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mercredi 6 mars 2019

EXISTER DANS L'OEIL DE L’AUTRE

LE TITRE D’UN ROMAN est souvent une piste à suivre ou encore une tentative de mystification. Le lecteur y trouve une invitation, comme s’il regardait une affiche qui indique le chemin à parcourir et le nom de la ville ou du village qui s’annonce. J’ai toujours adoré des titres comme La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy ou Les Yeux bleus de Mistassini de Jacques Poulin. C’est quasi un poème ou une forme de slogan qui résonne longtemps en vous. Je dois avouer qu’avec Fanie Demeule, je me suis demandé où elle voulait m’entraîner et dans quoi elle cherchait à m’attirer. Roux clair naturel est demeuré une abstraction jusqu’à ce que je comprenne, après quelques pages, qu’il était question de cheveux.

Les roux n’ont jamais eu bonne réputation dans l’histoire humaine. On a souvent associé ces personnes à la passion, la violence, la sexualité et aux maléfices du diable. Plus, les traites et les vilains au théâtre et au cinéma sont souvent des roux. Cette couleur pilaire au Moyen Âge était celle du renard pour montrer la ruse et la bestialité de ces femmes et ces hommes que le hasard avait marqués au fer rouge. Même que Séraphin dans la nouvelle mouture des Belles histoires des pays d’en haut est un roux. Homme passionné, étrange, manipulateur, cruel, capable du pire comme du meilleur, il correspond au cliché.
Fanie Demeule, bouscule et nous met le nez devant l’image qui hante notre société. Tout tourne autour de cette fameuse teinte qui obsède le personnage qui veut être rousse envers et contre tous, même si elle est plutôt brune ou ce que l’on nomme blond vénitien, un blond avec des reflets de rousseur. Me voilà qui me pose en expert, moi qui ne me suis jamais intéressé à ce sujet. C’est peut-être aussi une question qui fascine plus les femmes que les hommes. Je ne sais pas. En tous les cas, je n’ai jamais fait attention à ce genre de problème. Dans ma vie, il y a ceux qui ont des cheveux et les autres, comme moi, qui les cherchent avec une loupe.
Être rousse pour la narratrice (c’est écrit au je et la tentation est forte de l’associer à l’auteure) c’est atteindre un idéal et elle fera tout pour tromper son entourage, sauf sa mère qui ne rate jamais une occasion de lui répéter que ce n’est pas sa vraie couleur.

Je nais rousse. Ma tête blonde jette des éclats fauves, hésitant entre le cuivre et l’or, un mirage qui mystifie la parenté. On veut les toucher, les palper, voir s’ils sont chauds, soyeux, réels. On les photographie, les dessine au pastel. Ma mère s’évertue à faire taire ceux qui m’appellent rouquine. Pour elle, je suis strictement blonde. Même si on insiste, même si on lui dit que mes cheveux sont d’un beau blond vénitien. Ma mère n’aime que les choses précises. (p.15)

« Chaque regard qui se pose sur moi me fait exister davantage. » Nous voilà devant la question du paraître, ce à quoi il faut correspondre pour incarner la beauté, la sensualité ou la virilité. Nous vivons et périssons par l’image dans le monde du selfie et des médias qui définissent les normes. Être rousse pour l’héroïne de Fanie Demeule, c’est respirer et exister

DRAME

Bien sûr, c’est un drame contemporain que ce monde obsessif qui vit et périt par l’image, où l’on passe son temps à scruter son téléphone intelligent pour exister sur les réseaux sociaux et devenir quelqu’un peut-être. Je n’ai jamais compris pourquoi des gens, surtout dans les festivals d’été, se photographient tout au long du spectacle et se regardent en tournant le dos aux musiciens et à la scène. L’important est-il de dire : « J’y étais, vous me voyez là ! J’existe devant une vedette. J’étais de l’événement. » On en oublie de participer à la fête et il semblerait que c’est devenu un cauchemar pour les comédiens, surtout au théâtre. Les hommes et les femmes n’arrivent plus à se détacher de leur téléphone qui est greffé à leur main gauche. Ils n’écoutent plus et se surveillent, ne vivent plus, mais existent dans l’image et le monde virtuel.

Lorsque ma grand-mère m’embrasse, je sais que je ne suis pas la seule à qui elle destine ses baisers. Dans le regard affectueux qu’elle pose sur mon visage, je perçois la tendresse dédiée à sa mère écossaise. Sa mère morte puis ressuscitée, sa mère-petite-fille à qui je ressemble, selon elle, trait pour trait, jusque dans la rousseur. Je suis sa revenante chérie. (p.17)

Voilà le drame de ce personnage qui tente par tous les moyens de correspondre à des fantasmes et à ceux de son copain qui ne pense qu’aux rousses. Une véritable fixation.
Rapidement, elle devient prisonnière, se débattant dans un jeu où elle doit tricher pour faire croire à tous qu’elle est une « vraie rousse ». Elle devra utiliser la magie des teintures, se livrer à des séances de plus en plus fréquentes pour avoir toujours le bon reflet dans le miroir et l’oeil de son amant qui ne le voit pas, mais l'imagine comme un symbole et un mythe.

IMAGES

Fifi Brindacier, la petite aux couettes volantes qui a fasciné nombre d’enfants dans les années cinquante fait son apparition. La jeune rousse incarnée par Inger Nilsson a subjugué la narratrice.  Fifi vivait en adulte dans une grande maison en attendant son père qui était toujours parti sur les mers si je me rappelle bien. Je me souviens d’un cheval, je crois. Une fillette entreprenante qui pouvait tout réussir et d’une force physique peu commune. Pas question de la mère cependant, du moins je ne sais plus.
Le personnage de Fanie Demeule devient l’audacieuse sans peur et sans reproche, le symbole de la sexualité et la femme de feu. Il y a aussi ces rousses qui brûlent l’écran sur les sites pornographiques que son homme fréquente. Elle cherche à être mieux que ces icônes, à les surpasser pour incarner tous les fantasmes.
Étrange spirale de tricheries et de mensonges. Nous traversons le miroir avec Alice et découvrons la réalité, les obsessions, les traumatismes, les craintes et les angoisses qu’affronte celle qui veut être une autre et se nie de toutes les façons possibles.

J’entends le soupir que pousse ma mère lorsque je me lève. Une fois assise sur la cuvette, j’inspire, expire, inspire, expire. Je ne reviens à la table que lorsque je sens que la discussion est passée, que le danger est écarté. Je me promets qu’au besoin, je tomberai au sol, simulerai une crise de panique, appellerai une ambulance. Je pourrais aussi faire accidentellement chuter une chandelle allumée sur le tapis. (p.61)

Nous sommes dans le monde de l’anorexie qui se prive de tout pour atteindre un objectif de minceur, correspondre à un idéal que l’on ne cesse d’afficher partout. La dictature de l’image que l’on impose grâce aux médias et au matraquage publicitaire. C’est aussi l’univers de la transformation physique qu’aborde Nelly Arcand. Celui de Karoline Georges dans son roman bouleversant qu’est De synthèse. La chirurgie plastique permet de corriger un visage, de se glisser dans un corps de rêve et vivre en dehors de soi. Ça peut aller jusqu’à changer de sexe en prétendant que la nature s’est trompée.

EXISTENCE

Tout repose sur cette apparence pour la narratrice qui sait que son homme va la délaisser si elle ne titille plus ses fantasmes, si elle n’est pas digne de celles qu’il examine sur son écran d’ordinateur.
Je ne pensais jamais me passionner pour un tel propos. Au-delà de la couleur des cheveux, c’est un drame terrible, celui de chercher à correspondre ou à se mouler à un standard à la mode, le refus de soi pour s’imaginer autre.
Pour la jeune femme, ça veut dire s’éloigner de sa famille parce qu’ils ont des photos et qu’ils peuvent la démasquer. Ce problème somme toute anodin devient une véritable névrose qui plonge le personnage dans des angoisses qui lui font perdre contact avec sa réalité.

Avec le plus grand sérieux, tu entreprends de m’expliquer qu’une rousse, on ne la laisse pas partir. Jamais, et sous aucun prétexte. C’est une chose trop rare, trop précieuse. Si elle fait mine de s’éloigner, il faut la retenir. Je veux que tu me retiennes à tout prix. (p.55)

Une double vie s’impose. Comment faire en sorte que son passé ne la trahisse pas, arriver à poser ses pas dans ceux de sa grand-mère qui s’est inventé des origines écossaises quand elle était Belge ? Il semble qu’il n’y a pas que la couleur des cheveux dans ce roman qui est héréditaire. La spirale se referme et la narratrice tourne en rond, obsédée, se surveillant pour ne pas échapper à son image.

Mes cheveux m’en veulent. Ils poussent de plus en plus vite. Chaque soir, je vois une ombre se former près de mes tempes. Chaque dimanche, je brasse les substances, fait taire la noirceur qui émane de mon crâne. Chaque lundi, mes cheveux brillent d’un éclat renouvelé, impeccable. Tellement naturel, tellement vrai. (p.83)

Madame Demeule nous plonge dans l’angoisse d’une névrosée qui échafaude des manœuvres pour éloigner ses proches et s’enfoncer dans son mensonge qui devient de plus en plus lourd. Elle étudie son reflet dans un miroir, son allure, sa démarche, s’enferme dans une prison d’où elle ne peut s’échapper. Drame terrible et insupportable.

J’ai peur que tu ne les détectes et que les mots de ma mère te reviennent à la mémoire. J’ai peur que tu fasses le lien, tous les liens. J’ai peur que tu saches depuis le début et que ce soi toi qui me fasses marcher. D’un jour à l’autre, tu pourras t’en aller, me laisser tomber et partir avec cette histoire pour la répéter à qui veut l’entendre. Tu pourrais me détruire. (p.102)

VÉRITÉ

Dire la vérité, c’est saborder un univers que l’on a mis des années à inventer. Il ne reste que l’acte ultime, le geste sans retour qui va faire tout basculer. J’en suis demeuré médusé, incrédule et un peu claudicant dans ma tête. Pourquoi sommes-nous dépendants de l’image, obsédés par notre apparence ? Pour ne pas voir les bouleversements climatiques, les gouvernements qui se transforment en comètes inaccessibles ? Pour oublier peut-être les débats, les confrontations sur le port des signes religieux, de vêtements qui deviennent des enjeux politiques et sociétaux ?
Une écriture efficace qui ne vous laisse jamais un moment de répit. À vous faire désespérer de la nature humaine et à vous rendre terriblement méfiant devant vos rêves et vos fantasmes. Je me suis mis à regarder autour de moi et à chercher les petits mensonges que j’invente pour projeter une certaine idée de ma personne, les efforts que j’effectue pour demeurer visible dans l’oeil de mes proches. Je pense que personne n’échappe à ce désir de vouloir corriger sa vie, à dissimuler des épisodes de son passé que nous aimons plus ou moins…
Le roman de Fanie Demeule m’a fait m’attarder devant un miroir, pour me surprendre dans ce que je suis et tel que les autres peuvent me voir. Surtout quand on emprunte régulièrement le chemin de la fiction. C’est peut-être une image que nous poursuivons et que nous cherchons à imposer dans des intrigues plus ou moins personnelles, de gros livres aux titres évocateurs.


ROUX CLAIR NATUREL, roman de FANIE DEMEULE, publié chez HAMAC ÉDITEUR, 2019, 162 pages, 19,95 $.


https://www.hamac.qc.ca/collection-hamac/roux-clair-naturel-897.html

lundi 30 avril 2018

CAMILLE DESLAURIERS ET LA SOLITUDE

CAMILLE DESLAURIERS fait preuve d’une belle autodérision dans Les ovaires, l’hypothalamus et le cœur (le titre est déjà une vraie aventure), un recueil qui regroupe des nouvelles mettant en scène une enseignante. Il est tentant de trouver des accointances avec celle qui oeuvre à l’Université du Québec à Rimouski, mais n'allons pas trop rapidement. Une plongée dans le monde contemporain où il n’est jamais facile de faire sa place et encore moins de réussir sa vie intime et professionnelle. Dans ces textes d’une grande vivacité, les relations amoureuses ont du mal à trouver un espace et à s’épanouir dans la vie trépidante de la professeure.

Seize nouvelles, dont six ont déjà été publiées sous une forme ou une autre. J’aime que les écrivains prennent la peine de revenir sur leurs textes avant de les figer dans une publication, qu’ils sentent le besoin de pousser un peu plus loin la thématique et le questionnement. Je le sais, moi qui traîne un roman depuis 1984 et qui n’arrive pas à me dépêtrer d’une intrigue et de personnages qui me hantent et me bousculent. Un écrivain peut passer sa vie à tourner sur un projet d'écriture sans jamais arriver à la forme souhaitée. Et j’aime cette façon de donner une autre vie à des textes publiés ici et là dans des revues. Il faudrait que j’entreprenne cette démarche avec toutes mes proses orphelines dispersées un peu partout et qui doivent s’ennuyer de leurs semblables. C’est une belle façon de prolonger la vie d’un texte qui a la vie si courte au Québec.
L’industrie du livre prend les lecteurs pour des consommateurs qui ne cherchent que le nouveau, le frais, le juteux comme on l’exige pour les légumes ou les fruits. Pourtant, la bonne littérature ne se détériore pas. Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais n’a pas pris une ride et encore moins La guerre, yes sir de Roch Carrier. Combien de livres sont détruits par des éditeurs-comptables un an après leur publication ? Les écrivains n’en parlent jamais, ressentant une forme de honte face à ce gaspillage et surtout devant ce manque de respect pour leur travail. Je le sais, je l’ai vécu à plusieurs reprises. Beaucoup d’éditeurs ne méritent pas la confiance que les écrivains leur accordent. Nous travaillons cinq ans, dix ans pour arriver à un roman ou des nouvelles qui exigent toutes nos énergies. Et l’éditeur envoie notre ouvrage au pilonnage après quelques mois sans avoir fait d’efforts pour le faire connaître. Un véritable affront et un manque de respect pour le dur et patient travail de l’écrivain qui cherche à se faufiler hors du temps, à s’inscrire dans la durée et à échapper aux soubresauts de la mode et des humeurs du jour.

CONSTANCE

Les textes de Camille Deslauriers sont portés par une belle constance et on pourrait parler d’un roman par nouvelles. La narratrice, une enseignante, se débrouille devant une classe, accomplit son travail consciencieusement, mais voit tout se déglinguer quand elle se retrouve à la maison ou quand elle s’aventure dans une relation amoureuse. Tout dérape et plus rien n’est possible. Pourtant, elle semble tout avoir pour vivre une vie amoureuse pleine et intéressante même si elle échappe à la norme et au couple traditionnel.

Juste avant de lui remettre les clés, après la visite chez le notaire, elle a dû prendre plaisir à le mettre en garde et à lui raconter que et que. Vous êtes arrivée célibataire dans cette maison de ville et vous l’êtes toujours, alors qu’elle et lui et eux et toute la rue : des familles conventionnelles, ou des couples de retraités. Si encore vous étiez monoparentale. Célibataire après tout ce temps, c’est signe que quelque chose cloche. Il faut dire que vous êtes particulière. Des piles et des piles de livres en permanence sur la table de cuisine et des chats à toutes les fenêtres. (pp.36-37)

Tout glisse entre ses doigts. Elle se retrouve seule dans son salon ou sa cuisine, avec les copies de ses étudiants, en colère contre un voisin qui prend plaisir à l’embêter, peut-être parce qu’elle est une femme seule et qu’il n’y a pas de mâle dans les alentours.
Elle participe à des colloques à l’étranger, voyage et arrive tant bien que mal à publier. Une vie palpitante, c’est du moins ce que j’aime croire. Une vie réglée au quart de tour aussi.
Cette même battante se retrouve devant son miroir, seule avec un grand vide dans la tête et le cœur. L’impulsive, l’imprévisible peut même devoir aller à l’urgence, n’en pouvant plus, incapable de se maintenir à la surface.

Depuis je me fabrique des histoires d’amour dont j’embrouille les trames, comme les femmes berbères entrelacent les fils les nœuds les motifs dans leur tapis qui deviennent livres ouverts, journaux intimes, palimpsestes. Souvent, je repense à cette tisserande recluse tout au fond de l’échappe et à son offrande, un bout de laine écarlate que je porte au poignet les jours de solitude, comme un SOS codé une prophétie un talisman. (p.95)

C’est certainement la trame qui sous-tend Les ovaires, l’hypothalamus et le cœur. Une femme vit sa vie professionnelle pleine et exigeante et a l’impression d’avoir tout raté et de n’être jamais à la bonne place malgré les rires, les pirouettes verbales, les facéties qui donnent le change quand elle est à l’université. Un humour et une dérision qui masquent la profonde solitude et le flottement de sa vie sentimentale. Toutes ses tentatives sont éphémères et font qu’elle s’enfonce de plus en plus dans sa solitude. Même ses étudiants disparaissent après quelques mois. Tout passe, tout va trop vite, tout, même la vie.

Poste à l’autre bout du monde, rupture amoureuse, vente d’une maison, achat d’une autre dans une ville inconnue, déménagement in extremis, déracinement, course aux lignes dans le CV, point de fuite dans le travail, nuits blanches à répétition — l’impression d’être une gerboise de laboratoire dans une cage trop étroite depuis un an et demi. Les étudiants les collègues les doyens le recteur, postés là nuit et jour, comme des géants, des dizaines et des dizaines de regards qui surplombent le grillage. (p.105)

Camille Deslauriers, avec son sens de l’humour et du ridicule, réussit à alléger des histoires qui pourraient facilement devenir lourdes. Tout est là. Fébrilité, fragilité, hésitation au bord du précipice. C’est ce qui rend ces textes touchants. Cette terrible solitude, les sentiments d’échec qu’elle masque dans une écriture vivante, saccadée et joyeuse presque. C’est troublant de voir comment elle maquille les problèmes existentiels de sa narratrice. Et arrive souvent un passage, comme une petite musique de Satie, une méditation pour clavier, qui laisse deviner le drame. Ça m’émeut et ça vient toujours me chercher.

On passera des jours et des jours sur le divan à caresser ses chats. Les heures se compteront en épisodes de séries télévisées et en ronrons. Leur chaleur, leurs cabrioles, leur amour inconditionnel nous ramèneront parfois du côté de la vie. (p.111)

Camille Deslauriers met le doigt sur une situation qui touche toutes les femmes qui mènent une carrière professionnelle et qui sacrifient souvent leur vie amoureuse.
Son écriture belle, lisse, vivante permet de voleter sur le drame dans une sorte de rire un peu forcé, une danse de papillon, des plaisanteries qui sonnent étrangement pour montrer l’insoutenable légèreté de l’être.

Le vieil Ovide le sait : le mal est dans la tête. Parfois, il lèche et lèche et lèche notre front sans s’arrêter, pendant de longues minutes, comme s’il voulait cicatriser la blessure invisible. Toutes les nuits, il nous veille et ronronne, couché sur notre ventre. (p.111)

Pour voir la face cachée des nouvelles de madame Deslauriers, il faut ralentir, reprendre son souffle et toucher les maques. Là, on se retrouve devant un drame profondément humain, touchant et émouvant. Une solitude qui emporte tout le monde maintenant et que le téléphone intelligent et les amis Facebook n’arriveront jamais à combler.


LES OVAIRES, L’HYPOTHALAMUS ET LE CŒUR de CAMILLE DESLAURIERS, une publication des ÉDITIONS HAMAC.

 

mardi 17 avril 2018

ANNE PEYROUSE FRAPPE À L’ÂME

ANNE PEYROUSE risque gros avec Tu ne tueras point, un roman en trois actes (nous sommes dans la tragédie) qui coupe le souffle et laisse abasourdi. Le tout dans une écriture fragmentée, brisée, hachurée, cassée et haletante. J’aime les écrivains qui font perdre les repères et qui, dans une écriture enveloppante, nous poussent dans une dimension où je refuse souvent d'aller. C’est encore plus que ça avec Anne Peyrouse. Elle m’a laissé sur le carreau comme si j’avais été frappé par une tornade qui détruit tout sur son passage. Une forme de Big Bang existentiel qui pulvérise la pensée et l’être.  

Tu ne tueras point évoque ce commandement de Dieu, le cinquième des dix injonctions où le Créateur affirme : « tu ne tueras pas ». Une sentence qui m’a rappelé le petit catéchisme avec toutes les réponses et les questions qu’il fallait mémoriser avant de trouver son chemin dans la vie. Je crois que je suis encore marqué par cette intoxication religieuse.
Quelqu’un qui se risquait à transgresser ces ordres pouvait y laisser son âme, ce qui était le pire des châtiments dans ce monde de croyants. Un geste et c’était la condamnation éternelle. Mais, peut-il y avoir des circonstances où il faut se débarrasser d’êtres maléfiques qui détruisent le corps et l’esprit ? Peut-il y avoir des exceptions où tuer devient l’unique geste de survie ?
Clara a subi la violence et a tenté de dissimuler les sévices qu'elle a subis aux regards, d'éviter les questions et d'oublier la douleur en elle. Plus tard, jeune femme, elle s’agrippe à l’amour et à une sexualité frénétique et un peu masochiste. Mais comment vivre la tendresse et l’amour quand tout contact physique a été une agression dans sa famille ?
Personne ne vit une enfance comme celle de Clara sans en garder des stigmates. Les premières années sont un envol et quand on vous casse les ailes dès vos premiers pas, l’adulte claudique et n’arrive jamais à s’abandonner aux étourdissements de l’amour. Tout contact reste une agression. Tout ce qu’il entreprend pour aller vers les autres se retourne souvent contre lui. La vie devient un enfer où il faut combattre la souffrance, la colère et la rage.

PREMIER ACTE

Clara ne pense qu’à égorger ses enfants comme Médée l’a fait malgré tout l’amour qu’elle leur portait. Des rêves sanglants, des cauchemars où le sang coule, où elle imagine les corps désarticulés. Elle fuit pour échapper à sa violence et faire en sorte que le pire n’arrive jamais.

je suis une femme trahissant les siens les miens les autres je sors des limites de l’unifamiliale : maison trop lourde voix infernales dans ma tête les compresser dans des turbans… taire ces incessants appels maman maman je n’en peux plus jour après jour tout pète : les textos la télé les ordinateurs tout pète et explose : la machine à café, la laveuse la sécheuse puanteur des bruits violence des secousses la vaisselle se casse le chien aboie le téléphone sonne la chasse d’eau encombre mon cerveau ça goutte les supplices de la cacophonie familiale…silence pour mieux coincer leurs doigts dans le presse-citron dans l’appareil à smoothies dans le broyeur à déchets… n’importe quoi pour que ça bloque
     courts-circuits instantanés et arrêt off
     aucun bruit           souffle respire (pp13-14)

J’ai pensé à Nicole Houde et à son terrible récit La Malentendue où elle se lève la nuit pour se pencher sur ses enfants, pour savoir si elle ne les a pas tués pendant leur sommeil. Elle tremble dans l’angoisse de ne pouvoir maîtriser ses mains et de commettre l’irréparable. Une détresse terrible, la pire que l’on peut vivre. Et comment accepter que l’on soit un danger pour soi et pour ceux que l’on aime ?

DEUXIÈME ACTE

Clara se livre à l’amour avec une rage terrifiante. Une manière de s’anesthésier et d’oublier un legs qui lui broie l’esprit et le corps.

Avec certains, ton corps s’est dressé, a rebondi, s’est tourné, s’est allongé, s’est accroupi. Viré et reviré. S’est ouvert. Tes seins se sont colorés de bleus, de pincements, de suçons, de rouges à lèvres et de fards à paupières. Tu les as frottés sur de grosses bouches goulues, sur de minces nez timides, sur des glands et des vulves. Tu as respiré le relief des hommes et les cheveux épars des femmes. Tu aimes faire l’amour. Pousser le corps plus loin que la mort. Tu maquilles tes yeux pour t’offrir. Tu es une amante généreuse. Tu sais mettre du levain sur toute la chair que tu pétris. Près de toi, de grands sauts et de petits cris. Tant de baisers. (p.87)

La jeune femme s'égare dans des gestes où la tendresse bascule dans une forme de frénésie, tente d’échapper à la terrible rage qui couve en elle et qui peut faire irruption à tout moment. Elle va sur un fil de fer et tout peut basculer à la moindre distraction, à la plus petite hésitation. La tension devient extrême même dans ces moments où le corps exulte. Clara vibre comme une corde de violon tendu à se casser.
Il y aura un homme qui deviendra le père de ses enfants. Elle sera mère, la porteuse de toutes les tendresses et de toutes les rages. La frontière est floue. Tout se mélange dans sa tête.

TROISIÈME ACTE

Retour dans le passé où Clara et son frère Maxime, une sorte d’ange assassiné, subit la terreur imposée par sa mère. Comment échapper à la démence qui broie le corps et l’âme ?
Clara tue sa mère, s’en défait comme on doit le faire d’un animal nuisible et dangereux. Elle commet le meurtre parfait, vit un moment de grâce lors des funérailles.

Clara sait qu’il y a des paroles qu’il faut taire. « J’ai tué ma mère » ne se dit pas en public, et pourtant… Clara et Maxime ont déchiré leur acte de naissance, ont désiré changer de mère et choisir un vrai père. Ils ont tant espéré déjeuner sans les frissons de la peur. La mère s’infiltrait partout. Tant d’autobus scolaires manqués à cause du claquement d’une baffe qui donne le vertige. Clara sentait l’évanouissement s’en venir. Elle y résistait. Se reprendre, se redresser, voir l’autobus tourner le coin de la rue… L’entendre hurler : « J’t’excuserai pas pour tes retards, maudite bâtarde ! » Puis, rêver de lui frotter les joues jusqu’à l’apparition des maxillaires, découvrir sa dentition pourrie et lui arracher une dent après l’autre. (pp.121-122)

Si Clara parvient à se débarrasser de cette mère malfaisante, elle n’échappe pas au monstre qui s’est réfugié en elle. La transgression est un poids terrible à vivre et il faut des êtres particuliers pour se hisser au-delà du bien et du mal, échapper aux remords et à la folie.
Alain Gagnon franchit ces frontières dans Thomas K. Son personnage élimine les hommes qui se mettent sur sa route et contrecarrent ses plans. Chez cet écrivain, ses héros ne sont jamais tourmentés par le remords. Ils agissent avec un calme qui donne froid dans le dos.
Anne Peyrouse nous pousse dans les coins obscurs de l’être où la démence, la folie, l’amour se bousculent. Toutes les balises sont abolies et plus rien ne peut s’expliquer. Il n’y a que ces pulsions qui décident de tout.

ÉCRITURE

Une écriture singulière. Comme s’il ne restait que des fragments à la surface après une déflagration. Des bouts de phrases qui flottent ici et là. Ça témoigne de la désespérance de Clara, du monde de pulsions, de tensions, de cris et de rages dans lequel elle vit. J’ai eu l’impression de marcher sur le tranchant d’un rasoir, de risquer la catastrophe à chaque mot, de ne plus pouvoir respirer et entendre. Ça vous entre dans l’esprit et la conscience comme la foudre.
Anne Peyrouse exige terriblement de son lecteur et elle a réussi à me retenir par cette écriture qui s’impose comme les battements d’un tambour fou et obsédant. Il faut être téméraire pour suivre cette écrivaine dans une entreprise où l’on risque sa raison. Il faut peut-être parler d’un roman extrême, d’une écriture qui ne fait aucune concession, qui laisse au bord de la crise. Singulier, particulier, dérangeant et terriblement humain. Un roman d’une densité peu commune qui ne vous permet jamais de reprendre votre souffle. Un véritable combat pour en arriver à la dernière phrase que l’on touche comme une île de sable après avoir nagé jusqu’à épuisement pour échapper au naufrage et aux abysses. Un roman terrible de beauté et de douleur.


TU NE TUERAS POINT d’ANNE PEYROUSE, une publication des ÉDITIONS HAMAC.

  

samedi 30 décembre 2017

DANIEL LEBLANC-POIRIER FRAPPE FORT


DANIEL LEBLANC-POIRIER étonne avec Nouveau système, un roman qui m’a laissé perplexe, m'a fait perdre mes repères dans une aventure d’écriture qui se risque en terrain peu connu. Le titre laisse songeur et l’explication que l’écrivain offre dans ce qui peut être une préface intrigue. Il parle de l’intrication, une théorie de la physique. « Dans un système intriqué, écrit-il, tout se passe comme si une action X effectuée sur un corps avait un effet absolument instantané sur l’autre, même s’ils sont séparés par de grandes distances. » Peut-être en est-il ainsi des humains ? « Ce que vous ferez au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le ferez », disait Jésus le Nazaréen. Et je pense à ce papillon aux ailes si puissantes... « Le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? » a répété Edward Norton Lorenz. Et qu’arrive-t-il aux autres planètes avec tout ce que nous faisons subir à la Terre ?

Kikou est foudroyée par un cancer. De quoi secouer n’importe qui. Ceux, dans la vraie vie, qui ont vécu une telle situation en sortent brisés, comme s’ils avaient échappé à la noyade, comme si le combat perdu de son amoureux ou de son amoureuse était le sien et que la vie vous laissait au bord du précipice. Personne n’arrive à se défiler devant ces moments intenses où l’on voit quelqu’un qui a partagé votre existence mourir.
Le narrateur est ravagé par la maladie de son amie. Il vit une thérapie, allume des incendies pour se calmer, n’arrive plus à s’éloigner de cette chambre d’hôpital où l’univers s’est recroquevillé.
Les trois étaient des inséparables. Kikou se prostituait et Néné faisait de l’argent avec des téléphones érotiques. Lui se contentait de signer son chèque du bien-être social. Un trio qui s’aventurait dans tous les excès, se permettait toutes les drogues. L’impression souvent que les personnages plongeaient dans un trou noir qui broie l’être. Un roman où je me suis avancé sur la pointe des pieds, comme si je craignais de mettre la main sur une seringue souillée.
Ce que l’un vit, l’autre le ressent dans tout son être. La jeune femme est à l’hôpital et les deux autres restent là avec leur impuissance et leurs larmes. Que faire devant un être que nous aimons et qui navigue dans ses derniers jours ? Ces heures vous déchirent le cœur et l’âme, vous coupent le souffle. Je pense à Claude Le Bouthillier quelques jours avant sa mort. Il était si lucide, si beau de courage et de sérénité. Il parlait de ses textes comme si c’était l’essentiel, la substantique moelle de sa vie. Il mettait toutes ses énergies à terminer son livre. La mort lui soufflait dans le cou et il l’éloignait comme un moustique un peu trop insistant. Il avait dit avec un sourire : « Je ne m’acharnerai pas. J’ai eu une belle vie. »

MOMENTS

Kikou gît sur son lit d’hôpital avec ses verres fumés en forme de cœur et c’est comme si elle était sur une grande lagune de sable pour s’étirer dans la chaleur du jour.

Dans la chambre d’hôpital, il faisait noir. Il était primordial de tenir les stores fermés. C’est elle qui voulait ça. Je m’en rappelle clairement. On passait la journée coupés de l’extérieur. Elle fumait en dedans. On entendait le crépitement de sa cigarette qui se mélangeait au va-et-vient des infirmières. J’ai déposé mes lèvres sur son front. En sentant l’odeur de sa peau, de grosses larmes ont coulé. Elles se sont échouées dans ses yeux et ça l’a fait rire. Elle a dit « don’t cry », mais devant la beauté du moment, du fait que je versais des larmes directement dans ses yeux, on a ri, comme on n’avait jamais ri auparavant. (p.63)

Le narrateur nous raconte leur histoire par des bonds en arrière. La première rencontre, l’éblouissement au magasin devant la caisse, l’osmose amoureuse, les drogues, les plongées dans une réalité qu’il est difficile de décrire. L’impression que les trois fuyaient leur corps pour planer dans le cosmos. Je ne sais pourquoi, mais j’ai pensé à une sorte de poussée dans la galaxie où les lois de la pesanteur et de la gravité perdent leurs effets. Difficile d’exprimer ce que j’ai ressenti devant ces textes d’une beauté attachante.

Je suis simplement resté là, debout, à ne pas bouger, comme un pieu. J’avais l’air d’une statue, moi aussi. Du moins, je jouais à ça. Je suis resté figé presque une heure. Des piétons distraits venaient se cogner contre moi et je ne réagissais pas. Je n’avais pas l’impression d’être sur le speed. C’était le reste du monde qui bougeait moins vite. J’avais dopé le temps. Il s’était contracté. (p.33)

Tout ce qui tenait le triangle se défait. Chacun doit se refaire une solitude, s’ajuster dans son corps et sa nouvelle dimension.

COMPLICITÉ

Ils s’aimaient, se faisaient mal, se détruisaient et se retrouvaient pour respirer, collés l’un à l’autre, devant la télévision.
Souvent, j’ai eu l’impression de m’aventurer dans les espaces des premiers romans de Réjean Ducharme. Un Mille Milles trash, drogué, fou de tous les excès avec la coke et l’ecstasy ; de surprendre des anges qui pataugent dans la boue et la saleté, mais que rien ne peut toucher. Kikou est de la race des personnages de Boris Vian dans L’écume des jours. Chloé meurt d’un cancer, mais une fleur prend racine dans sa poitrine.

Le prochain show, c’était la mort. La muerte. Mais quand elle s’est éteinte pour de bon, un samedi matin, on a réalisé que le show était fini. Le soleil se levait entre les buildings comme un ouvrier qui rentrait au boulot. La lumière de l’aube prenait une teinte orange et, dans son omnipotence, j’ai étiré mes bras et j’ai dit « c’est le crépuscule du Titanic ». La mort de Kikou, c’était le vrai crépuscule, la dernière étape d’un naufrage. Les larmes qui roulaient sur mes joues s’imbibaient de la lumière du matin. Elles devenaient des petites gouttes d’orangeade qui venaient s’échouer sur mes jeans. (p.58)

La mort n’est pas décrite dans l’implosion du corps comme Karoline Georges le fait d’une façon si bouleversante dans son roman De synthèse. Nous sommes dans une dimension poétique, devant un corps qui flotte dans la douleur avant de s’évaporer. Pas de résistance frénétique, mais la douleur, la terrible douleur de la perte, de laisser une partie de soi dans le jour qui continue de prendre ses aises comme si de rien n’était.

ÉCRITURE

J’ai aimé cette façon de secouer la réalité et de la dire autrement. Comme s’il y avait des fissures au coin des rues par où il est possible de se faufiler dans une autre dimension. Une manière d’écrire pas tellement familière pour dire des choses essentielles, des états d’être et d’âme. Une poésie rugueuse qui tombe juste, qui ne force jamais et qui résonne profondément en vous. Comme cet accord de piano qui se prolonge longtemps longtemps et qui vous touche en pleine poitrine pour s’installer à l’intérieur de vous. Des paumés, des drogués, mais des personnages qui vivent au-delà de tous les tabous et qui s’imposent dans leur mal d’être.
Peut-être que nous aimons croire qu’il est possible d’échapper aux recommencements, d’être le vivant qui fait tout à sa manière et qui peut tenir tête à Dieu et au Diable ; peut-être aussi que nous ne pouvons nous passer des autres et de leur présence. Un court roman poignant. Une voix, une musique rugueuse qui vibre longtemps en vous.


NOUVEAU SYSTÈME de DANIEL LEBLANC POIRIER, une publication des ÉDITIONS HAMAC.

 
http://www.hamac.qc.ca/collection-hamac/nouveau-systeme-831.html