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samedi 6 mai 2023

LA GRANDE ÉPOPÉE D’EMMA HOOPER

COMMENT prévoir où va Emma Hooper d’un livre à l’autre, même si un souffle de liberté porte ses histoires? Un élan qui s’incarne dans une migration des personnages qui parcourent de très longues distances, traversent un continent aussi. Dans Etta et Otto, Etta part de l’Ouest canadien et marche vers les Maritimes pour voir enfin la mer. Un véritable chemin de Compostelle où elle se découvre autant qu’elle s’émerveille devant des lieux et des gens qui lui viennent en aide. Oui, Emma Hooper a de la suite dans les idées. Dans N’ayons pas peur du ciel, des sœurs, elles sont neuf à la naissance, sept rescapées adoptées dans les villages voisins de la résidence du gouverneur romain. Les filles grandissent en grâce et en expérience comme tous les enfants des alentours qui participent aux travaux de leur famille. Elles cueillent des citrons, grimpent aux arbres, rêvassent surtout, voient loin, imaginent qu’elles partent, qu’elles traversent tout un pays et gagnent leur liberté.

 

Voilà un roman étrange pour ne pas dire étonnant. Emma Hooper déroute par le choix de l’époque où elle entraîne le lecteur. J’ai dû faire un bond dans le temps pour plonger dans l’empire de Rome qui dominait le monde à ce moment-là, soit toute l’Europe et une partie du nord de l’Afrique. Une nouvelle croyance religieuse, le christianisme, menace alors les fondements de la société et les convertis sont persécutés par les autorités, massacrés, arrêtés et livrés aux bêtes dans les arènes pendant certaines fêtes populaires. 

L’écrivaine s’est inspirée de la vie de sainte Quiteria, qui a vécu au siècle premier, soit aux environs de l’an 180 après Jésus-Christ, dans ce qui est maintenant le Portugal. La légende veut qu’elles fussent neuf sœurs à la naissance. Neuf filles. La mère, craignant la réaction de son entourage et de son mari (pareille prolifération ne pouvait être que l’œuvre du diable) donne l’ordre à sa servante de les noyer dans le ruisseau. Cyllia prend pitié des bébés et les confie aux femmes des villages voisins. Elles grandiront dans la nouvelle foi chrétienne. Bien sûr, nous avons là la trame du récit de Hooper, mais la romancière prend ses distances comme on s’en doute avec les faits et les légendes. Elle nous plonge dans une véritable histoire d’aventures aux accents contemporains. 

 

«Je savais que nous étions sœurs, nous le savions toutes, même si nous vivions avec des familles différentes. Mêmes yeux, même nez même genoux mêmes cheveux même peau, nos parents adoptifs n’auraient pas pu nous le cacher même s’ils l’avaient voulu. Mais ils ne le voulaient pas, ils s’en fichaient, en fait, tant que nous travaillions aussi fort que leurs vrais enfants et que nous ne mangions pas plus qu’eux.» (p.27)

 

Tous savent qui elles sont. Plus tard, les soldats finissent par les rattraper et les ramener à la maison du père où la vie est beaucoup plus facile. 

Ce dernier, gouverneur d’une province, représentant de Rome, est toujours parti au loin pour livrer bataille aux barbares qui ne cessent de combattre pour leur liberté et menacent les frontières de l’empire. 

 

LIBERTÉ

 

Toutes pourraient s’abandonner au confort de la maison du gouverneur, mais Quiteria s’ennuie, ne sait que faire de cette vie oisive, ne cesse de rêver de partir, de vivre autrement, libre de ses gestes et de ses occupations. La broderie et le travail du filage de la laine ne la passionnent guère. Elle s’entraîne au maniement des armes avec un jeune soldat qui lui enseigne tout ce qu’il connaît de l’art de la guerre. 

Et arrive le moment où leur père organise les mariages comme cela se faisait à l’époque avec des fils de bonne famille, de dignes Romains. Quiteria refuse d’être donnée à un homme et, avec deux de ses sœurs, quitte le pays de la poussière, la terre de la sécheresse et du sable pour celui de l’eau, celui de la vie autonome, peut-être aussi celui des barbares. Elles s’arrêtent près d’une rivière qui ne se tarit jamais. Le lieu séduit les filles. Elles s’installent dans un endroit où elles peuvent respirer et se reposer. 

Quiteria utilise sa connaissance des armes pour effectuer des razzias dans les alentours, délivrant des chrétiens et leur rendant leur liberté. Elle mène alors la vie d’une combattante, d’une rebelle, d’un chef de clan et multiplie les attaques, se frotte aux soldats romains, devenant une paria qui doit continuellement être sur ses gardes. 

 

«Ainsi donc, on était des criminelles. Officiellement. On ne pouvait savoir s’il était illégal de se sauver de notre père et de ses plans de mariage, on ne pouvait pas savoir si l’on était déjà, dans les faits, des criminelles, mais maintenant qu’on avait volé, on était indiscutablement, forcément des criminelles. Ce n’était pas difficile. C’était aussi facile que de détacher la chair d’une olive, que de souffler la poussière sur une roche sèche.» (p.196)

 

Les sœurs, du moins celles qui ont pris la fuite pour se soustraire au mariage, deviennent de farouches guerrières et multiplient les expéditions pour libérer les hommes et les femmes persécutés pour leur croyance. Elles reviennent souvent mal en point. Pas facile la vie de guérilla et de rebelle. 

Quiteria lutte pour la liberté de penser et d’être, la responsabilité de son corps, de ses actes, de ses désirs et de ses convictions. Surtout, elle échappe au joug d’un époux qui lui est imposé et de l’obligation de faire des enfants. 

Je me suis retrouvé au cœur d’une histoire fascinante. Je ne voulais plus lâcher ce récit traduit si bellement de l’anglais avec toute sa musique par Dominique Fortier. Un travail admirable.

 

VERSIONS

 

Chacune des jumelles devient narratrice et donne sa version des faits, raconte son expérience. Neuf grands segments qui portent le nom des neuf filles. Cette approche accentue la notion de liberté si importante qui va dans toutes les directions. En cela, les sœurs prennent leur distance avec le dogme et les croyances religieuses qui dictent tous les gestes et les rites. L’indépendance, c’est pouvoir aussi et le devoir de faire le récit de sa vie selon son point de vue tout en respectant celui de l’autre. 

Toutes ont droit de parole.

L’écriture de ce roman devient une véritable mélodie avec ses refrains, ses redites, ses musiques, ses rythmes et ses cadences. Une langue magnifique que Dominique Fortier porte avec bonheur et grand talent. Un phrasé singulier, envoûtant qui m’a rappelé par instants, les chants et les litanies que nous répétions dans mon enfance, surtout pendant la période de Pâques où toutes les familles de la paroisse devaient se relayer dans l’église pour veiller le Saint-Sacrement. Ça ne doit pas dire grand-chose aux jeunes ces histoires religieuses. L’ordre alphabétique de nos noms voulait que je sois de garde souvent très tard dans la nuit.

 

«S’il y a un dieu de l’eau, un dieu de tout, qui est avec tout et tout le monde, toujours, et bon, désireux d’aider, désirant le meilleur, comme un père, désirant silencieusement, désespérément le meilleur, comme un père, alors sûrement il permettrait que le temps soit semblable à l’eau. Que le temps puisse s’écouler à l’envers, parfois, comme lorsque les pluies tombent soudainement, sans avertissement, puissantes. Ça n’arrive pas très souvent, presque jamais, mais ça arrive parfois, et la pluie arrive vite et fort et aussi drue que le sable, et alors dans les rivières, les ruisseaux, l’eau coule à l’envers, coule dans l’autre sens, et à ces moments-là, aussi rarement que dans ces instants, ce dieu serait là, toujours là, et vous laisserait chevaucher à rebours, plonger et revenir en arrière, un retour surnaturel, de l’été au printemps, et vous laisserait essayer encore. Juste une fois. Aussi rare qu’une rivière à l’envers. C’est ce que je pensais, ce que je croyais.» (p.187)

 

Emma Hooper poursuit une quête qui s’incarne dans le mouvement, la course, l’envolée presque, l’aventure et l’exploration de terres étrangères. 

Que dire de plus de ce grand poème épique qui nous pousse dans une époque lointaine, mais tellement familière? Et la lutte pour la liberté de conscience, autant que le combat pour l’égalité des femmes et des hommes échappe au temps et reste d’une actualité brûlante. Je songe à toutes celles qui sont emprisonnées dans leurs vêtements, voilées, confinées à la maison et empêchées d’étudier à l’université. Il n’y a qu’à lire les journaux et écouter les nouvelles pour comprendre que des droits acquis, des libertés que nous imaginions immuables, sont en danger. 

Voilà un grand chant de libération que scande Emma Hooper avec une voix singulière. Alto s’est surpassé pour ce nouveau volume de madame Hooper. La maison d’édition présente un objet magnifique qui contribue encore plus à aimer le travail de cette romancière et musicienne née à Edmonton. L’écrivaine est aussi violoniste et joue dans un quatuor à cordes. Je dirais que ça s’entend et se constate en parcourant cet ouvrage orchestré comme une partition. Un bonheur de lecture.

 

HOOPER EMMAN’ayons pas peur du ciel, Édtions Alto, Québec, 448 pages. Traduction de l’anglais au français par Dominique Fortier.

https://editionsalto.com/livres/nayons-pas-peur-du-ciel/

mardi 11 avril 2023

MARIE-HÉLÈNE POITRAS SAIT ENVOÛTER

UN TITRE PLUTÔT intrigant pour cette nouvelle publication de Marie-Hélène Poitras. Galumpf. Je me demandais ce que cela voulait dire jusqu’à ce que je lise l’histoire du même nom, soit la dixième du recueil. Il s’agit de la transcription phonétique du cri ou de l’appel d’une bête. «Mais le morse avait encore quelque chose à ajouter. C’est à lui que revenait le mot de la fin. “Galumpf, galumpf, galumpf”. Les derniers mots du grand Livre des mots.» Madame Poitras fait allusion à la publication de Richard Scarry qui date de 1963 et qui donne la chance aux enfants de découvrir les beautés et les attraits des mots en compagnie d’animaux curieux. Le tout agrémenté de nombreuses illustrations. 

 

Nous avons ici un florilège de douze textes, d’histoires comme on dit au début, parus au fil du temps dans des revues. Nous voyageons ainsi de 2006 à 2022. Des nouvelles remaniées bien sûr (quand un écrit trouve-t-il sa forme parfaite et définitive) pour leur fournir peut-être une direction et créer un lien qui permet au lecteur d’aller d’une étape à une autre sans trop s’égarer. 

J’avoue avoir été pris de court avec Depuis que les églises ont des trous dans le ventre. Un couple de jeunes, des errants peut-être, des marginaux certainement, se glissent la nuit dans un temple devenu un chantier. Des travailleurs vont transformer l’édifice en condos comme on le fait souvent avec ces bâtiments magnifiques. Pire que tout, l’actualité nous démontre que l’on démolit ces monuments situés au cœur des paroisses une fois sur deux. Le plus horrible, garder la façade pour la plaquer sur une atrocité de tôle et de briques. Le sort réservé à nos églises fait les manchettes régulièrement. Le plus souvent, on laisse ces temples à l’abandon et arrive ce qui devient inévitable. Quand l’édifice est délabré et dangereux, en proie à la vermine, les grues et les bulldozers surgissent et tout est saccagé en une journée. J’ai encore dans la gorge la destruction de la magnifique église Fatima de Jonquière. Une œuvre d’art signée par l’architecte Léonce Desgagné, construite en 1963 et rasée en 2017. Un temple original qui reprenait plus ou moins la forme d’une tente et qui se dressait tout blanc dans un quartier résidentiel. Avec des vitraux de Jean-Guy Barbeau que mon ami Harold Bouchard a sauvé in extremis. 

Heureusement, il y a des réussites comme La maison de la littérature de Québec. Des gens ont donné une nouvelle vocation à cette splendeur que l’on a rénovée et préservée avec goût. Un miracle. La plupart des édifices religieux, nos seuls châteaux, sont abandonnés et détruits. Comment ne pas signaler le travail des dizaines de bénévoles à La Baie, à Saguenay, qui voulaient transformer l’église Saint-Édouard en bibliothèque? Ils ont même ramassé des milliers de dollars pour appuyer le projet et les élus n’ont rien trouvé de mieux que de dire non et de laisser encore une fois ce magnifique témoin de l’histoire de ce coin de pays se dégrader encore un peu plus jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de le conserver parce que trop coûteux. Il faut lire L’habitude des ruines de Marie-Hélène Voyer pour comprendre l’indifférence et l’indigence que nous démontrons au Québec envers notre patrimoine bâti. C’est à brailler.

 

«Dans vingt minutes, les travailleurs de la construction vont se pointer et ils nous chasseront comme si on était des junkies dolents, nuisibles, contaminés par l’hépatite, l’herpès, le sida. Nous, les amoureux des églises éventrées, on prendra alors nos jambes à notre cou pour aller je ne sais où.» (p.15)

 

Amoureux des églises, de ces places de recueillements, de silence, de méditation où le temps se recroqueville dans une lumière tamisée. Je comprends, même si je ne suis pas pratiquant et croyant. J’aime les lieux qui échappent à toutes les turpitudes du monde et au bruit des moteurs qui hantent nos vies, peu importe l’heure du jour ou de la nuit. Et ce n’est certainement pas ces nouveaux espaces de culte qui ressemblent à des salles paroissiales «drabes» qui vont les remplacer. Cette nouvelle illustre bien un drame qui bouscule notre actualité régulièrement. Qui peut croire maintenant que la devise du Québec est : «Je me souviens.»

 

LE GROS CHIEN

 

Faut dire que Marie-Hélène Poitras m’a happé avec son deuxième texte. Si j’avais eu quelques hésitations au début, là je me suis laissé séduire par la belle gang qui habite un quartier tranquille de Montréal. Tous vivent comme en dehors de la ville et de ses agitations. Il y a la ruelle, de grands arbres, de petites cours où chacun cultive ses herbes et ses légumes. Tous se parlent, se visitent, se croisent, se rencontrent, s’entraident et sont amoureux des chats qui vont d’une maison à l’autre, agissent tels des ambassadeurs chargés de maintenir les liens entre tous. Oui, les félins finissent par se tolérer, malgré le mauvais caractère de certains. Je m’y sentirais à l’aise parce que j’adore ces bêtes et qu’ils ont toujours été présents dans ma vie. Tout est calme et volupté jusqu’à ce surgisse un gros chien au bout de la rue. Un mastodonte qui tient plus du poney que du canin. Miss Soleil, la petite fille, ne parvient pas à le maîtriser et, c’est dans sa nature, Steeve, c’est le nom du chien, fonce quand il surprend une moustache ou une oreille. 

 

«Le chien. Un animal spectaculaire, une splendeur — c’en est à couper le souffle. Je ne connais rien aux chiens et m’intéresse peu à eux, mais celui-là est différent, ça crève les yeux. D’emblée je pressens qu’il appartient à un autre territoire. Il n’arrivera peut-être jamais, contrairement à nos chats, à s’épanouir dans la domestication.» (p.21)

 

Une enfant abandonnée ou presque. Le père est parti dans le Nord, on ne sait où, et la mère œuvre dans un hôpital. Nous le savons maintenant. Une infirmière n’est pas maître de son temps. Elle travaille sans arrêt et la petite fille est laissée seule à la maison. Des horaires brisés pour cette mère monoparentale, des heures supplémentaires obligatoires, n’arrangent jamais les choses. Ce drame se vit partout dans notre grande province. Tous les gens du quartier décident d’avoir un œil sur Miss Soleil et son animal. Voilà un récit touchant, une belle histoire d’amour et d’abandon, d’empathie et d’entraide. J’étais crinqué pour faire face à toutes les autres nouvelles. 

 

MAGIE

 

Je pourrais m’attarder et épiloguer sur tous les textes de Marie-Hélène Poitras parce qu’elle a l’art de nous plonger dans un monde particulier et de nous entraîner dans une intrigue qui vous happe littéralement. Je signale le dernier moment : Écrire, monter où l’auteure accole l’écriture et l’équitation. Un petit bijou d’intelligence qui nous fait réfléchir au métier de dresseur de phrases. Tout ce qu’il faut savoir pour apprivoiser un cheval et surtout le maîtriser, l’un s’abandonnant à l’autre, devenir en somme une entité qui court et franchit les obstacles. Une communication unique avec la bête tout comme le contact avec le langage doit être fort et intense quand vous décidez de plonger dans une fiction, que vous devez trouver votre manière, la cadence et respecter votre souffle. 

 

«Écrire, monter… Dans les deux cas, l’excellence s’acquiert avec le temps. Un écrivain et un cavalier sont souvent en meilleure posture à quarante ans qu’à vingt. Ian Millar avait soixante-cinq ans lorsqu’il a participé aux Jeux de Londres en 2013. Monter à cheval relève d’une science du raffinement des commandes qui se bonifie avec l’expérience.» (p.170)

 

Belle manière de terminer ce recueil qui vous pousse dans plusieurs directions, mais où il est toujours question d’empathie, d’humanité, de liens avec les autres et ses semblables, de contacts vrais et sentis qui sont si difficiles à établir dans une société qui carbure à la vitesse, où la solitude est de plus en plus présente. Et ce n’est pas l’enfermement dans les réseaux sociaux, l’envers de la communication et de la compassion, qui va arranger les choses. 

Un bouquet de fraîcheur, que ce Galumpf qui joue juste ce qu’il faut avec nos émotions pour nous retenir. J’en aurais pris encore parce que Marie-Hélène Poitras fascine dans ces textes intimes où j’ai eu l’impression qu’elle me lisait une histoire tout doucement en me soufflant dans l’oreille. De quoi rêver et se sentir bien pendant des heures. Un petit bijou d’intelligence et de tendresse.

 

POITRAS MARIE-HÉLÈNEGalumpf, Éditions Alto, Québec, 192 pages. 

https://editionsalto.com/livres/galumpf/

mercredi 22 février 2023

TOUTES LES SOCIÉTÉS ONT DES TABOUS

CE QUE JE SAIS DE TOI d’Éric Chacour, un roman étonnant de 296 pages, m’a fait souvent me demander qui était le narrateur. Il faut surtout être très attentif aux titres des chapitres pour saisir la progression de cette histoire peu banale. Le Toi d’abord, un Moi ensuite et à la toute fin, le Nous. Ça m’a intrigué cette manière d’écrire, surtout dans la première partie qui laisse perplexe. «Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l’on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard.» (p.13) Qui est ce tu? Le narrateur ou quelqu’un d’autre? En fait, nous accompagnons Tarek, le fils d’un docteur renommé au Caire, en Égypte, dans les années 1980. Et il faut laisser ses questions de côté pour suivre cette voix qui finit toujours par vous apaiser et vous faire comprendre où elle veut vous emmener. Du moins, les meilleurs écrivains réussissent cela malgré bien des détours.

 


Tarek sera médecin comme son père. Tous sont satisfaits dans la famille et la vie continue au Caire. La succession familiale est assurée et tout va aller sans que rien ne vienne perturber la marche du monde et des humains, surtout pas ce clan de bien nanti qui s’accommode très bien de la situation politique et sociale du Caire. Pour parodier Louis Hémon, dans Maria Chapdelaine, «rien ne doit changer au pays de Gamal Abdel Nasser» qui fut président de l’Égypte de 1956 jusqu’à sa mort en 1970.

 

«C’était un choix par défaut : tu ignorais ce en quoi consistait le métier d’ingénieur. Cela n’avait plus d’importance, son fils serait médecin comme lui. Il n’avait plus besoin d’argumenter.» (p.11)

 

Voilà, tout est dit ou presque. Tarek est un garçon docile, silencieux la plupart du temps. Il ne contredit jamais ses parents et apprendra les rudiments de sa future profession auprès de son père avant d’aller à l’université. 

 

«La vie commencerait plus tard. Pour l’heure, ce n’était pas la vie. C’était une attente, un répit peut-être, l’enfance, une lente préparation. À quoi te préparais-tu? ou, plus précisément, à quoi te préparait-on? Tu appréciais davantage la compagnie des adultes que celle des enfants de ton âge.» (p.14)

 

Un véritable interrogatoire où le narrateur questionne Tarek, sans jamais recevoir de réponses. Que pensait-il alors, quels étaient ses pulsions et ses passions, ses désirs et que gardait-il au fond de lui? Le fils de bonne famille et futur médecin, préserve son mystère pour l’inquisiteur et ce dernier invente des gestes et des paroles pour combler les trous, cerner cet homme qui tient plus du fantôme que de l’être de chair et d’os. 

 

HISTOIRE

 

Autant vous dévoiler un bout de cette histoire pour vous rassurer, même si je n’aime pas vendre la mèche et enlever la part de mystère qui doit enrober tout roman. Je déteste qu’on me révèle à l’avance ce que je vais trouver en parcourant les pages d’un récit. C’est pourquoi je ne lis que très rarement la quatrième de couverture avant d’ouvrir un ouvrage et de m’avancer dans un monde qui étonne, me surprend et me fascine. Il peut aussi me laisser parfaitement indifférent. Ça arrive. Alors, n’attendez pas de chronique sur ce titre et cet auteur. 

Tarek prend la succession de son père à son décès survenu très tôt. Le cœur. Il hérite de sa clientèle, rencontre Mira, une jeune femme. Les deux s’entendent bien, mais la situation politique du pays en décide autrement. Elle disparaît et ressurgit des années plus tard. Il y a mariage. Une belle histoire d’amour trouve sa direction. Mais voilà qu’Ali se faufile dans l’entourage du médecin et nouvel époux. Une relation trouble se tisse entre les deux hommes, mais la société égyptienne ne permet pas ce genre d’incartade. L’homosexualité est taboue. 

Tarek engage Ali comme apprenti, sent la réprobation, sa clinique est saccagée et il choisit de migrer à Montréal, de fuir en abandonnant tout derrière lui. 

Après bien des pages, j’ai fini par comprendre que Tarek a eu un fils avec Mira et qu’il ignore tout de cet enfant. Le garçon n’a jamais vu son père parti en exil et c’est un sujet tabou dans la famille. Sa mère refuse même que l’on prononce son nom. Nous apprenons enfin qui est le narrateur. C’est Rafik qui cherche à savoir qui est Tarek, et ce que nous lisons est le contenu de ses carnets où il tente de donner un visage à un père dont personne ne veut parler. 

 

«Les hommes sont des nomades à l’arrêt. Ils peuvent parfaitement traverser leur existence tout en se cachant cette réalité. Ils se persuadent alors que le temps ne compte pas, que l’espace se fractionne en poussières et que ces poussières s’acquièrent par des titres de propriété. Orphelins de l’immensité, ils meurent sans avoir vécu. Mais pour peu que cette vérité leur apparaisse soudain, qu’elle choisisse de jeter sa lumière crue sur leur quotidien, tout compromis à leur liberté devient alors insupportable.» (p.146)

 

Tarek exerce la médecine à Montréal, en solitaire, n’arrive pas à oublier ce qui s’est passé dans son pays d’origine. Il revient au Caire plusieurs années plus tard, lors du décès de sa mère. Un séjour où tout bascule.

 

INTERDIT

 

Roman complexe, plongeon dans une Égypte tourmentée avec le président Nasser, la guerre des Six Jours qui a été une véritable catastrophe que les autorités ont tenté de masquer au peuple, la modernité qui s’impose peu à peu malgré les croyances religieuses qui paralysent bien des choses et qui font que cette région du monde semble toujours sur le point d’imploser. 

Quête du père et décisions de la matriarche qui dicte tout et contrôle tout chez ses enfants. La société n’accepte pas l’homosexualité qui est considérée comme une tare ou une maladie. Mira est détruite par l’aventure de son mari et marquée au fer rouge.

 

«Maman, Mira-Diaphane, jeune première devenue dernière, résignée sans que l’on ait jamais su dire comment ni pourquoi. La douceur méfiante, le visage éteint de peur qu’il n’éclaire les sillons creusés par la déception. Celle dont l’âme s’était vidée de toute joie, comme un torchon qu’on essore après s’en être servi. Celle que l’on plaignait, qui ne méritait pas ça. Comme si le bonheur se décernait au mérite, par un ajustement comptable où l’un rétribuerait l’autre à sa juste mesure.» (p.175)

 

Éric Chacour raconte la libération d’un jeune homme et l’évolution d’une société qui se fait très lentement dans les petites choses du quotidien. L’enquête de Rafik, avec la complicité de la vieille servante, est pathétique et obsessionnelle, tout comme le déni de la mère et de la famille devient un secret trop lourd à porter. Tous les éléments, autant ceux du régime politique, des classes sociales, des bouleversements et aussi des hypocrisies des dirigeants qui se permettent tout en masquant la vérité et en sauvant la face sont effleurés. Le rôle d’Omar, par exemple, un proche des parents, qui se paye de jeunes garçons et qui se fait le champion de la moralité, n’hésitant pas à broyer les êtres autour de lui.

Un roman magnifique, une plongée dans le présent et le passé avec une poussée vers l’avenir peut-être où il est possible d’envisager la réconciliation. C’est brillant, touchant et humain. Ali sera victime plus que Tarek de sa double vie et surtout il y a cette hérédité ou cet héritage qui enferme les gens dans des ennuis physiques de santé, mais aussi dans des croyances qui font que l’on évite d’effleurer les vrais problèmes et de faire face à la réalité. 

Nous avons longtemps masqué les passions homosexuelles au Québec comme partout dans le monde. Les humains préfèrent s’inventer des histoires pour oublier leur douleur ou s’enfoncer dans un silence qui finit par étouffer. 

Voilà une belle réflexion sur la société, la religion, le politique, l’amour, l’amitié et l’identité. Étonnant et envoûtant comme une chanson de Dalida qui surgit de temps en temps pour nous emporter dans une mélodie où les souvenirs s’imposent, des moments qui ne s’effaceront jamais. Un premier roman ambitieux et magnifique. Un véritable conte des mille et une nuits. 

 

CHACOUR ÉRICCe que je sais de toi, Éditions Alto, Québec, 296 pages.

https://editionsalto.com/livres/ce-que-je-sais-de-toi/

mercredi 7 décembre 2022

BIANCA JOUBERT CHERCHE SES ANCÊTRES

QUEL LIVRE que Couleur chair de Bianca Joubert. Une quête d’identité qui emprunte des sentiers ignorés par l’histoire, s’attarde au sort terrible réservé aux Premières Nations et aux esclaves noirs dans l’aventure de l’Amérique. Celle des Africains, capturés et réduits à l’état de bétail, transportés par bateaux, surtout vers les États-Unis, pour servir de main-d’œuvre dans les grandes plantations de coton du Sud. Cette question sera au cœur des différends qui ont mené à la Guerre de Sécession entre 1861 et 1862. La narratrice (on ne doute pas un instant qu’il s’agit de l’auteure) part à la recherche de ses aïeux, se heurte à beaucoup de silence et d’omissions. Une lointaine ancêtre micmaque, de ce peuple qui a occupé la péninsule gaspésienne, enfin les territoires de la côte est du Canada, a été adoptée par des Blancs et a eu des liens avec Louis Lepage, un Noir qui s’est installé au Québec en 1733, soit quelques années avant la conquête du pays par les Britanniques. Madame Joubert trouve la vérité en se penchant sur ses histoires familiales et en fouillant les archives. 

 

La recherche de ses racines n’est pas facile dans ce pays du Bas-du-Fleuve. Comment se faufiler dans le temps et l’espace, suivre les traces de ses prédécesseurs, leur migration et les bouleversements qui marquent leur vie? Son origine autochtone d’abord, les lointains ancêtres qui sont entrés en contact avec les Européens. Une aventure qui prend sa source dans le décès de sa grand-mère qu’elle veille aux soins intensifs.

«J’ai senti la mort venir, un peu plus près chaque jour, chaque fois plus arrogante que la veille. Je l’ai sentie rôder, s’approcher sur la pointe des pieds. Mais, elle ne venait pas seule. Elle ramenait toute la lignée en cortège, et avec elle des rêves qui remontaient de plus en plus loin dans le temps. Des songes qui n’appartenaient plus à ma grand-mère, qui allaient au-delà de sa naissance, dans le monde de ses ancêtres, où le soleil régnait sur tout et tannait les peaux.» (p.10)

Une recherche difficile parce que les traces des Micmacs ne se retrouvent guère dans les archives officielles. Une femme autochtone, en mariant un homme hors de sa communauté, perd son statut. Comment suivre le vécu de ces femmes qui disparaissent de l’histoire pour s’évanouir dans celle d’un époux où l’on gomme leur nom et leur origine

«J’étais partie pour aller vers le commencement. C’était trop tard pour reculer. Je ne suis pas revenue pour revenir, je suis arrivée à ce qui commence, comme dirait Miron. Je me suis acharnée à découvrir la vraie nature du passé, alors que je pouvais l’altérer à ma guise. Quand on déterre les souvenirs, il y a toujours le risque d’exhumer une hache de guerre.» (p.22)

 

DÉCOUVERTE

 

Une recherche minutieuse permet à Bianca Joubert de sortir de l’oubli des figures fascinantes dont la grande histoire n’a pas retenu les noms. Des mercenaires qui ont suivi les premiers explorateurs français en terre d’Amérique. Qui connaît Mathieu da Costa, un interprète d’origine africaine, escortant Samuel de Champlain dans sa remontée du fleuve Saint-Laurent. Un personnage nébuleux dont on ne sait pas beaucoup de choses, un véritable aventurier comme il ne s’en faisait guère à l’époque.

«Cet homme noir qui accompagnait Champlain au début du dix-septième siècle s’appelait Mathieu da Costa. Elle se souviendrait de son nom comme de celui de John Noel Cope, qui avait tué et dépecé vingt-cinq orignaux en une semaine, malgré son bras droit trop court et sa main qui ne comptait que trois doigts. Mathieu da Costa servit d’interprète pour l’explorateur Samuel de Champlain, vers 1603. L’Africain, polyglotte, parlait à la fois le français, le hollandais et le portugais. On pense qu’il parlait peut-être aussi le pidgin basque, un mélange de basque et de langues autochtones, dialecte usuellement employé dans les échanges de commerce en Amérique et compris par ceux qu’on appelait les Micmacs et les Montagnais.» (p.30)

Un personnage qui a joué un rôle important auprès de l’explorateur et qui est absent des récits du Canada. Du moins, je ne me souviens pas avoir vu sa présence dans les manuels d’histoire que nous fréquentions à la petite école et même dans des ouvrages plus élaborés. Et qui peut nous énumérer les noms de ceux qui constituaient l’équipage de Samuel de Champlain? On identifie les dirigeants ou les capitaines, ceux qui mènent les troupes. Tout s’arrête là. Je pense au fameux voyage de Lewis et Clark en 1804, où ces militaires et hommes politiques traversent le territoire américain jusqu’à l’océan Pacifique. Ils donnent l’impression d’être les premiers à s’aventurer sur ces terres autochtones, guidés par des Canadiens français qui sillonnaient le pays depuis fort longtemps et le connaissaient parfaitement.

 

ESCLAVAGE

 

Bianca Joubert, bien sûr, suit les méandres de l’esclavagisme en Amérique comme dans la Nouvelle-France qui n’a pas échappé au fléau. Oui, il y avait des esclaves un peu partout dans les sociétés dites civilisées de l’époque, même chez les peuples africains. Elle s’attarde à différents moments de la Nouvelle-France, retrouve les traces de personnages peu connus, tout comme la présence de ces serviteurs que l’on a gommée pour toutes les mauvaises raisons du monde. Elle fournit des preuves éloquentes puisées dans La gazette de Québec.

«À vendre, une négresse robuste, bien-portante et active, d’environ 18 ans, qui a eu la petite vérole, qui a été accoutumée au ménage, entend la cuisine, sait blanchir, repasser, coudre et très habile à soigner les enfants. Elle peut convenir également à une famille anglaise, française et allemande, car elle parle ces trois langues. Pour de plus amples informations, s’adresser à l’imprimeur.» (p.48)

Il y a eu des esclaves en Nouvelle-France, même si plusieurs ont tenté de nier ce fait. Les archives le démontrent. 

«Le pasteur Chiniquy disait donc vrai : on avait vendu des gens comme des bœufs ou des chevaux, ici même, sur cette terre. Des gens comme elle, des gens comme l’homme aux cheveux hirsutes. Ça cause de… leur couleur? Il valait mieux continuer de taire son nom.» (p.49)

On connaît maintenant les agissements et les entêtements de Charles Chiniquy, prêtre catholique d’abord, champion de la lutte contre l’alcool et l’ivrognerie, qui s’est converti au protestantisme et qui a dû s’exiler aux États-Unis.

Nous retrouvons aussi le premier bourreau de la Nouvelle-France, un homme de couleur, Mathieu Léveillé, individu mélancolique qui ne s’est guère mêlé à la population locale. Il est vrai que son métier l’éloignait des autres et l’obligeait à vivre en marge. Il a certainement croisé Louis Lepage, l’ancêtre noir de Bianca Joubert. 

L’écrivaine se permet de suivre certains personnages hors norme. Ceux que la grande histoire s’est fait un devoir de garder dans l’ombre. C’est le charme de ce roman qui nous pousse dans les moments importants de l’Amérique. La mort d’Abraham Lincoln par exemple, victime d’un comédien qui s’opposait à la libération des esclaves, la pendaison de Louis Riel et le refus du Canada de reconnaître la nation métisse comme fondatrice du Manitoba.

Bien plus qu’une généalogie familiale, c’est aussi un peu celle de tous les migrants qui sont venus s’installer au Québec pour toutes les bonnes ou mauvaises raisons du monde que ce récit. Un voyage dans le passé, en suivant les péripéties de ces petites gens et non pas celle des dirigeants, du clergé que l’on a imposé dans ces manuels d’histoire que je devais apprendre par cœur. Et il y avait tant de dates à retenir.

 

FASCINATION

 

Quelle entreprise passionnante et quel plaisir de lire les petites anecdotes qui font l’aventure d’un peuple! Madame Joubert parvient à nous réconcilier avec une autre histoire du Canada et du Québec, s’attarde aux mélanges des races et des grands tournants qui ont constitué la société que nous avons avec ses tensions et ses obsessions.

Nous avons même droit à une visite de l’île de Gorée où l’on regroupait les esclaves dans des enclos avant de les embarquer pour le plus terrible des voyages. Beaucoup n’arrivaient jamais à destination. La série Racines, qui a connu un franc succès à la télévision, raconte très bien ce côté obscur de l’Amérique.

Des récits que l’écrivaine évoque, des moments particuliers, moins glorieux, mais qui témoignent d’une réalité que l’on a tendance à glisser sous le tapis pour édulcorer le passé et en présenter une image souvent tronquée. Une belle façon de changer notre regard sur le parcours de nos ancêtres. Bianca Joubert fait là un travail essentiel et apporte un nouvel éclairage à certaines familles québécoises qui ont vécu la grande aventure du Nouveau-Monde.

 

JOUBERT BIANCACouleur chair, Éditions ALTO, Québec, 192 pages.

https://editionsalto.com/droits-rights/couleur-chair/ 

jeudi 1 décembre 2022

LA RÉVOLUTION VUE PAR HEATHER O’NEILL

HEATHER O’NEILL nous offre un ouvrage de 500 pages plein de surprises et de découvertes encore une fois. Perdre la tête nous connecte avec certains personnages de la Révolution française qui se profilent lors d’émeutes qui secouent Montréal dans les années 1880. On retrouve Louis Antoine, le roi du sucre, sa fille Marie qui séduit tout le monde et vit comme une régente. Un clin d’œil à Louis XVI et Marie-Antoinette certainement. Il y a Sadie qui s’avère le pendant du marquis de Sade et de ses œuvres sulfureuses. Mary Robespierre, une des nombreuses filles de Louis, qui cherche vengeance. Et pourquoi pas Danton? Tout ça reste à l’esprit quand on plonge dans ce récit d’amour, d’amitié, de colère et de rage où les riches et les pauvres se bousculent encore et toujours dans nos sociétés.

 

Une histoire en noir et blanc. Marie Antoine, la blonde aux yeux bleus, l’enfant gâtée par son père Louis qui lui passe tous ses caprices tout en gérant distraitement son immense héritage. Il multiplie les aventures avec les bonnes, ce qui n’est pas sans lui causer certains problèmes. Sadie Arnett, une jeune fille aux cheveux noirs et sombres, née dans une famille qui aspire à la fortune et qui tente d’y parvenir par les intrigues et la politique. Sadie, mal aimée par ses parents, se montre intransigeante, passionnée par les mots et l’écriture, la sexualité et la transgression. 

«Chacune de leur côté, Sadie et Marie s’étaient rendu compte, qu’elles se trouvaient souvent au parc autour de seize heures trente. Elles s’étaient débrouillées pour être en présence l’une de l’autre, sans jamais s’être adressé la parole. Des yeux, Marie fouilla les alentours à la recherche de Sadie, qu’elle aperçut à une certaine distance, assise sur son banc préféré.» (p.39)

 

Les deux jeunes filles deviennent des inséparables, s’installent dans leur bulle où l’une est le reflet de l’autre. Elles passeront par tous les soubresauts, entre la haine, la trahison, la colère, la rancune et la jalousie. 

Rapidement, elles ne vivent que pour elles, expérimentant les limites de l’amitié, se livrant à des occupations étranges, des provocations, des défis. Un duel, du théâtre, aura des conséquences tragiques.

«Elle traversa le labyrinthe en hurlant. Enfin, elle y fut. Debout entre les deux jeunes filles, elle ouvrit la bouche pour leur ordonner d’arrêter au moment précis où elles se retournaient pour faire feu. Les deux balles atteignirent la bonne, qui s’effondra, les paroles destinées à mettre en garde les fillettes contre leur bêtise envolées à jamais.» (p.10)

Bien sûr, la justice s’en mêle, mais avec l’argent tout s’arrange pour le meilleur et le pire. Marie accuse Sadie et leur destin semble se séparer à jamais. Les Arnett expédient Sadie en Angleterre, tout cela payé par Louis Antoine. Elle doit retrouver le droit chemin dans un couvent, y apprendre à être une jeune fille de bonne famille. Elle y peaufinera plutôt sa révolte, exerçant son pouvoir en écrivant des textes érotiques qui fascinent les pensionnaires. 

 

AVENIR

 

Sadie, en Angleterre, et Marie, à Montréal, se préparent à faire leur chemin dans la vie. Marie prendra la relève de son père et dirigera les raffineries de sucre. Si elle avait une vision romantique du monde lorsqu’elle était encore petite, tout changera quand elle héritera de la fortune familiale et deviendra une patronne sans cœur et sans pitié. 

Sadie entrera en écriture comme en religion, racontant des aventures sexuelles où les femmes ont le beau rôle. Une littérature subversive qui fera un malheur à son retour à Montréal, lui permettant aussi de se livrer à toutes les expériences, vivant dans un bordel et y exerçant son côté sadique. 

Pendant ce temps, Mary Robespierre, fille illégitime de Louis et de la bonne qui a été tuée par les enfants, ronge son frein et cherche la vengeance.

Je m’arrête là. Il faudrait des pages pour décrire les péripéties qui se multiplient tout au long de cette saga, pour s’attarder aux dizaines de personnages qui portent l’action. Un roman en entonnoir qui nous fait descendre dans une foule d’intrigues et découvrir peu à peu tous les liens qui unissent les intervenants qui font partie de la famille de Louis Antoine.

 

SOCIÉTÉ

 

Le côté fascinant de cet ouvrage? Les tensions entre le Montréal populaire, le Mile sombre, tout l’Est de Montréal, le refuge des ouvriers qui parlent français et le beau quartier, le Mile doré greffé à la montagne où les puissants vivent dans de vastes maisons, avec serviteurs, décident des destinées de la nation tout cela en anglais bien sûr. Deux mondes se côtoient, s’opposent, où les filles illégitimes de Louis Antoine (fort nombreuses) doivent se débrouiller.

«Elles grandissaient partout dans la ville. “Mary” étant le nom le plus répandu à Montréal, plusieurs des filles de Louis s’appelaient Mary. Contrairement à Marie, qui habitait le Mile doré, toutes les autres Mary travaillaient pour gagner leur vie.» (p.147)

Une histoire magnifique où les femmes, au cœur de l’action, mènent la révolte pour changer leur sort en s’appropriant leur corps et leur sexualité. 

Une insurrection pour réclamer la liberté, l’égalité, le droit de décider pour soi. Tout comme pendant la période trouble et mouvementée de la Révolution française. 

«Dès qu’elle eut lu le livre, George avait été persuadée que c’était une œuvre de génie. Elle aimait beaucoup que les deux personnages principaux soient des femmes passionnées. Aucune des deux n’était mariée. À ses yeux, elles constituaient des pionnières de la littérature. Elles partaient à l’aventure, comme Don Quichotte et Sancho Panza. C’était picaresque et drôle. Mais George savait aussi que les livres humoristiques étaient souvent les ouvrages les plus subversifs. C’était d’abord par la littérature que les gens devenaient libres. C’était par les livres que les idées nouvelles gagnaient la population.» (p.278)

Des personnages hors-norme, comme l’ombre et la lumière qui se repoussent, s’attirent, ne peuvent que se blesser. Un jeu sur la gémellité qui s’impose souvent dans les écrits de madame O’Neill. 

Nous avons là une réflexion sur le pouvoir, la richesse, l’ambition et la force subversive de la parole qui peut aussi servir à mobiliser les femmes pour changer les choses et faire en sorte que chacune dirige sa vie comme elle l’entend. 

Une question d’actualité, plus que jamais. 

On perd la tête en se retrouvant devant la justice comme Mary Robespierre ou en s’enfermant dans le rêve et le fantasme sans tenir compte des autres. Comment se libérer? Comment tout repenser en descendant dans la rue pour revendiquer des droits et le respect

Un roman fabuleux où Heather O’Neill joue de tous les instruments et nous éblouit par son imaginaire et sa dextérité. On perd la tête pour le pouvoir, l’argent, l’amour et la sexualité, la vengeance ou encore par idéal, parce qu’on veut vraiment changer le monde qui nous entoure, vivre mieux dans son corps et son esprit.

 

O’Neill HeatherPerdre la tête, Éditions ALTO, Québec, 504 pages. Traduction de l’anglais par Dominique Fortier.

 https://editionsalto.com/collaborateur/heather-oneill/