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mardi 7 mai 2024

UN HYMNE À LA VIE AU CŒUR DU DÉSASTRE

VIRGINIE DECHAMPLAIN publie un deuxième roman qui risque d’en secouer plusieurs. Avant de brûler nous plonge dans un monde apocalyptique inquiétant où les bouleversements climatiques et les catastrophes se succèdent. Montées des eaux, déluges, tremblements de terre, sécheresse et chaleur intense avec des feux qui rasent tout. La planète est détraquée et les jours ne sont plus fiables. Reste une certaine cohésion sociale à l’intérieur du pays, sur les hauteurs, où un couple a trouvé refuge. La vie continue dans la maison isolée du bout d’un rang, près de la forêt où les bêtes semblent avoir disparu sauf une biche qui rôde pour questionner les humains on dirait, chercher à comprendre ce qui lui arrive. La dernière de son espèce. Et une meute de loups, jamais très loin, va et vient en quête de nourriture. Tout se bouscule pourtant avec l’apparition de Farah, une femme et ses trois enfants, dont un tout jeune bébé, un poupon. 

 

Un roman d'une étrange beauté malgré la mort toujours là, en attente derrière un arbre. Le regard devient tellement important dans cette fiction. Question de survie pour glisser dans le lendemain avec un peu de confiance. Madame DeChamplain se tient bien droite dans l’oralité, pour montrer qu’il faut une parole pour s’ancrer dans le fil de son présent. Il suffit d’un carnet pour noter la course du temps, s’accrocher peut-être à de petites choses et s’inventer une histoire. La narratrice jongle, parle. C’est nécessaire pour habiter ses jours et son territoire. 

J'ai été emporté par ce récit, happé par ces longues randonnées dans la forêt, ces deux femmes venues d'un monde si différent qui trouvent des mots pour se dire et aller dans une même direction. Marco solide comme un roc. C’est spectaculaire de réussir ça. Juste la survivance, un splendide flou, des rescapés surgis de nulle part, avec quelques informations sur leur passé. C’est peut-être ce qui se produit quand on doit assurer le manger et son lendemain en regardant l’horizon qui peut s’ouvrir et vous avaler. Un texte magnifique, une écriture pleine d’odeurs et de miroitements dans la lumière du matin. Un hymne à la vie au cœur du désastre.

 

FIN D’UN MONDE

 

La vie que l’on connaissait dans les villes auparavant ou au bord des cours d’eau n’est plus possible. Tout s’est détraqué et les gens ont fui à l’intérieur des terres, au creux des montagnes pour échapper aux inondations. La survie s’organise et c’est un retour dans le temps, avant la télévision et la radio, le téléphone intelligent omniprésent, les réseaux sociaux et les déplacements fous sur des autoroutes sans fin. Il faut trouver à manger. La nourriture est là cependant. Ce n’est pas la famine, tous se débrouillent. Les bouleversements climatiques que l’on ignorait, il n’y a pas si longtemps, frappent à gauche et à droite. Tout peut arriver. Les gens doivent continuer comme ils peuvent. Les femmes sillonnent la forêt, deviennent cueilleuses quand Marco a de quoi s’occuper au village. 

 

«Tout ce que je possédais, tout ce que j’aimais venait de partir dans le déluge et les berges de mon enfance existaient plus, arrachées par la puissance effrayante des vagues.

                                                                            Gaspésie fin des terres.

J’avais le ventre vide, la tête vide, le corps vide, les yeux brûlants d’eau salée, j’errais dans la tempête et je savais pas pourquoi j’étais encore là. Les secours pouvaient rien faire de plus et tout le monde devait regarder, impuissant, les maisons se détacher, s’enliser dans les flots.» (p.23)

 

Les zones côtières sont à risque et les gens se sont réfugiés dans les hautes terres. Les endroits désertés et abandonnés autrefois sont devenus des gîtes pour les survivants. L’eau a emporté tous les villages le long du fleuve. 

La Gaspésie n’est plus qu’un souvenir. 

Tous doivent trouver un lieu où s’installer, pour respirer dans un semblant de vie normale, en pensant à ceux et celles qui ont disparu. La paix règne même si rien n’est certain dans la beauté du pays qui ne cesse de surprendre. Après l’eau, il y a la chaleur, la sécheresse, le feu toujours possible. Tout est en attente dans cet univers fragilisé. On n’entend plus les oiseaux le matin, les cadavres s’entassent dans les éclaircies de la forêt. Il y a les outardes qui migrent étrangement, des champignons, quelques petits fruits que l’on cueille ici et là. Même les poissons de la rivière semblent avoir été emportés par les déluges et les grandes inondations qui ont tout lavé. Et il y a aussi, dans certaines villes, les bombes qui détruisent tout. Il reste la fuite pour Farah et ses enfants, la course devant soi, sans tourner la tête, pour survivre et s’installer dans un ailleurs. Je n’ai pu m’empêcher de penser à Gaza, à la mort qui vient du ciel chaque jour pour tant d’hommes et de femmes.

 

«Ma vie d’avant se rappelle à moi de temps en temps, par bribes, par vagues, en fragments courts et coupants comme des éclisses de bois. Peu importe où je regarde, peu importe où je me tiens, les années les millénaires arrivent pas à s’effacer. J’habite dans la vie d’aujourd’hui, peuplée de la vie d’autrefois. Les images et les sons des deux époques se superposent, leurs contours flous ondulant comme quand on lance une roche dans l’eau.» (p.109)

 

PAIX ÉTRANGE

 

Les gens s’entraident, se tendent la main et font tout pour faciliter la vie à un voisin, à une survenante qui ne parle pas la même langue et qui débarque du bout du monde comme ça, n’ayant aucune place où aller.

Souvent, dans les romans catastrophiques, les individus se replient dans leur clan, n’hésitent pas à tuer pour garder le peu qu’ils ont. Qu’on pense à La route de Cormac McCarthy ou à la trilogie de Christian Guay-Poliquin où l’autre reste toujours dangereux et inquiétant. Il faut s’en méfier et surtout se protéger par la manière forte. Il n’y a jamais cette violence dans l’ouvrage de Virginie DeChamplain. Tous s’adaptent, s’entraident et partagent le peu qu’ils ont sans hésiter et sans craindre pour le matin qui va certainement arriver. Mais comment tourner le dos à une partie de son histoire?

 

«C’est juste que je les vois tout le temps… ma mère… elle, surtout. Et tous les gens qu’il y avait avant, c’est comme s’ils voulaient pas partir… peu importe ce que je fais il y a toujours quelqu’un qui se pointe et ça me casse le cœur chaque fois, parce que j’oublie qu’ils existent plus, j’ai peur un jour que ça m’avale, qu’à un moment donné il reste plus rien de vrai, de présent.» (p.130)

 

Le passé ne disparaît pas en claquant des doigts ou encore dans un haussement des épaules. Tout est arrivé de façon soudaine et prévisible. Comme s’il fallait un cataclysme pour faire apparaître ce que l’on pressentait depuis si longtemps. Comment retrouver un équilibre, avancer dans cette nouvelle existence où tous les repères se sont effacés, vivre dans une certaine paix et surtout croire à un avenir à défendre et à imaginer? Surtout que la planète se donne peut-être un répit avant la fin du monde, qu’elle cherche son souffle avant de tout dévaster dans un dernier soubresaut. 

 

«Et je sais pas dans quelle mesure j’ai la réponse, mais d’une façon ou d’une autre tout sera à recommencer. Cette fois mieux, cette fois plus grand, cette fois ensemble. C’est la seule possibilité. Il faudra montrer à nos enfants comment prendre des chemins qui mènent ailleurs, quelque part où on pourra aspirer à autre chose qu’à se détruire encore. Farah et moi essuyons d’un même mouvement la couronne de cendres sur nos fronts et on se relève,

 

arpente les dégâts pour

retrouver le sentier,

chercher l’orée d’autrefois la forêt,

s’assurer qu’il y a un monde à refaire.» (p.202)

 

Continuer, désirer, penser mieux et se relever dans un terrible geste de courage et d’espoir. Se réinventer dans un futur improbable en se souvenant que l’on peut tout saccager. Ne pas oublier pour tracer de nouveaux sentiers et d’autres rêves… Est-ce seulement possible? L’histoire de l’humanité n’est guère rassurante. J’aime l’optimisme de Virginie DeChamplain. C’est peut-être le propre de l’humain de s’accrocher et de marcher vers un demain différent en tentant de donner un futur à ses enfants.

 

DECHAMPLAIN VIRGINIE : Avant de brûler, La Peuplade, Saguenay, 216 pages.

https://lapeuplade.com/archives/livres/avant-de-bruler


mardi 16 janvier 2024

LES HUMAINS SONT DES ÊTRES DANGEREUX

LE TITRE DU récent roman de Mireille Gagné, Frappabord, est un peu étonnant et pas très attirant, surtout pour moi qui ai eu souvent maille à partir avec ces bestioles têtues et voraces. Je ne peux qu’évoquer l’époque où je courais le marathon et faisais de longues sorties dans la forêt pour m’entraîner. Immanquablement, un frappabord me surveillait et se mettait à tourner autour de moi dès mes premières foulées, au moment où je commençais à transpirer. Cette grosse mouche me suivait sur une vingtaine de kilomètres et parfois plus, gâchant mon plaisir. Il n’y avait qu’une façon de m’en débarrasser : m’arrêter et attendre patiemment qu’elle se pose sur un bras ou une épaule. La tape devenait l’arme ultime contre cette obsédée. Le frappabord peut rendre fou!

 

Mireille Gagné semble avoir un faible pour les animaux et les insectes. Son dernier roman avait pour titre Le lièvre d’Amérique. Je comprends : ce mammifère est une bête plutôt sympathique et j’ai aimé cette fiction où cet animal, bien implanté dans mon environnement, change de couleur avec les saisons et marquait pour ainsi dire le comportement des personnages. Mais de là à affectionner les frappabords, il y a une marge. 

Thomas, un spécialiste des insectes, est mobilisé par l’armée pendant la Deuxième Guerre mondiale pour une mission spécifique. Il doit rejoindre des savants sur Grosse-Île, au milieu du Saint-Laurent, un lieu connu qui a servi, pendant près d’un siècle, de zone de quarantaine pour les migrants, particulièrement les Irlandais. Un séjour obligatoire avant de s’installer quelque part au Québec ou au Canada pour ces nouveaux citoyens.

Ces équipes, dirigées et surveillées par des militaires, doivent effectuer des recherches dans la plus grande des discrétions. En fait, Thomas doit trouver un moyen d’inoculer un insecte d’un virus pour semer la mort chez les ennemis. Vous imaginez une nuée de maringouins qui s’abat sur une population et c’est la catastrophe. Les humains sont capables de n’importe quoi pour conquérir des territoires et éliminer ceux qui s’opposent à leurs ambitions. 

 

«Personne n’en savait beaucoup plus que ce que le major Walker leur avait dévoilé après leur arrivée. Le programme de guerre bactériologique déployé sur l’île était une collaboration entre les Américains, les Britanniques et les Canadiens. Les autorités de Washington suivaient l’état d’avancement des recherches.» (p.44)

 

Au même moment, au Nouveau-Mexique, Robert Oppenheimer poursuivait ses explorations sur le nucléaire et participait à créer, avec toute une équipe, la bombe que l’aviation américaine larguerait sur Hiroshima et Nagasaki. 

 

EXPÉRIENCES

 

Après différentes expériences sur les insectes, Thomas choisit le frappabord pour son avidité (j’en sais quelque chose) et sa ténacité. Cet insecte peut devenir une arme de guerre efficace et terrible. Surtout, la canicule, un début de réchauffement de la planète certainement, même si on est dans les années 40, permet à ce moustique de se reproduire en ville. 

 

«Dans son rapport, il mentionnait que ces mouches piqueuses, vives malgré leur grosseur, étaient dotées d’un instinct vorace, se multipliaient rapidement, pouvaient couvrir de grandes distances et que, particularité cruciale, les femelles avaient besoin de plus de sang pour procréer que les autres espèces.» (p.51)

 

Thomas, en réalité, se retrouve prisonnier au milieu du Saint-Laurent et de son laboratoire, n’ayant que très peu de contacts avec les chercheurs. Il crée des liens avec des habitants de l’île, une famille qui effectue différents travaux pour l’armée, dont un jeune homme nommé Émeril.

 

POINTS DE VUE


 

En amorçant ma lecture, je me suis buté à trois récits. Théodore, un travailleur en usine, un solitaire et un taciturne, voit son appartement envahi par les fameuses mouches. Je ne sais pas, mais il me semble que les frappabords ne se trouvent pas souvent en ville. Mais nous sommes dans une fiction et tout est possible. 

Son grand-père vit dans une résidence et il n’en a plus pour longtemps, étant dans les derniers moments de son existence. Le plus étonnant, c’est quand le frappabord prend la parole et témoigne de sa soif de sang, de sa frénésie quand il s’approche des gens. Une histoire d’amour presque. Il nous livre ses secrets, ses plaisirs, sa quête, ses capacités et son excitation surtout. 

Voilà un suspense qui sort des sentiers battus. Ces points narratifs ou de convergences finissent par faire un tout dans le roman de Mireille Gagné. 

Tous les fils se nouent.

Rapidement, j’ai été aspiré par cette histoire un peu étrange où les humains se montrent beaucoup plus voraces que la pauvre mouche à chevreuil (un autre nom du frappabord).

On ne manipule pas les bactéries et les matières dangereuses sans risquer de contaminer les gens qui participent aux travaux. Une erreur, un geste et le pire arrive. Et ça se produit, bien sûr, dans le récit de madame Gagné. 

Frappabord m’a inquiété. Surtout, Mireille Gagné le précise, que le Canada a effectué ce genre d’expériences à Grosse-Île pendant des années. Cette mouche têtue et vorace devient quasi sympathique. Et comme dans tout bon thriller, nous voulons savoir comment tout ça va se terminer. 

Une histoire où les personnages parlent peu ou pas. Ils ont le flegme d’un insecte. Théodore, Thomas et Émeril, le grand-père, ne sont guère des bavards. Et par certains aspects, ils se rapprochent du frappabord qui a droit au premier rôle. Je ne vous dis rien de la fin, c’est à donner froid dans le dos. 

 

SENSIBILISATION

 

Le roman de Mireille Gagné nous sensibilise aux risques que des dirigeants et des chercheurs prennent en manipulant des matières dangereuses ou encore en tentant de modifier le code génétique de certains animaux. Ça peut donner des atrocités si on s’en sert pour faire la guerre et éliminer des gens. 

 

«Au bout de longues minutes, les Tabanus Flos cadaver semblaient avoir disparu. Les avaient-ils tous tués? Thomas ne pouvait l’affirmer. Les trois hommes se regardaient, effrayés, sans parler. Le temps pressait, ils ont continué à brûler et à sectionner les plantes, avec pour unique objectif de ter miner cette horrible tâche et de pouvoir quitter l’île au plus vite. Thomas a pensé à Émeril. Il avait raison. Il y a des chemins que les hommes ne devraient pas emprunter.» (p.194)

 

Que dire de l’agent orange que les Américains ont utilisé au Vietnam, un poison épouvantable? Un défoliant qui a ravagé des pans de la jungle. Et le gaz sarin, cette peste que l’on soufflait sur les lignes ennemies. Sans parler des bombes à fragmentations, le nucléaire et bien d’autres armes que j’ignore. Incroyable ce que l’humain peut inventer pour tuer et dominer ses semblables. Madame Gagné nous sensibilise à ces folies que l’on peut commettre au nom de la science et de la légitime défense. Netanyahou devrait lire le roman de madame Gagné, il connaîtrait peut-être un moment de lucidité.

 

GAGNÉ MIREILLE : Frappabord, Éditions de La Peuplade, Chicoutimi, 216 pages.

 https://lapeuplade.com/archives/livres/frappabord

jeudi 7 décembre 2023

FRÉDÉRICK LAVOIE SE QUESTIONNE

FRÉDÉRICK LAVOIE a reçu une bourse de la Fondation Aga Khan Canada pour effectuer une série de reportages portant sur le problème de l’eau au Bangladesh. Les experts prévoient, avec les changements climatiques, que ce pays situé au niveau de la mer presque pourrait perdre cinquante pour cent de ses terres avec la hausse du niveau de l’océan et provoquer un mouvement migratoire intense et rarement vu. Rendre compte de cette situation dans une société dont on ne possède pas la langue, n’est pas une tâche facile pour un journaliste même si Frédérick Lavoie a l’habitude des pays étrangers. On a connu son audace où, se fiant à son instinct et au hasard, il s’est retrouvé en prison dans l’ex-empire soviétique. Il a raconté cette expérience dans Allers simples, aventures journalistiques en Post-Soviétie. Cette fois, il a dû faire appel à un interprète, un «truchement» comme on disait à l’époque des coureurs des bois. Il le devait pour expliquer sa présence aux Bangladais qui se demandaient qui était cet étranger qui posait tant de questions. Lavoie a dû faire confiance totalement à cet interprète. Ça complique drôlement les choses. Et traduire, c’est souvent aussi un peu trahir. Le voilà donc dans ce vaste pays où l’on parle le bengali avec un horaire serré. Il croise des gens lors de ses déplacements, n’est pas trop certain qu’ils comprennent ses préoccupations et surtout s’ils lui disent toute la vérité. 


Le Bangladesh est un pays fragile qui se retrouve à la merci des changements climatiques avec la mousson qui crée des inondations de plus en plus importantes, noyant terres et villages, ravageant les récoltes et contaminant les puits. Des conditions de vie difficiles et il semble que les paysans et les pêcheurs, doivent toujours recommencer ce que la nature et les activités de certains humains prennent un malin plaisir à dévaster. 

 

«Et c’était tout le cœur de mon problème avec Dompter les eaux : je n’arrivais même pas à déterminer ce qui me permettrait de prétendre avoir été juste à l’égard de ces gens, et donc d’avoir été à la hauteur de mes principes. Leur univers m’était demeuré trop opaque pour que j’ose y plaquer mes interprétations avec une quelconque confiance.» (p.47)

 

Bien plus, le journaliste a l’impression que les hommes et les femmes avec qui il discute ne sont pas du tout intéressés par les sujets qu’il aborde. Cela crée un malaise chez le manieur de questions, on le comprend. Voilà donc de sérieuses difficultés de communications et la certitude qu’il passe trop vite dans les villages, ne consacre pas assez de temps à ses interlocuteurs pour leur rendre justice dans ses comptes rendus. Comment parler de la survie, du pays qui se défait et mute devant une crise planétaire pendant une escale de quelques heures tout au plus? Un danger qui touche tous les scribes, peu importe l’endroit où ils se trouvent. Tous doivent faire rapidement, résumer en quelques minutes pour un court récit à la radio ou à la télévision. Pas le temps de s’attarder, de réfléchir, de sentir les soucis des gens. 

Gros problème de conscience pour le journaliste. 

Le reporter, après un séjour trop bref dans un patelin, doit donner l’impression lors du compte rendu de tout savoir et de tout comprendre. Il y a là, certainement, une forme d’imposture sinon un malaise que j’ai maintes fois ressenti dans ce travail où il faut surprendre l’être vivant derrière l’événement. C’est peut-être aussi pourquoi j’ai toujours gardé un pied dans le récit et le roman pour arriver à cerner des sujets et des personnages. Encore cette terrible impression de rester à la surface quand on fait le métier de cueilleur de nouvelles et de peintre en humanité. 

 

PROBLÈMES

 

Bien sûr, Frédérick Lavoie a le sentiment de se comporter souvent en abeille butineuse, d’effleurer les conséquences des changements climatiques sur le quotidien des populations. Il y a aussi la pollution qu’il voit autour de lui, poussée à un point qui donne le vertige. Surtout celle provoquée par les tanneries qui souillent les rivières et empoisonnent tout ce qui y vit. Alors, que peuvent les pêcheurs devant un tel désastre? Et les produits utilisés dans ces entreprises sont extrêmement dangereux et néfastes pour les ouvriers. Conséquences de tout ça. L’eau de surface n’est plus propre à la consommation. 

Le gouvernement a fait creuser des puits artésiens, pour puiser l’eau plus profondément dans le sol. Tout semblait réglé dans un premier temps. Les paysans et la population avaient retrouvé de l’eau et certaines maladies, surtout infantiles, ont disparu presque. Et un peu plus tard, on a constaté que l’eau contenait de l’arsenic à un taux inquiétant, que cette eau si vitale était, encore une fois, un danger. Creuser plus profondément, s’enfoncer dans la nappe phréatique? Et en forant, est-ce que l’on contamine cette nappe d’eau si précieuse? Les autorités du Bangladesh font face à un problème insoluble, semble-t-il. 

 

«Selon les estimations, entre 20 et 77 millions de Bangladais-es et plusieurs millions de personnes au Bengale-Occidental risquaient une mort prématurée en raison de cet empoisonnement à l’arsenic, appelé arsenicose.» (p.95)

 

Frédérick Lavoie, avec son guide et son interprète, se rendent dans les îles, croisent des gens, posent des questions, reçoivent des réponses et le journaliste écrit des reportages pour Le Devoir entre autres, mais il reste sur sa faim, a toujours l’impression de passer comme une bourrasque qui se calme tout de suite après une dernière salutation. Il n’en a pas fini avec le Bangladesh, ce pays où les problèmes de la planète semblent converger. 

Il veut avant tout raconter ces hommes et ces femmes, les entendre pour de vrai, comprendre leurs propos et montrer ce qu’ils sont dans leur vie de tous les jours. Mais comment parler de ces gens sans les trahir, sans en faire une sorte de caricature bien involontairement quand on soulève de la poussière dans un village qui retombe trop rapidement?

 

«Les inspirations qui m’ont aidé à me sortir de mes impasses sont multiples. Elles me sont arrivées de domaines variés, de la philosophie à l’éthologie, en passant par la science-fiction, la poésie, la psychologie ou encore la traductologie. C’est cependant dans les débats qui ont cours en anthropologie que j’ai trouvé le plus naturellement matière à réflexion. Cela n’est pas tout à fait surprenant, compte tenu de la parenté entre cette discipline et le journalisme, et particulièrement le journalisme international.» (p.284)

 

Chose certaine, un tel travail n’est jamais facile. Comment rencontrer l’autre, écouter, regarder et surtout montrer ce qu’il est dans son quotidien? Avec la barrière de la langue, c’est encore plus difficile. Le pire ennemi du journaliste est le temps. Il doit courir, toujours, aller rapidement, et c’est souvent pourquoi les reporteurs restent à la surface. Même que maintenant, on leur demande d’être des voyants et de prévoir ce qui peut se produire. Ce qui est tout à fait contraire à cette profession.

Troubler les eaux est un livre franc, honnête d’un journaliste qui se questionne et qui veut entrer en contact avec son lecteur, avec les gens qu’il rencontre dans ses enquêtes pour rendre compte de leurs grandes et petites misères. Rien n’est jamais sûr dans ce travail étrange où l’on devient pêcheur qui jette sa ligne à l’eau et qui attend que le poisson vienne à lui. Pour cela, il faut de la patience et un certain savoir-faire. Parfois, la pêche sera bonne et souvent, le journaliste revient avec les mains à peu près vides. Et ce métier veut que l’on relate quelque chose quand même, toujours. J’ai passé ma vie de journaliste à me questionner et à tenter de trouver des manières d’entrer en contact avec les gens pour les dire le mieux possible. Même raconter un événement, un spectacle, une conférence, demande une terrible attention et aussi une capacité à saisir et traduire ce que l’on entend. Les récits Le tour du lac en 21 jours et Le bonheur est dans le fjord, répondent à cette nécessité. Cela m’a permis de reprendre tout ça dans une fiction : Le voyage d’Ulysse.

J’ai aimé le questionnement de Frédérick Lavoie, mais une petite chose m’a dérangé dans cette quête du journaliste qui tente de trouver une forme de certitude. L’utilisation de l’écriture inclusive m’a empêché de savourer pleinement sa pensée. Pourquoi employer un tel langage? Un idiome qui veut personnifier tout le monde finit par ne représenter personne. Qui peut prétendre englober tous les humains? Les celleux et les toustes ne font pas partie du vocabulaire des journalistes, pas encore du moins, je l’espère. Une autre matière à réflexion pour Frédérick Lavoie. Je pense, sincèrement, que ce n’est pas très heureux malgré les bonnes intentions de l’auteur, je n’en doute pas. 

 

LAVOIE FRÉDÉRICK : Troubler les eaux, Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 360 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/troubler-les-eaux

jeudi 5 octobre 2023

L’ENFER EXISTE ENCORE AUTOUR DE NOUS

UNE FOIS DE PLUSLarry Tremblay n’y va pas de main morte avec D’enfers et d’enfants, des nouvelles qui nous poussent dans des situations que nous refusons souvent de voir. Agressions de bambins par des adultes, monologue d’un enseignant qui dérape devant ses élèves et qui va peut-être poser le geste fatal. Un incompris qui se sent exclu de la société. Je n’ai pu m’empêcher de penser à Valery Fabrikant, ce professeur de l’Université Concordia qui a perdu les pédales et a tué des collègues. Un couple aussi, avec deux enfants. La mère en est convaincue. Son second garçon est prisonnier de son corps. Il est une fille dans sa tête et son âme. La nature s’est fourvoyée. Un sujet chaud, d’actualité. Toute l’attention est portée sur lui pendant que son frère est abandonné à lui-même, se sentant rejeté de tous. Une fois de plus, Larry Tremblay se coltaille avec la violence qui nous heurte tous dans nos activités. C’était le cas dans L’orangeraie où il abordait la délicate question des enfants-soldats que l’on manipule et envoie à la mort en leur faisant miroiter le bonheur. Un thème qu’il ne cesse de secouer dans ses œuvres et qui me touche profondément. Peut-on s’en sortir, trouver une façon de vivre en paix avec soi et les autres dans nos sociétés de plus en plus dures et prédatrices?

 

Larry Tremblay n’hésite jamais à confronter certaines déviances des humains, les élans viscéraux qui poussent des individus à commettre le pire. Un sujet délicat, sensible que nous refusons de voir souvent. Parce que la démarcation est bien mince entre ce que nous nommons le mal et le bien. Tout commence peut-être à la naissance. Dans Rivière-du-Chagrin, une femme accouche dans des conditions horribles. L’auto dans laquelle elle se rend à l’hôpital heurte un orignal. Un moment dramatique où la mort et la vie se bousculent. Le sang, les cris, l’arrivée d’un enfant au milieu du chaos.

 

«Le sang de l’énorme animal qui fige sur le pare-brise… Et moi qui ouvre grand la bouche pour avaler le temps qui me tombe dessus… Oui, je m’en souviens comme si c’était maintenant. Mon père, pour me réchauffer, me plonge dans le corps fumant de l’orignal. Les larmes de ma mère gèlent sur son visage.» (p.11)

 

La plupart des hommes et des femmes ne vivent pas des traumatismes semblables à la naissance, mais tôt ou tard, nous faisons face à la mort, à la violence, un geste qui nous dépasse et nous laisse sans voix. Peut-on se préparer au pire ou au meilleur? Y a-t-il une recette pour baigner dans la quiétude et la paix? Le mal s’insinue partout, on le sait, sans qu’on s’en rende compte. Il faut trouver des parades, des moyens d’éviter d’être écrasé par un individu, un collègue de travail, un mari ou un amant, un mot malheureux, ou encore s’empêcher de déraper dans sa tête et de basculer dans une fiction dangereuse pour les autres et soi-même. Il reste peut-être l’écriture pour colmater les brèches, rétablir un certain équilibre. Cette parole que l’on s’approprie et qui permet d’évacuer le mal.

 

«Un jour, j’ouvre un carnet. Je meurs si à mon tour je n’écris pas. Par ses battements, mon cœur n’arrête pas de me répéter : écris, écris ce qui te tourmente depuis si longtemps. Des mots encombrent ma gorge. Ils m’étouffent. Il faut que je les expulse, que je les jette dans mon carnet comme des graines pourries. Mais les pages du carnet demeurent muettes. Pendant des jours, des semaines, j’essaie, j’essaie d’écrire, mais rien ne vient jusqu’au jour où j’entends des pleurs.» (p.16)

 

Guérir par le mot qui met le doigt dans la plaie où suinte le sang et la mort. C’est tout l’art de Larry Tremblay. Ses textes nous poussent dans nos derniers retranchements. Pas moyen d’y échapper! Il nous plaque dos au mur et nous coupe le souffle. Il décrit des hommes et des femmes ordinaires, des individus maléfiques, malgré les apparences et surtout, affreusement normaux dans leur quotidien. Il me laisse toujours pantelant devant un geste anodin qui peut avoir des conséquences terribles. Je pense à Carnet sauvé des eaux où les mots de la tendresse sont travestis, pervertis pour masquer la pédophilie et l’agression d’un jeune garçon.

 

«Vous m’appreniez à m’agenouiller. Vous m’appreniez le mot “amour”. Vous me disiez que l’amour était une offrande douloureuse, mais grandiose. Une offrande que j’enfermais dans le coffre de ma mémoire.

Elle s’est mise à puer comme un cochon mouillé.

François, François.

Vous me souffliez dans le cou mon prénom. Votre souffle pleurait dans mon cou. J’ai été un enfant déchiré par vous, aimé, disiez-vous, dans la petite église de Rivière-du-Chagrin où la poussière sentait l’encens.» (p.32)

 

L’actualité est avide de ces drames conjugaux et en fait des manchettes, surtout les tueries de masse dans des lieux publics. Nous sommes dans une société où le déraisonnable et la confusion prennent tout l’espace, où l’envie de la réussite à tout prix est considérée comme une vertu malgré le pillage des ressources et l’exploitation de ses semblables. Qu’on le veuille ou non, nous sommes un élément d’une communauté qui refuse de tenir compte des catastrophes qui ébranlent la Terre. C’est peut-être là la plus terrible des violences, la fiction la plus pernicieuse. Consommation frénétique, accumulation de produits inutiles, drogues et alcool pour résister et briller. Nos dirigeants mettent la planète en danger tout en assurant la paix et la joie. Tout le monde en est conscient, mais nous continuons à foncer vers le précipice, jonglant avec les mensonges et les fausses promesses. La ligne de démarcation entre le bien et le mal s’avère alors bien mince. C’est tout le drame de notre civilisation qui nie l’humain et applaudit devant l’intelligence artificielle qui nous propose la pire des agressions contre l’esprit et la raison. Bien sûr, Larry Tremblay n’aborde pas ces vastes problèmes dans ses nouvelles. Pas cette fois. Il l’a fait pourtant dans L’Orangeraie, ce magnifique roman. Je me permets d’extrapoler à partir de la violence intime, familiale qu’il confronte dans ses textes.

 

«Tout n’est pas vrai, mais rien n’est vraiment faux.» (p.33) Ou encore un peu plus loin, dans un cri de désespoir et un appel à l’aide, Larry Tremblay écrit : «Pourquoi la réalité est-elle en train, sous nos yeux passifs, de dépasser la plus horrible des fictions?» (p.52)

 

Les personnages de cet écrivain perdent pied et n’arrivent plus à contrôler leurs gestes. Qu’est-ce qui se passe dans leurs têtes? Tremblay s’approche, se penche sur eux, tente de saisir le discours qu’ils répètent avant de s’élancer vers l’inéluctable.

La vie est bien fragile et nous sommes souvent impuissants devant des hommes et des femmes qui s’inventent une réalité et dressent des barricades autour d'eux. Le mari qui tue ses enfants pour se venger de son épouse. Cet halluciné qui fonce dans la foule avec une voiture, l’enragé qui entre dans un centre commercial et tire sur tout ce qui bouge. Que se passe-t-il dans la tête de ces gens? Comment en sont-ils arrivés là? Pourquoi la société ne peut prévenir ces massacres? Et comment trouver l’équilibre dans ses jours sans vaciller, sans perdre pied et baisser les bras?

 


ACTUALITÉ

 

Larry Tremblay s’approche à pas de loup de ces hommes et ces femmes qui peuvent disjoncter comme on dit, des jeunes qui sont blessés dans leur corps et leur âme par des discours mielleux. Il décrit des comportements que nous considérons comme normaux souvent, jusqu’à ce que tout bascule.

Les enfants sont les témoins impuissants de ces dérives, incapables de faire face et de se protéger des gestes et des paroles qui étouffent leur appétit de vivre. Ce sont eux les véritables victimes des adultes. Comment ne pas dévier et porter la violence en soi quand on part tout de travers dans ses premiers pas?

 

«Parce que je ne l’avais pas écoutée, parce que j’en faisais juste à ma tête, parce que je me croyais plus fine, plus intelligente que les autres filles. Le viol, c’est comme si je l’avais cherché. La preuve, c’est qu’après je suis restée avec lui. De toute façon, Julien n’a jamais voulu admettre qu’il m’avait violée. Je voulais l’embrasser, OK. Je voulais le prendre, OK. Mais je voulais arrêter là. Julien m’a dit ce soir-là que pour lui ç’a été le coup de foudre. J’aurais dû comprendre que lui et moi, on était plongés dans l’erreur jusqu’au cou.» (p.135)

 

Larry Tremblay nous entraîne dans les délires de ses semblables, toujours avec discrétion et doigté, sans que nous sachions trop de quoi il retourne, jusqu’au moment où tout bascule. Ça explose alors, ça fait mal, ça coupe le souffle, vous laisse sur le carreau. 

D’enfers et d’enfants est peut-être le livre le plus dur que j’ai lu de Larry Tremblay. C’est tout le drame de la société contemporaine que cet écrivain empoigne, secoue avec ses mots si justes et lourds. 

Des textes grinçants, des tragédies qui se produisent dans l’intimité du foyer, derrière les toiles qui bouchent les grandes fenêtres. Peut-être que la vie en communauté nous oblige aussi à porter des masques et des œillères pour nous protéger de la démence de ses semblables, pas seulement des virus qui circulent en toute liberté.

Larry Tremblay continue sa quête, son questionnement des dérives humaines sans jamais basculer dans le discours moralisateur. C’est troublant, difficile et j’en suis sorti encore une fois en claudiquant, ayant du mal à m’accrocher au monde qui m’entoure et ne cesse de m’émerveiller. Oui, il y a des petits paradis ici et là, mais des enfers peuplés d’enfants existent tout près, sans qu’on le sache ou que nous ne voulions les voir. Les textes de ce dramaturge sont une gifle. Il nous plonge dans la violence qui couve dans les strophes d’Arthur Rimbaud. Les rappels qu’il place en tête de ses nouvelles, comme une clef qu’il nous offre au lecteur, nous permettent de saisir cette colère et la révolte que le jeune Rimbaud a canalisées dans l’art et la poésie. 

 

TREMBLAY LARRYD’enfers et d’enfants, Éditions de La Peuplade, Chicoutimi, 160 pages.

 https://lapeuplade.com/archives/livres/denfers-et-denfants

mercredi 13 septembre 2023

LA RECHERCHE MÉDICALE ET SES DANGERS

QUEL ÉCRIVAIN ose s’aventurer dans le monde de la science et de la recherche ? C’est le pari que fait Anne Cathrine Bomann dans En dehors de la game, le second roman traduit du danois et publié à La Peuplade. Impossible de ne pas penser au fameux vaccin contre la COVID. La Danish Pharma travaille sur un remède qui devrait contrer les effets du deuil, la peine et la douleur qui touchent les gens qui perdent des proches. Certains basculent dans une profonde dépression après la mort d’un enfant ou d’un parent. Toute une équipe de psychologues participe aux analyses pour valider les expériences et s’assurer que le nouveau médicament est sans incidences fâcheuses chez les patients. Deux démarches se confrontent dans cette histoire passionnante. L’entreprise privée qui veut faire des sous avec sa découverte et renflouer ses coffres après avoir investi d’énormes sommes dans le projet et des universitaires qui vérifient tout afin de protéger la santé du public. 

 

Je vous épargne les questionnements du professeur Thorsten, mais il comprend rapidement que des personnes qui prennent le produit proposé par la Danish Pharma affichent une apathie inquiétante. Surtout, une indifférence de plus en plus marquée à tout ce qui se passe autour d’eux. Élisabeth, la responsable et l’âme de cette découverte, une scientifique réputée, constate aussi des comportements étranges chez les souris qui servent de cobayes dans son laboratoire. 

 

«Elle avait fait se reproduire un groupe de souris femelles pour chercher si le nouveau composé chimique pouvait éventuellement faire baisser la fertilité ou nuire aux petits, mais dans un premier temps tout avait semblé normal. En moyenne, les souris donnaient naissance au même nombre de petits que dans le groupe témoin qui ne prenait pas le médicament. Pourtant, après les naissances, elle soupçonna que tout ne se passait pas tout à fait comme d’habitude. Les petits ne prenaient pas de poids selon le rythme normal, et plus elle les observait, plus l’explication était évidente. Certaines mères étaient tout simplement indifférentes à l’égard de leur progéniture.» (p.195)

 

Le professeur Thorsten a vu des comportements similaires chez un patient. Que faire? Tout arrêter ou continuer en masquant les effets plutôt inquiétants que la Callocaïne provoque.

L’entreprise pharmaceutique veut ce médicament le plus rapidement possible parce que d’énormes sommes d’argent sont en jeu.

 

ÉLISABETH

 

Élisabeth vient de perdre son fils, et ce drame l’a laissée dans un état lamentable. Un jeune garçon plein d’avenir qui a été emporté par la maladie. Elle décide de prendre le fameux médicament pour passer à travers et continuer à travailler. Ce projet, cette découverte, c’est toute sa vie de chercheuse et de responsable d’équipe. Le projet doit aller de l’avant coûte que coûte. Elle ne peut reculer, malgré des résultats qui montrent les dangers de la Callocaïne, les effets qu’elle a constatés chez ses souris. Le professeur Thorsten a relevé les mêmes réactions chez Mikkel, l’un de ses patients. 

Un chassé-croisé de décisions et d’aveuglements volontaires s’enchaîne. Quand des sommes d’argent considérables sont en jeu, il est plutôt tentant de fermer les yeux et de foncer sans se soucier des conséquences. Ce peut être très dangereux dans le cas d’un nouveau médicament.

 

«— Pour autant que je sache, cela signifie l’une des deux choses suivantes, dit-il enfin. Soit il y a eu une erreur quelque part, probablement de la part d’Anton. L’Université d’Aarhus est une université sérieuse avec beaucoup de chercheurs compétents, et si vous n’aviez demandé avant cette affaire si l’un d’entre nous aurait pu tricher, j’aurais pensé qu’il se serait agi d’une plaisanterie de votre part.

— Et la deuxième possibilité?

— Oui, soupire-t-il. La deuxième possibilité, à laquelle j’adhère de plus en plus, c’est que quelqu’un a constaté les mêmes changements que nous. Et que pour une raison ou une autre, il a fait des manipulations sur le traitement des données pour les dissimuler.» (p.285)

 

Le roman d’Anne Cathrine Bomann se transforme en thriller où deux étudiantes du professeur Thorsten sont mobilisées pour tenter de faire éclater la vérité et stopper la mise en marché du nouveau médicament. De son côté, Élisabeth manigance tout avec un aplomb remarquable, une froideur qui illustre pleinement les dangers que représente la Callocaïne. Elle pousse des gens à des gestes irréparables sans ressentir la moindre émotion. Mikkel, dans une confrontation avec un proche, a constaté qu’il aurait pu tuer son interlocuteur dans la plus parfaite indifférence.

 

«— C’est un peu comme avoir regardé un film, non? On peut se rappeler l’intrigue, et si un de vos amis vous interroge, on peut parfaitement en parler ou dire si on l’a trouvé bon ou mauvais. C’est exactement comme ça pour moi.

Il indique de la main le landau.

— Je sais très bien ce qui est arrivé, et je n’ai aucun problème à vous dire à quel point tout a été horrible après l’accident. Mais je n’ai plus l’impression que ce soit à moi que cette histoire est arrivée.» (p.172)

 

Les employés de la Danish Pharma font tout pour que le produit soit en vente le plus rapidement possible sur les tablettes tandis que Thorsten cherche à mettre la population au courant des risques pour les consommateurs. La course contre la montre est enclenchée. Une multinationale, avec des ressources incroyables et un professeur et ses deux étudiantes qui se débrouillent avec les moyens du bord pour démontrer, preuves à l’appui, que le nouveau médicament est un danger pour ceux et celles qui pensent se guérir de la souffrance et du deuil en l’absorbant. Deux jeunes femmes bien différentes deviennent des éléments clefs de cette course à obstacles. 

 


FASCINATION

 

J’ai lu ce gros roman de près de quatre cents pages en deux jours, n’arrivant plus à m’en détacher. Complètement aspiré par les intrigues de ce polar médical et des personnages attachants, me répétant qu’il y avait des drames et des affrontements semblables dans le monde de la recherche. Nous sommes dans un milieu où l’ambition et le succès individuels prennent souvent le pas sur la rigueur scientifique et les protocoles qui doivent se faire selon des normes et des procédures strictes et ne jamais mettre la santé des gens en danger. On apprend régulièrement que certains ont manipulé des chiffres ou des éléments pour publier et faire les manchettes. 

Un livre d’une formidable intelligence. Anne Cathrine Bomann est une magicienne qui tire les ficelles et vous attire comme une araignée dans sa toile. Ça ne peut laisser indifférent et surtout c’est d’une prodigieuse actualité avec la course aux médicaments pour contrer les virus et les nombreuses maladies qui affligent les populations. Imaginez le succès commercial d’une entreprise qui inventerait un produit qui pourrait guérir des cancers incurables. 

Un monde fermé, secret et jaloux de ses prérogatives que cette écrivaine danoise nous permet de voir de l’intérieur. Un livre passionnant, juste, magnifiquement traduit. Un véritable plaisir.

 

BOMANN ANNE CATHRINEEn dehors de la game, La Peuplade, Chicoutimi, 408 pages.


https://lapeuplade.com/archives/livres/en-dehors-de-la-gamme