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jeudi 11 juin 2015

Pour mieux comprendre le Québec d’aujourd’hui


TOUS LES LIEUX font naître des contes et des légendes, jalonnent l’histoire des populations. Des faits vécus, des craintes ou encore des superstitions marquent un territoire et permettent de se l’approprier. Ce peut être la géographie ou la particularité d’un site qui fait courir l’imaginaire. Une collection unique des Éditions Trois-Pistoles permet de visiter le Québec et ses régions, de nous attarder aux contes et aux légendes pour en surprendre les particularités. Pierre Landry nous entraîne cette fois sur la Côte-du-Sud du Saint-Laurent pour un voyage singulier. J’ai eu le bonheur de visiter le Saguenay-Lac-Saint-Jean, la Gaspésie, l’Abitibi, l’île de Montréal, Charlevoix et Québec avec cette collection prestigieuse.

La Côte-du-Sud s’étend de Notre-Dame-du-Portage aux paroisses s’étendant en périphérie de Rivière-du-Loup. Un véritable pays qui longe le fleuve et monte par paliers vers l’intérieur des terres. Pierre Landry survole l’ensemble de ce territoire par de courts textes et donne un bel aperçu de cet espace à l’arrivée des Blancs et des affrontements qui ont suivi jusqu’à la conquête du Canada par les Britanniques.
Une belle manière de visiter une vingtaine de paroisses, de se moquer du temps en allant des premiers arrivants jusqu’à une époque récente. Une façon aussi de nous informer sur l’histoire des lieux, le peuplement des paroisses, le travail et les croyances de ces hommes et ces femmes qui vivaient surtout de la terre, de la pêche et de la navigation. Le trafic de certains liquides illicites provenant de Saint-Pierre et Miquelon a aussi eu son importance et été à l’origine de bien des légendes.
Le plus intéressant reste l’imaginaire et les croyances qui emballent l’esprit des gens et ces héros qui retiennent l’attention au-delà de leur époque avec leurs exploits et leur audace.

LES DÉBUTS

Ce territoire a particulièrement souffert pendant les guerres entre les Français et les Britanniques, avant 1760 et la Conquête. Le texte du major George Scott nous relate avec une froideur stupéfiante les avancées de l’armée anglaise en 1759. Les militaires ne rencontrent que peu de résistance, les résidents ayant presque tous fui dans les bois. Les habits rouges brûlent résidences et bâtiments de ferme, rasent les villages sans raison aucune. On peut imaginer la désolation et la misère de ces populations pendant l’hiver qui suivra le pillage. À l’époque, on ne parlait pas de crime de guerre… On répétera ces façons barbares en 1837 pour mater la révolte. L’armée britannique, la meilleure au monde disait-on, ne faisait pas de quartiers et se montrait particulièrement cruelle et insensible.

En somme, nous avons marché sur une distance de cinquante-deux milles et, sur le parcours, nous avons brûlé 998 bons bâtiments, deux sloops, deux goélettes, dix chaloupes, plusieurs bateaux plats et petites embarcations, nous avons capturé quinze prisonniers, dont six femmes et cinq enfants, et fait cinq victimes chez l’ennemi ; il y a eu un blessé parmi nos réguliers et, chez les rangers, deux morts et quatre blessés. (p.44)


IRLANDAIS

Comment oublier les événements qui ont marqué Grosse-Île où les migrants, des Irlandais surtout, arrivaient en souffrant de la famine et de maladies contagieuses ? Ils devaient débarquer sur cette terre de la désolation et de la mort pour une période de quarante jours. C’était assez pour mourir dans la souffrance et la détresse. On pourrait parler de l’île de la mort. Il suffit de visiter les lieux pour en avoir des frissons dans le dos. Madeleine Ouellette-Michalska en a fait le sujet d’un roman fascinant : L’été de l’île de Grâce.

L’île de quarantaine est une île aux bruits troublants. En plus de la triste symphonie des cris de douleur et des divagations des malades, on entend sans cesse un sinistre rappel, celui de la récolte faite par le Moissonneur. C’est le grincement des petites charrettes transportant les morts à l’ouest de l’île où sont creusées les tranchées. Ceci se poursuit jour et nuit. On entasse jusqu’à dix corps à chaque voyage. (p-205)


Bien sûr les religieux tiennent une place importante dans l’histoire de ce coin de pays comme partout au Québec. Impossible d’éviter les agissements de certains curés qui ont réalisé de véritables exploits. Je pense au curé Francheville qui a dirigé un groupe de maquisards et fait en sorte de retarder la progression des troupes britanniques. Un prêtre qui maniait aussi bien le fusil que le goupillon. Ils furent malheureusement trop rares à se comporter ainsi, surtout pendant la période de 1837.
Des figures étonnantes surgissent au fil des années comme l’abbé Charles Chiniquy qui, après avoir été le champion de la lutte contre l’alcoolisme, ne se gêne pas pour dénoncer les agissements des religieux. Les scandales sexuels commis par des ecclésiastiques remontent à loin et l’Église a toujours tout fait pour les dissimuler. On connaît maintenant les agissements de certains dans les maisons d’enseignement et surtout le scandale des pensionnats indiens. Des pages peu glorieuses que personne ne pouvait dénoncer alors sans en subir les conséquences. L’abbé Chiniquy est exilé pour sa trop grande franchise et son désir de réformer les mœurs de l’église. Notre Martin Luther n’aura guère de succès dans son monde d’origine et vivra la plupart du temps aux États-Unis.

Je me rappelai alors ce que m’avait dit M. Perras, la première année de ma prêtrise, des larmes et du désespoir de l’évêque Plessis, lorsqu’il s’était aperçu que tous les prêtres du Canada, à l’exception de trois, étaient des athées. Je me sentis humilié et honteux d’appartenir à ce clergé de Rome dont une bonne partie, sinon la totalité, nageait dans des infamies qu’on aurait à peine tolérées à Sodome. (p-590)

PORTRAIT

Pierre Landry dresse un véritable panorama du Québec, de la vie des autochtones qui devaient bouger constamment en hiver pour trouver du gibier et survivre. De la navigation, des exploits incroyables de certains marins qui traversaient le fleuve dans des conditions inimaginables. Des textes particulièrement intenses et vivants.
Il fait plaisir de lire Jacques Ferron qui a exercé son métier de médecin dans ce territoire en début de carrière, Arthur Buies, Philippe Aubert de Gaspé qui vivait à Saint-Jean-Port-Joli et dont la présence est encore visible dans ce coin de pays. Des conteurs aussi et des écrits du frère Marie-Victorin qui restent étonnamment modernes. J’ai particulièrement aimé les textes de Gaétane de Montreuil qui prennent des couleurs avant-gardistes. Elle y démontre un courage peu commun.

Avant même que le mot féminisme eût été prononcé dans la province de Québec, avant même qu’il fut inventé, Jacques Latourelle, de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, avait ses idées arrêtées sur le rôle des femmes dans l’humanité. Pour lui c’était une bête de somme, à laquelle il reconnaissait un peu plus d’intelligence qu’à ses bestiaux, mais qui ne devait employer cette faculté que pour le bien-être et les intérêts de son mari. (p.460)

Une belle manière de se souvenir et de découvrir ce qu’a été la vie de nos ancêtres dans le pays de la Côte-du-Sud, ses activités, ses déplacements, ses fêtes du côté de Kamouraska où l’on ne refusait jamais un verre, même au risque d’y perdre un nouveau-né dans la neige. C’est peut-être la raison qui a fait qu’Anne Hébert a choisi ce lieu pour y installer les personnages de son roman Kamouraska.
Esprits, feux follets, revenants, personnages un peu détraqués nous fascinent pendant toute la lecture de cette épopée. C’est un devoir de mémoire que de retourner sur ces périodes qui ont précédé le Québec de maintenant et font que les gens s’attachent à un coin de terre pour l’aimer et le magnifier. S’il y en a qui doutent de la Conquête du pays par les Anglophones, plusieurs textes rafraîchissent la mémoire.
Pierre Landry nous permet surtout de vivre l’aventure d’un peuplement francophone unique en Amérique du Nord et nous aide à comprendre notre époque. Un ouvrage nécessaire et passionnant.

Contes, légendes et récits de la Côte-du-Sud, Pierre Landry, Éditions Trois-Pistoles, 708 pages, 69,95 $.

NOTE : une version de cette chronique se retrouve dans Lettres québécoises, été 2015, numéro 158.

jeudi 29 mai 2014

Louise Portal se met au monde par l’écrit

Une question et les réponses prennent toutes les directions. Pourquoi écrire ? La collection Écrire des Éditions Trois-Pistoles tente de donner des réponses. Une cinquantaine d’écrivains, jusqu’à maintenant, ont accepté de parcourir des chemins étonnants et particuliers. Louise Portal dans La mouvance de mes jours prend le relais avec ses couleurs et ses manières. Sa vie n’a cessé de tourner autour des mots depuis qu’elle a quitté Chicoutimi pour vivre la vie de pensionnaire. Des phrases la suivent, la hantent, viennent habiter son être.

Certains y sont allés d’une boutade. Je pense à Claude Jasmin et Francine Allard. La plaisanterie pourtant n’éclipse jamais la gravité. Comme si l’écrivain devait justifier son existence. C’est comme si on leur demandait avec un petit sourire : pourquoi vivez-vous et comment respirez-vous ?
C’est peut-être la question que Victor-Lévy Beaulieu pose aux écrivains. Quelle est l’essence de votre vie ?

Pour le moment, j’ai plutôt envie d’avancer sur la route de ma vie où l’écriture est devenue prière et méditation quotidienne. Une manière de me déposer chaque matin. Très tôt, avant d’être happée par le tourbillon du monde. Me déposer au cœur des mots et les laisser tracer le chemin de mon cœur à toutes choses. (p.10)

Une manière « de se déposer », d’être au monde, aux choses qui captent l’attention. Pour tromper l’ennui au pensionnat. Louise Portal a treize ans alors et se confie à son journal. Une habitude qu’elle gardera malgré une carrière de comédienne fort enviable. Une manière d’être, de trouver un équilibre et de respirer.

Écrit

Et pourquoi ne pas répondre à l’écrit par l’écrit, se faufiler dans ses romans, son journal, des lettres ? Pas de grandes confidences pourtant. Belle discrétion sur sa vie, sa carrière, l’actrice. Elle se concentre sur cette passion qui fera qu’elle publiera dans la cinquantaine. Il y a eu une pièce de théâtre avant, des chansons, mais la carrière d’écrivaine arrivera un peu tardivement.
L’enfance. On y revient toujours. Son père, Marcel Portal, jouera un rôle important dans ce désir d’écrire. Il écrivait tout en exerçant médecine. Il peignait aussi. Je l’ai connu alors qu’il dirigeait l’hôpital de Chicoutimi le jour et retrouvait l’artiste la nuit. C’était sa manière de se garder au monde et Louise l’a vu s’enfermer dans son bureau pour bousculer les phrases. Des lettres aussi qu’il lui écrivait et qu’elle a conservées comme des pierres précieuses.

Ainsi je vis, ainsi j’incarne, ainsi j’écris. En proie à des prémonitions. J’écris, portée par mon inconscient et mon imaginaire qui visitent des paysages intérieurs à être révélés. (p.17)

Exploration

Comme si Louise Portal fermait les yeux et s’avançait dans un brouillard, explorait un monde qui ne cesse de se dérober. Chercher à être, à voir, à vibrer dans la vie comme elle le fait sur une scène ou au cinéma. Comme s’il y avait quelqu’un d’autre en elle qu’il faut rassurer. Jouer, écrire, c’est peut-être retrouver une voix, calmer tous les êtres qui se disputent en soi.

Partager. N’est-ce pas l’essentiel de notre passage ici-bas ? Ma motivation à écrire vient de là. Besoin de partager pour nommer ce qui tisse mon cœur et mes heures. Témoigner. (p.44)

Il y a le rituel pour faire venir l’écriture. Cela arrive souvent tôt le matin, comme pour les matines dans les lieux de prières. Il faut le silence, les bougies, une mise en scène ou une mise en écriture où la femme se glisse dans la peau de l’écrivaine. Une manière de donner de l’espace à la romancière qui doit céder le pas à l’actrice le jour.

Écrire, c’est pénétrer dans une caverne mystérieuse, emprunter une route inconnue, s’aventurer sur un territoire incertain, souvent sauvage et parfois hostile où nous nous sentons très seuls. (p.104)

Louise Portal parle de ses hésitations, de ses voyages où un carnet la suit, de personnages qui constituent une famille qui l’accompagne longtemps après la publication, de certains lieux qui l’habitent.

Pourquoi écrire ? Pour ne pas mourir. Sans avoir pris naissance en moi par la parole. Écrire. Raconter les méandres de ma pensée, les épanchements de mon cœur, la mouvance de mes jours. En toute simplicité et une certaine vulnérabilité. Dire comme chanter les élans de l’âme qui cherche à s’exprimer. (p.131)

Écrire pour rester vivante au cœur du monde, une humaine sensible aux autres. Une forme de prière qui donne l’énergie pour affronter le jour.
Un témoignage d’une belle honnêteté qui nous emporte au cœur des écrits de Louise Portal qui sont autant de récits qui font connaître une femme qui ne joue pas quand elle s’abandonne à la parole. Un beau témoignage. Plus. Un voyage dans un univers particulier. Écrire ? Non. Exister par et dans les mots.

La mouvance de mes jours de Louise Portal est paru aux Éditions Trois-Pistoles, 21,95 $.
Des phrases que j’apprécie :

Avant mon premier cri, je suis née amoureuse. Je pense n’en jamais voir la fin. Je veux encore tous les chavirements pour continuer à vivre et écrire. (p.27)

J’écris pour déposer de la lumière, un peu d’espérance. (p.68)

L’enfance n’est jamais bien loin. Elle attend en silence qu’on la reconnaisse et qu’on en prenne soin. (p.90)

Écrire aide à vivre. À poursuivre l’itinéraire souvent douloureux de l’existence. (p.105)


Écrire, c’est poser un regard sur toute chose. Non pour les critiquer, mais pour les reconnaître, les ressentir et réfléchir à ce qu’elles sont venues remuer en nous. Écrire… pour oublier, consoler, avouer. Écrire… pour aimer, pardonner, découvrir. Écrire… pour dévoiler, souffrir, guérir… chanter et raconter. (p.112)

mercredi 14 mai 2014

Aurélien Boivin fait œuvre de mémoire

Aurélien Boivin récidive et présente le tome 2 de Contes, légendes et récits de l’île de Montréal. Le premier volet est paru en mars 2013. Une œuvre fascinante, imposante par son ampleur, l’imaginaire et le réel d’une ville qui donne le pas au Québec depuis fort longtemps.

Le premier jalon, une brigue tout aussi impressionnante de près de 900 pages, présentait les récits fondateurs, les mythes et les textes historiques qui touchaient directement le territoire de l’île de Montréal. Si certains constats pouvaient étonner à la lecture, comme l’impossibilité de trouver des légendes qui s’enracinaient dans le lieu même de Montréal, le second tome nous réserve autant de belles surprises et soulève aussi des questions.
La ville donc, la réelle, la physique, celle où des hommes et des femmes vivent, des enfants qui hantent les trottoirs et les ruelles, tentent de s’y épanouir et de s’approprier un univers particulier.

Ce deuxième tome est essentiellement consacré aux récits dits réalistes, c’est-à-dire qui, s’ils se déroulent comme les textes du premier tome dans la ville ou dans l’île de Montréal, ne laissent aucune emprise ni au surnaturel, ni au merveilleux, ni au fantastique, ni à la science-fiction ou à l’anticipation. Les récits réalistes se rapportent à un monde du quotidien dans lequel tout événement s’explique par les lois de la raison. (p.XVI)

J’ai eu la chance de lire des nouvelles policières, réalistes et des extraits de romans. Le tout se déploie dans un foisonnement de textes. Quatre-vingt-douze extraits par quatre-vingts écrivains différents. Il resterait même assez de matière pour constituer un troisième volet. C’est dire la richesse de ce corpus littéraire unique et singulier. Les deux publications cumulent plus de 1800 pages.

Centre

Montréal occupe une place essentielle dans la vie économique, sociale et politique du Québec en plus de regrouper la moitié de sa population si on englobe les villes environnantes. Voilà qui peut expliquer l’abondance des textes. La littérature suit toujours le politique et la démographie même si dans les romans et les récits, il n’y a pas si longtemps au Québec, les écrivains tournaient le dos à la ville, ce lieu où le diable avait ses aises. Montréal a su reprendre sa revanche envers et contre tous, particulièrement sur l’Église.
Aurélien Boivin a, encore une fois, su dégager des particularités.

Il est toutefois un constat certes étonnant, du moins pour moi, peu importe la catégorie des récits sélectionnés dans l’un ou l’autre tome : rares sont les écrivains qui se sont attardés à décrire Montréal, un quartier ou une rue, avec ses caractéristiques ou ses habitants. (p.XXXVI)

Pas de descriptions des rues, des maisons et peu de présence des communautés ethniques. C’est assez étonnant cette « absence ». Si on ne s’étonne guère de voir des groupes culturels occuper des lieux délimités, du peu de contacts véritables entre ces communautés, on peut se demander pourquoi les écrivains ne décrivent pas la ville, ses maisons, ses escaliers, ses parcs et ses belles artères ?

Exceptions

Yves Beauchemin et Gabrielle Roy échappent à ce constat heureusement. Les extraits de Bonheur d’occasion collent à la géographie de Montréal de façon organique, je dirais. La montagne, où vivent les riches et les possédants, fait contre poids à Saint-Henri où  les démunis et les travailleurs s’entassent. La mouvance de la ville avec ses classes sociales est particulièrement présente dans les extraits choisis par monsieur Boivin.
Yves Beauchemin démontre une belle conscience environnementale et architecturale dans son texte. Un point de vue unique dans ce florilège. Comme si les écrivains étaient plus préoccupés par leurs émotions ou leurs questionnements que par les lieux qu’ils habitent. Cela me laisse perplexe. Les gens de la ville sont-ils dépossédés de leur environnement au point de ne pas s’y attarder ?

C’est Montréal qui m’a fait découvrir que je suis Québécois, pour le meilleur et pour le pire. C’est ici que j’ai appris ma condition, devant les affiches unilingues anglaises, dans les manifestations et les assemblées politiques, ou tout simplement en écoutant les passants, mes voisins de métro, les serveuses, le dépanneur du coin, les chauffeurs de taxi de bonne humeur ou pas, les enfants avec leurs fusils de cow-boy, leurs bicycles, leurs cordes à danser, leurs mots salés, leurs sourires à couper le souffle. (pp.134-135)

Le lecteur voyage ainsi du début des années 1800 jusqu’à l’époque contemporaine. Ce qui permet de voir l’évolution des moyens de transport, certaines transformations de la ville qui rejoint peu à peu la modernité des grandes agglomérations d’Amérique. Un aspect qui demeure toujours en arrière plan.

Corpus

Il en ressort, peu importe les genres ou les auteurs, que les hommes et les femmes qui retiennent l’attention à Montréal ont souvent du mal à transcender leur quotidien. La présence des riches est évoquée sans qu’ils deviennent des personnages importants, sauf dans une nouvelle de Harry Bernard. Le professeur d’italien met en scène un faux aristocrate qui manipule une société bourgeoise qui aimerait se donner des lettres de noblesse et qui se laisse filouter en craignant d’avoir l’air de provinciaux.
Les guerres, la maladie, le travail répétitif et peu valorisant, les épreuves quotidiennes retiennent l’attention des écrivains. On louange rarement la réussite matérielle et les prosateurs ne s’aventurent jamais dans le monde des affaires ou de la politique. Certainement une conséquence de la pensée sociale et religieuse de l’Église si dominante avant les années 70. Les originaux payaient cher leurs incartades alors. Pensons à Rodolphe Girard.

Cette œuvre toutefois, malgré le talent qu’elle décelait, n’eut pas l’heur de plaire à l’archevêque Bruchési qui, non seulement la condamna et en interdit la lecture, mais fit perdre au jeune écrivain l’emploi de reporter qu’il occupait à La Presse. Tout désemparé, Rodolphe Girard, marié et père d’un enfant, alla frapper à la porte du Canada dont Godefroi Langlois était rédacteur en chef.  (p.235)

Aurélien Boivin a fait un travail colossal avec son équipe pour cerner ce lieu dans ses différentes époques. Des textes qui témoignent du glissement lent et certain de Montréal vers la ville colorée et multiethnique que nous connaissons et que nous aimons.
« Un ouvrage indispensable » que j’écrivais pour les premiers pas de cette aventure. C’est toujours le cas. Aurélien Boivin donne une mémoire aux Québécois. Il faut savoir lui dire merci.

Contes, légendes et récits de l’île de Montréal 2. Montréal : une ville imaginée, d’Aurélien Boivin est paru aux Éditions Trois-Pistoles, 74,95 $.

Ce qu’ils ont écrit :

Lorsque nous arrivâmes dans le Grand Morial, il mouillait à boire de n’importe quelle façon, aussi bien assis que debout. Nous allions habiter dans une pauvre et laide maison froide qui avait été construite en plein champ glaiseux, à côté de Boscoville, un centre de réhabilitation pour la jeunesse délinquante, et qui faisait face à la Rivière-des-Prairies. (p.139)
— Victor-Lévy Beaulieu

Les hommes, pour moi, sont des vaniteux qui marchent trop droit. Je n’aime pas qu’ils bombent la poitrine en présence d’une compagne. Ceux-là sont bossus du devant. Je préfère pour époux celui qui s’est familiarisé avec l’humilité, celui qui marche courbé, tel que vous sans doute, sous le poids d’une grande affliction, un malheur de naissance. À ceux-là, la Providence réserve la récompense d’une âme habituée à la souffrance et d’un cœur qui se conserve pur. (p.558)
Jean-Aubert Loranger

Depuis une grande heure, Rose-Ana marchait en direction de la montagne. Elle avançait à pas lents et tenaces, le visage baigné de sueur, et enfin arrivée à l’avenue des Cèdres, elle n’osa de suite l’attaquer. Taillée à même le roc, la voie montait en pente rapide. Au-dessus brillait le soleil d’avril. Et, de-ci de-là, entre les fentes humides de la pierre, jaillissaient des touffes d’herbe déjà verdissantes. Rose-Anna, s’étant arrêtée pour souffler un peu, laissa filer son regard autour d’elle. (p.740)


— Gabrielle Roy

dimanche 9 juin 2013

Aurélien Boivin : un travail remarquable


Un autre fleuron de la collection des Éditions Trois-Pistoles vient de paraître avec «Contes, légendes et récits de l’île de Montréal, 1. Montréal: une ville à inventer». Et ce n’est là que le premier volet de cette entreprise gigantesque. Plus de 800 pages attendent le lecteur et rien ne dit que la suite subira une cure d’amaigrissement. De quoi plonger dans la littérature du Québec, découvrir sa richesse et la variété de son répertoire.

Il fallait bien y arriver à cette île de Montréal après des séjours au Saguenay-Lac-Saint-Jean, en Abitibi, dans le Bas-Saint-Laurent, la région de la Gaspésie, des Iles-de-la-Madeleine et Québec. Montréal n’a rien perdu dans l’attente. L’agglomération qui a été longtemps la métropole du Canada et la ville francophone la plus importante de l’Amérique du Nord ne peut que réserver des surprises.
Aurélien Boivin, le mentor de cette publication, a fait un travail colossal et a dû se restreindre au territoire de l’île pour se frayer un chemin dans la multitude de textes qui touche cette région. Il a oublié volontairement les banlieues, la Rive-Sud de cette cité qui s’avère le cœur d’un vaste territoire et le poumon du grand Québec. Les choix, malgré cette limitation dans l’espace, ne furent pas de tout repos, on s’en doute. Des forces et certaines couleurs plutôt étonnantes se dégagent de cette compilation.
«Autant l’anthologie «Contes, légendes et récits de la région de Québec» a fait une place importante aux récits légendaires, devant leur abondance, autant ces récits basés sur un fait réel déformé par la tradition, le bouche à oreille, en somme et exploitant un phénomène surnaturel mettant en scène diable, loup-garou, feu follet, revenant, mendiant jeteur de sorts…, sont beaucoup plus rares dans l’île de Montréal, sans qu’il ne soit possible, même après avoir consulté quelques spécialistes, d’expliquer une telle rareté.» (p. XLIII)   
Peut-être que le diable préfère se tenir loin de la grande ville où le mal séjournait en permanence selon une certaine tradition littéraire qui prônait l’occupation du territoire et la colonisation. Et comment cet énergumène aurait-il pu tenir tête aux guerriers farouches qu’étaient les Iroquois?

Beau mélange

Aurélien Boivin mélange habilement les récits, les contes, les nouvelles, de la poésie et des textes de chansons. Humour aussi, textes érotiques et proses plus sérieuses. Il ne manque que l’expérience théâtrale pour compléter l’exploration. Le lecteur peut s’attarder aux débuts de la colonisation par les Blancs, l’arrivée de Jeanne-Mance et Maisonneuve, sentir la présence des Iroquois et vivre certains actes d’héroïsme.
Plus que tout, j’ai été souvent étonné. Certains écrivains ont gardé une belle fraîcheur malgré les bonds dans le temps. Je pense à Eugène Achard surtout. Un style clair, limpide et contemporain.
Curieusement, plusieurs des écrivains cités sont plutôt négatifs envers la grande ville. Ringuet, Denise Bombardier, Hubert Aquin et Lise Bissonnette se montrent sans pitié.
«La misère urbaine à Montréal, c’est tout cela, mais c’est également une dégradation du mobilier urbain, des rues à la chaussée défoncée qui ressemblent à celles d’un pays en guerre et une saleté qui ne s’explique pas uniquement par la fin de l’hiver. La ville est devenue sale, et il faut avoir voyagé un tant soit peu pour s’en rendre compte.» (p.16)

Pourtant, selon les récits des explorateurs et des fondateurs, l’île de Montréal était un paradis à l’origine. Les activités humaines semblent avoir eu un effet particulièrement négatif sur l’environnement.

Aventure

À noter l’absence de Gabrielle Roy et son incontournable «Bonheur d’occasion». Un choix éditorial du chercheur. Je pense aussi à Yves Beauchemin qui a beaucoup décrit Montréal. Jean Basile, Michel Vézina, Pierre Gélinas et même Hervé Gagnon pourraient s’ajouter à la liste. Il serait aussi intéressant de scruter la présence de Montréal dans les écrits des romanciers anglophones, Mordecai Richler entre autres, ou le poète Leonard Cohen. Boivin a fait face à des choix déchirants.
Tous les textes décrivent une belle aventure américaine avec ses caractéristiques, ses obsessions religieuses et sociales. L’imaginaire aussi. Comment ne pas sourire en lisant Marcel Godin qui dresse un portrait mordant des écrivains importants des années 70 dans «Le poisson rouge».
L’ensemble, malgré des formes changeantes, s’impose et donne un portrait saisissant du territoire de l’île de Montréal avec sa montagne qui se profile, peu importe les époques. Une formidable aventure dans les écrits d’ici et un survol incomparable d’une littérature qui s’est enracinée dans la réalité du Nouveau Monde. Un ouvrage indispensable.

«Contes, légendes et récits de l’île de Montréal 1. Montréal: une ville à inventer» d’Aurélien Boivin est paru aux Éditions Trois-Pistoles.