mercredi 2 décembre 2015

La vie ne cesse d’inventer des histoires

LA VIE EST UNE aventure où des choix sont à faire, des directions à prendre qui nous entraînent parfois dans des lieux et des villes envoûtantes. Nous sommes tous les possibles et des gestes, selon les événements et les circonstances, font que certains individus ne s’éloignent guère des lieux qui ont marqué leur enfance quand d’autres s’exilent à jamais. Qu’aurait été ma vie si, au lieu de m’éloigner à Montréal pour des études, j’étais demeuré dans mon village pour vivre avec la fille qui me coupait le souffle à seize ans ? J’aurais dû travailler à la scierie ou suivre mes frères dans la forêt comme je l’ai souvent fait pendant l’été. Je viens d’une famille de forestiers et de nomades qui se sont aventurés jusqu’au plus loin du Nord. J’ai souvent pensé à un roman où j’inventais les vies qui auraient pu être les miennes. Catherine Leroux répond à cette question en prouvant que la vie se moque du temps et de l’espace.

Un squelette est découvert dans un boisé près de l’hôpital Victoria à Montréal. Il est là depuis un certain temps étant donné son état. Qui est cette femme ? Comment elle est morte? Les policiers tournent en rond. Celle que l’on nomme Madame Victoria restera une énigme et sa mort un cas jamais résolu. Impossible de connaître sa véritable identité et ses origines. Pas possible non plus de remonter le fil de la vie de cette femme qui semble être morte de « sa belle mort ».

Germain, bien qu’on l’interroge quatre fois par jour, n’a pas plus de pistes que les autres. Mais il est hanté par le souvenir du crâne, se maudissant de l’avoir signalé si vite à la police, comme une mère qui aurait laissé son enfant partir sans prendre le temps de le serrer dans ses bras, de lui insuffler ce qu’il faut d’amour pour affronter le monde. Celle qu’on surnomme désormais Madame Victoria s’est éteinte seule, sans les mains compatissantes d’un Germain pour l’accompagner jusqu’au dernier seuil, sans personne pour la pleurer. C’était ça, cette tristesse incommensurable qu’il avait sentie devant le crâne. C’était le poids de cette solitude absolue (p. 11)

Qu’est-ce qui a amené Madame Victoria dans ce boisé, au coeur de la ville, pour mourir loin de tous comme un animal quand ses derniers moments sont venus ? Comment faire pour ne pas laisser de traces ? La mort n’emporte pas le passé, son histoire, ceux qui peuvent se souvenir. Nous laissons toujours des empreintes et des enfants, des amis, des connaissances qui, un soir de nostalgie, se souviennent et rappellent que vous avez été. Je répète souvent que nous survivons dans la mémoire de deux générations, parfois trois. Après, le silence prend tout l’espace. Une nouvelle neige biffe toutes les empreintes et recommence à neuf. Comment effacer son vécu et avancer incognito dans la mort, brouiller les pistes pour ne laisser que des questions sans réponses.
Les enquêteurs sont bien embêtés par ce squelette venu peut-être du bout du monde pour mourir dans la plus belle des discrétions. Je pense à ces histoires de mon coin de pays qui racontent que des Polonais sont tombés dans les barrages lors de la construction des grands ouvrages sur les cours d’eau du Saguenay. Chutes, accidents et ces hommes anonymes sont restés dans leur tombeau de ciment. Des migrants disparus sans rien laisser derrière eux. Des histoires dignes de Samuel Archibald.
J’ai souvent rêvé aussi devant les photos de Lucy, cette ancêtre qui a vécu en Éthiopie il y a trois millions d’années et qui nous en apprend un peu sur nos origines. Que sait-on de son vécu dans les savanes africaines ? Et sa fille Salem… Le corps témoigne, mais garde ses mystères. Elle était de la race des cueilleurs et se déplaçait à la verticale. Autant dire qu’elle respirait.

VISAGE

Madame Victoria ne restera pas cette morte anonyme. Catherine Leroux imagine plusieurs femmes avec des vies particulières. Une seule contrainte : toutes doivent mourir dans ce boisé et ne rien laisser qui permet de les identifier. Nous basculons dans les plus belles fictions. Rapidement, nous oublions Montréal, l’enquête et les policiers. Toutes ont vécu l’amour, la peur, la douleur, l’abandon et la maternité pour certaines. L’écrivaine ne se restreint pas à une époque et présente des tableaux fascinants.

Plus de dix ans après le décès de Madame Victoria, ce sont cette fois ses cheveux qui intéressent les scientifiques. Grâce à de nouvelles techniques, ils parviennent à tirer des robustes filaments ayant échappé à la dégradation une foule de renseignements inédits. Chacun des quarante-trois centimètres des brins analysés révèle un mois des dernières années de la morte anonyme. On apprend alors que Madame Victoria a déménagé sept fois en trois ans, partant du nord de la province pour se déplacer vers le sud. On découvre aussi qu’elle souffrait d’une carence en minéraux pouvait indiquer une grave maladie. (p.13)

L’une est esclave, amoureuse du fils de son maître, une autre est incapable de tolérer la proximité des humains. Une allergie sévère plutôt originale. Une Victoria a été l’objet de certaines expériences médicales qui ont gâché sa vie. Une journaliste a fait son chemin dans la plus terrible des solitudes, un modèle et une féministe d’avant-garde. Une autre a trahi quand elle a lâché la main de son compagnon au moment de sauter de la falaise. Toutes vivront des événements qui les poussent hors de leur milieu, les font basculer dans la détresse et la solitude.
Les Victoria démontrent, peut-être, que la vie est une aventure imprévisible qui peut prendre toutes les directions.

PORTRAITS

Ces femmes doivent surmonter des situations particulières, nous poussent souvent dans des directions étonnantes et montrent tout le talent de cette jeune écrivaine qui a surpris dans La marche en forêt et Le mur mitoyen. Comment faire sa vie quand on est une Noire qui subit les caprices des maîtres ? Plusieurs romans nous racontent les vies horribles des Noirs en Amérique, particulièrement Aminata de Lawrence Hill. L’histoire imaginée par Catherine Leroux ajoute une page douloureuse à l’aventure américaine.
La romancière nous fait oublier rapidement la contrainte de la fin et on s’attache à ces femmes originales et aux personnalités touchantes.

Je m’appelle Victoria, mais ce n’est pas mon vrai nom. Car ceux qu’on me donne sont tous inexacts. Je possède tous les noms du monde, les paroles de tous ceux qui ont vécu avant moi. Je m’appelle mystère, douleur, ou parfois verdict. Je suis une hache, une bombe chargée à bloc, une flèche pointée sur les derniers mots de l’histoire. Je suis courage, je suis vestige, je suis pont. Je suis lumière. Je me nomme victoire comme pour dire  « la dernière ». L’ultime survivante. Je m’appelle amour et guerre. Je m’appelle éon. Je suis une éternité, je suis tout, puis plus rien. (p.196)

Le passé est peut-être la somme de toutes les histoires que l’on n’arrive pas à démêler et qui nous poussent vers un avenir insaisissable. Parce que toutes les aventures se ressemblent et montrent un milieu, une société à un moment précis. Combien de vies reposent en nous et que faudrait-il faire pour les découvrir ?
Un roman écrit dans une langue splendide où un mystère en dissimule toujours un autre. Et ces moments uniques, magnifiques où l’écriture prend toute la place.

Autour de mes chevilles, mes jupes ondoient comme si elles étaient vivantes. Je ne sais pas comment, mais je me retrouve à quelques pouces d’Hector. Dehors, le vent s’en prend au feuillage et les arbres s’ébrouent lentement. À deux mains, je cueille son visage et l’approche du mien. Sa bouche est une chapelle et toute mon âme s’y agenouille. Je ne vois plus rien, mes oreilles sifflent. Quand nous nous détachons et qu’Hector s’en va, la cuisine se vide complètement, il ne reste plus rien. Je me glisse dans ma chambre. Près de mon lit, le mur du poêle est rouge comme les braises. (p.122)

C’est pour ça que j’aime la littérature et que je voudrais lire tous les livres.

Madame Victoria de Catherine Leroux est paru aux Éditions Alto, 208 pages, 22,95 $.

jeudi 26 novembre 2015

Tristan Malavoy nous pousse dans le mystère

CERTAINS ROMANS s’ouvrent de la mauvaise façon, vous repoussent au lieu de vous aspirer. Sergio Kokis s’amuse souvent à compliquer la vie de son lecteur dans les premières pages. « Pour éloigner les mauvais sujets », dit-il en plaisantant. Je crois plutôt qu’il faut l’appâter pour le retenir. Gabriel Garcia Marquez disait que l’amorce d’un roman est comme la pêche à la ligne. Il faut attirer la truite et après, la retenir en lui laissant une liberté de mouvement. Ne jamais faire en sorte que le poisson rompe la ligne et s’échappe. Un art difficile à maîtriser. C’est peut-être pourquoi les plus belles prises réussissent toujours à déjouer le pêcheur.

Tristan Malavoy a pratiqué la poésie, la chanson et le journalisme. Un beau détour pour en arriver au roman. L’émission Bazzo.tv m’a poussé vers Le nid de pierres qui attendait sur ma table depuis plusieurs jours. Les lecteurs ont trouvé que le roman était un peu court. Tous auraient voulu demeurer dans l’environnement de Thomas. J’avais regardé quelques pages comme je le fais toujours avec un nouveau livre. Quelques phrases pour mesurer le ton, l’ambiance et la musique. J’ai su tout de suite que ce roman exigerait des efforts. Des livres s’offrent comme un fruit mûr et d’autres demandent un peu de patience et d’attention. Il suffit de plonger pourtant et la magie opère. Ce sont toujours ces romans qui font hésiter que je préfère.
Malavoy nous entraîne à Saint-Denis-de-Brompton, un village situé dans les environs de Sherbrooke. Le pays d’Alfred Desrochers que je connais mal. Un village avec ses personnages, ses lieux singuliers et ses légendes. Tous les lieux en ont. Celle d’Alice Norton par exemple.  Les Français et les Abénaquis ont réalisé une expédition dans le village de Deerfield au Massachusetts. Massacre et capture de prisonniers et long retour au Canada. Alice perd son fiancé. Mylène Gilbert-Dumas en a fait un roman dans 1705. Une belle histoire d’amour et d’aventure qui passe par ce coin du Québec.
Une légende abénaquise raconte qu’il est possible de communiquer avec les morts ou les ancêtres. Il suffit de trouver les lieux et de connaître certains rituels. Un trou de boue, un œil de bœuf ou une panse de vache comme on disait dans mon enfance suffit pour happer l’esprit. Une fosse qui peut vous aspirer si vous faites preuve d’imprudence.

Je ne sais pas combien de temps ça dure, je me suis perdu dans mes pensées. Si je n’entendais pas intérieurement la voix de ma mère inquiète de savoir où je suis passé, je resterais encore. Ma peur de cet endroit fait place à un sentiment nouveau, comme s’il y avait une sorte d’aimant, là sous la terre, qui voudrait que je ne parte pas. (p. 28)

Le roman creuse le temps et l’espace, tourne sur des lieux précis, secoue des craintes et des fantasmes qui remontent à la nuit des temps. Bien plus, l’auteur se risque dans des histoires parallèles qui vous présentent deux époques. Creuser, plonger dans le monde d’avant l’arrivée des Blancs en Amérique, suivre un jeune autochtone dans sa vie de tous les jours et son monde magique, dire ce qu’il y avait avant et peut-être ce qui subsiste de nos jours est un beau défi.

ACUPUNCTURE

Il y a donc des lieux qui agissent comme des points d’acupuncture. Il suffirait de les trouver et de connaître certaines formules pour entrer en contact avec les grandes forces telluriques de la planète, basculer dans le monde invisible si cher à l’écrivain Alain Gagnon.
Thomas est attiré par un trou de boue tout près du village où il a failli s’enliser avec sa moto. Un gouffre qui aspire tout ce qui s’en approche. Une bouche qui fait passer l’imprudent dans une autre dimension.
Un adolescent disparaît. Tous le connaissent, savent qu’il était un peu lunatique. Yannick reste introuvable même si toute la paroisse est passée au peigne fin. Que s’est-il passé, que lui est-il arrivé ?

Je croyais la page tournée pour de bon. La disparition de notre camarade, en sixième année. La période sombre qui avait suivi. Mais j’aurais dû m’y attendre : tout comme la distance, le temps qui me sépare de cette histoire s’est rétréci comme une peau de chagrin. Le mystère est là, tout près, entier. Je l’entends battre sous mes tempes. On n’a jamais retrouvé Yannick-Lunatique. De locales, les recherches étaient rapidement devenues nationales. Pendant près de deux ans, jusque sur les plus importants plateaux télé, on avait parlé de Yannick Robert, de son inexplicable disparition, de l’absence complète de piste sérieuse, hormis quelques théories abandonnées une à une. (p.54)

Thomas ne peut s’empêcher de penser au trou. Yannick a-t-il été aspiré par la boue ? Il n’osera jamais formuler ce genre d’hypothèse. On ne parle pas de ces choses. La légende abénaquise nous pousse dans cette direction pourtant. Peut-être que pour résoudre les mystères du présent, il faut savoir les légendes du passé. J’aime assez l’idée.
Le retour de Thomas et Laura au village des origines ravive cette histoire. Il est attiré par ce lieu maudit où toutes les craintes peuvent se concrétiser. Et voilà en plus que le vieux Cyriac disparaît. Comme si l’histoire de Yannick se répétait dans un autre temps avec un autre personnage. Thomas devrait comprendre parce qu’il écrit, invente des scénarios et des vies pour la télévision.
 
SILENCE

Nous sommes abandonnés là, près d’un trou de boue dans la forêt. Et c’est à nous lecteur de tirer les fils, d’imaginer ce qui a pu arriver et ce qui peut encore subvenir dans ce coin de forêt où une bouche traverse les époques et les siècles. Les légendes ne doivent jamais trouver d’explication et être réduites à un fait divers. Les fables doivent demeurer du côté des légendes pour survivre. On ne touche pas au mythe parce que ce serait ouvrir la porte au malheur. Du moins, j’aime le croire.
Les lecteurs de Bazzo.tv auraient voulu, je l’ai dit, trouver une explication à cette histoire en deux temps. J’ai ma petite idée, mais pas question de vous la donner. Faites votre travail de lecteur.


Un chasseur caché derrière une grande pierre, qui avait tout vu de la scène et qui me l’a racontée plus tard, a attendu que le soleil se lève et que les cris de l’homme aux manières étranges soient emportés par le vent, puis s’est approché du trou par où Majiskok avait disparu. Mais…
— Mais quoi ? demandent plusieurs voix parmi le cercle.
— Mais il n’y avait pas de trou. Rien. Comme si le serpent géant avait plongé dans un lac et que les eaux avaient aussitôt effacé les traces de sa fuite. Comme si Majiskok s’était engouffré non pas dans le sol, mais dans un liquide.
Nous attendons tous la suite, mais les lèvres de Pannoowau restent closes. Alors, un à un, nous nous levons en silence, la tête encore emplie du serpent millénaire qui habite les bois où nous marchons, et nous entrons dans nos wigwams en sachant très bien que Majiskok nous attend du côté du sommeil. (p.172)

Un récit qui vient vous chercher habilement, vous fait naviguer entre la raison et la déraison, l’imaginaire et la légende. Un texte qui prouve qu’un romancier est un créateur de mondes, d’histoires qui peuvent vous faire douter du réel et du présent. Peut-être même de votre propre existence. C’est pourquoi les livres sont indispensables.

Le nid de pierres de Tristan Malavoy est paru aux Éditions du Boréal, 264 pages, 22,95 $.