrice se sont croisés à l’université de Vincennes et ont fini par former un couple. Elle, en admiration devant ce compagnon d’études.

 

«Jeune, tu avais l’aura des intellectuels que j’admirais. Tu brillais. Tu prenais la parole et ne la cédais pas, avec la placidité de ceux qui savent séduire et convaincre. Tu parlais des heures, tu parlais inlassablement. Grâce à ton habileté dialectique, à l’éclat de ton esprit, tu disloquais tous les arguments, écrasais les résistances et ne lâchais jamais rien. Tu affichais une assurance d’autant plus impressionnante à mes yeux que j’étais plutôt timide et mutique.» (p.21)

 

Les deux s’installent dans leur routine, militant, discourant, faisant l’amour un peu mécaniquement. Il faut que la chair exulte comme chantait Jacques Brel à l’époque. Il la domine et elle se fait obéissante malgré ses études et ses réussites. Ce qui importe c’est la parole de celui qui sait et qui s’impose dans les réunions et les salles de l’université. Toujours prêts à affronter les forces de l’ordre pour libérer la classe ouvrière, prêchant l’égalité et la fraternité, travaillant à renverser la société capitaliste, fermant les yeux sur les dérives communistes où l’on éliminait les opposants. Un aveuglement de certains intellectuels (Jean-Paul Sartre en premier) qui ont mis bien du temps à le reconnaître, s’acharnant à soutenir l’indéfendable.

Ce type de personnage s’est imposé dans la littérature et plusieurs écrivaines ont décrit ces révolutionnaires qui pouvaient discourir pendant des nuits sans reprendre leur souffle, prônant l’équité, la liberté et le partage tout en se comportant en petits despotes dans leur intimité. Je pense à Francine Noël avec Maryse, à Danielle Dubé dans Les Olives noires, à La femme du stalinien de France Théorêt.

 

CONCEPTS

 

Pourquoi les baby-boomers, du moins les plus scolarisés, se sont gargarisés avec des concepts, des théories, sans jamais parvenir à les concrétiser dans les groupes où ils militaient? Jamais ils n’ont réussi à incarner leurs propos et souvent, après une période maoïste ou trotskyste, ils devenaient de farouches défenseurs du capitalisme. Comme si cela n’avait été qu’une folie de jeunesse, qu’un jeu et que les mots et les idées qu’ils soutenaient avec acharnement alors n’avaient plus d’importance. 

C’est troublant. 

Ça explique peut-être pourquoi nous sommes devant une catastrophe planétaire. Nous avons suivi aveuglément des diktats après ces années de contestation, misant tout sur le développement et l’économie sans tenir compte des possibilités de la Terre, accentuant du même coup les inégalités, gardant des continents dans la misère et la pauvreté. Nous avions besoin de formules, de certitudes pour combler la mort de Dieu et la perte du sacré. Un terrible saccage comme résultat. 

Sombre est la nuit a le grand mérite de nous rappeler les préoccupations d’une génération et ses dérives. Nous avons fait souvent fausse route en nous accrochant à des concepts abstraits sans l’incarner dans notre vie intime. Tout cela malgré le féminisme, l’écologie et le mouvement hippie. Un roman sombre comme le dit le titre, mais direct et tellement bien mené. 

L’impression de regarder dans un rétroviseur et de constater le gâchis. Parce que nous sommes responsables de ce désastre environnemental, tous, qu’on le veuille ou non. Personne ne peut se laver les mains et dire qu’il n’y est pour rien. Et comment s’arracher à ces discours creux pour aborder les vrais problèmes quand le Moi est devenu un dogme incontestable. Comme le dit si bien Jean Désy dans Être et n’être pas : «L’humanité devra apprendre à juguler cette emprise strictement “imaginaire” dans laquelle elle semble se complaire et qui a de moins en moins à voir avec la paix et la sérénité.»

Portrait d’une génération de militants qui s’est comporté en aveugle, croyant que l’on pouvait tout changer par la dialectique et la parole, sans l’incarner dans son âme et son corps.

 

HAENTJENS BRIGITTESombre est la nuit, Éditions du Boréal, Montréal, 232 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/sombre-est-nuit-3949.html