mercredi 14 décembre 2005

L'aventure s'invite dans les ruelles de Montréal

Les ruelles, ces apparences de rues qui se faufilent entre les maisons de la ville, ces ouvertures qui permettent de plonger dans l’intimité des quartiers, d’y surprendre l’envers du décor, la vie de tous les jours, celle que l’on dissimule aux regards. Juste le titre de ce récit constitue une énigme. André Carpentier s’est fait rôdeur, marcheur et arpenteur pour sentir, voir et découvrir ce que les façades des grandes artères de Montréal masquent.
L’écrivain passe et repasse, noircit des carnets, surveille à gauche et à droite, vole des bouts de phrase, des appels, des mots qui se transforment en énigmes.
Carpentier a toujours eu un faible pour les récits intimes, les réflexions qui surgissent quand on s’exile dans ces pays où les balises s’estompent ou, plus simplement, quand on se colle au familier avec tous les sens en éveil.
Le marcheur a sillonné les ruelles de Montréal en toutes saisons. Les ruelles de son enfance où il a inventé des châteaux et ressenti les premiers émois de l'adolescence. Il y a trouvé le printemps, l'été, l'automne et l'hiver, la neige, qui étouffe les ruelles et les transforme en bouts de campagne.

Intimité

S’aventurer dans les ruelles de Montréal, c'est surprendre un couple dans la fragilité de sa galerie ou une adolescente dans son mal-être. Les hommes et les femmes y dissimulent leurs extravagances, leur simplicité et leurs rêves.
«Dans les cours, il y a tout autant à voir: un bricoleur dans son garage qui recense ses outils, une femme au sourire de directrice des ventes qui passe son pouce sur une vaisselle ébréchée, un proprio qui cherche des fissures dans ses fondations, une gamine dans son maillot de cycliste en lycra stretch qui fait ses gammes au saxophone, une vieille qui, de sa main fragile, écarte les rayures de rideaux, un grand-père qui rapetisse, une grand-mère qui cède son autorité, un travailleur de nuit réveillé par l'effraction de la ruelle, qui peste contre la marche forcée au travail...  ... Un après-midi dans son cantique, quoi!» (p.35)
Jeunes, femmes seules, vieillards cloués sur une chaise comme un chat fatigué ou des adolescents qui foncent en bombant le torse. Beau temps mauvais temps, Carpentier hante des lieux, circule en amont et en aval, surprend les bonheurs de la lumière sur les murs de briques, des musiciens qui s’inventent une scène au fond d’un garage et des bricoleurs qui pourraient échafauder des cathédrales.

Les dangers

La ruelle a ses règles, ses habitués et ne s’y aventure pas qui veut. Carpentier devra s'expliquer avec les policiers. Situation embarrassante, amusante ou des moments plus inquiétants quand il fait face à des bandes agressives. Si certaines ruelles sont avenantes et bucoliques, d'autres se transforment en jungle. C'est le propre du flâneur que d’avoir les réflexes aiguisés et de savoir flairer le danger.
André Carpentier reprend sans cesse des croquis, élabore une sorte de palimpseste où la ruelle se livre dans toutes ses beautés.
«Des couleurs vives égayent le ciel de criardes rayures, ce sont des cerfs-volants qui se croisent et se frôlent et laissent échapper des flap-flap. Des ficelles à peine perceptibles les relient à des têtes de gamins aux regards parsemés d’étoiles, des gamins engagés à grandir sous l’effet des vents qui les tirent vers le ciel, eux qui veulent rester cloués au sol de l’enfance. Une femme des rues et des ruelles, perdue dans son délire, esquisse un temps un sourire béat devant ce spectacle, mais aussitôt rattrapée par une rage de fond, se reprend et fulmine contre ces méchants poteaux et fils électriques qui cherchent à attraper ces formes colorées qu’on dirait libres tant elles virevoltent, et elle crie et elle hurle et elle effarouche les enfants.» (p.123)
Un récit qui se savoure à petites gorgées et qu'on explore le sourire aux lèvres. Une belle façon de vivre l’aventure chez soi, de peindre la ville avec d’autres couleurs. Ça sent le B.B.Q, les sacs de poubelle éventrés, mais c'est formidablement humain. De quoi étonner et donner envie de partir, un matin de septembre, pour se perdre dans les sortilèges d’une ruelle.

«Ruelles, jours ouvrables» d’André Carpentier est paru aux Éditions du Boréal.

mardi 13 décembre 2005

Regards et jeux dans l’espace des corps


L’essentiel de ce très bel ouvrage, même si Daniel Danis, le dramaturge, y signe une douzaine de textes poétiques, est consacré à Louise Masson, peintre.
Louise Masson expose depuis une vingtaine d’année et a connu différentes mutations dans sa vie d’artiste avec tous les créateurs qui, jour après jour, questionnent la réalité. Figurations au début, paysages qu’elle a voulu reproduire, comme si l’art se trouvait dans la nature, à l’état sauvage. Des études, plus tard, bousculeront sa manière de faire. Des voyages encore et une quête spirituelle lui permettront «rencontrer» les estampes japonaises. Un choc qui marquera «le regard» de cette artiste toujours en changement.
«Les figures de Neuf-vues proviennent de formes humaines découpées à partir de reproductions de shunga que l’artiste a empruntées puis librement disposées sur une feuille : ces papiers découpés et superposés ont formé une épaisseur qui, lors de l’impression, s’est transférée sur la surface du bois gravé et est devenue texture dans le grain du papier, modulant le noir de l’encre.»
Les shunga sont des xylographies japonaises à caractère érotique «d’un réalisme spontané, elles se présentaient sous forme de séries de douze images, sortes de feuilletons érotiques, de manuels sexuels dont le but était éminemment initiatique et didactique».

Mythologie

La sexualité, au Japon, serait «une mythologie qui fonde le monde terrestre sur la rencontre du couple divin Isahaghi-Izaami». Des estampes particulièrement lyriques, des scènes érotiques foisonnantes de détails et d’anecdotes qui mettent en scène un homme et une femme. Des contacts sexuels, des postures acrobatiques et souvent fantaisistes créent une véritable fiction. La sexualité devenant expérience physique, spirituelle et mystique. On peut longtemps fantasmer à partir de ces prémices.
Louise Masson a étudié ces estampes pour rôder à la racine des rencontres intimes. Elle en a biffé l’anecdotique ou le narratif, éliminé tout ce qui pouvait rappeler le réel pour ne garder que des formes qui bougent et s’imposent dans l’espace. L’effet est étonnant et ses gravures deviennent particulièrement suggestives dans une sorte de ballet où les silhouettes humaines se détachent, se retrouvent et se cherchent. Des ombres qui prennent du poids quand elles se touchent et inventent des expériences ou des moments intimes.

Démarche


Un cheminement artistique mais aussi une rencontre avec Daniel Danis. La jonction de l’écrit et du visuel se réalise particulièrement bien cette fois. Des poésies qui collent aux illustrations deviennent l’incarnation, par et dans les mots, des univers suggérés par ces grandes silhouettes qui se joignent, se figent dans le recueillement des corps lors de la rencontre amoureuse. L’œil va de l’un à l’autre et invente un espace, un lieu où le mot et la forme se confondent. Le texte et l’ombre dialoguent, chuchotent et inventent la danse nuptiale. Le contact le plus intime de l’homme et de la femme passe dans ces grandes ombres qui s’effleurent ou se fondent. Daniel Danis signe des textes évocateurs et très suggestifs. Tout à fait dans l’esprit de l’ouvrage.
«Le carillon de bois suspendu à la porte arrière chante au diapason du vent. La maison respire un devenir doux.»
Des textes qui évoquent un haïku qui aurait perdu ses contraintes pour dériver dans la joie pure du dire.
«Derrière une butte, un lac d’eau limpide. Tu me dis : on pourrait s’y baigner tout deux. Alors, j’entrouvre mes lèvres, ta langue pénètre lentement dans ma bouche, devient sexe ; le jeu des entrelacs d’images se déploie sous mes yeux. Tous mes sexes éclatent pareils aux jardins de ma grand-mère. Je te ressens si près, si profondément en moi. Unis, unis en une seule terre et chair. Ô mon amour, mon amour.»

Démarche

Rose-Marie Harbour présente la démarche de cette artiste qui, par sa naissance et son cheminement, a été à la «jonction de deux mondes ou de deux imaginaires». Elle explique son questionnement à partir des paysages de l’enfance, les horizons plats de ses étés au lac Saint-Joseph qui ont modulé les premiers regards et les premières tentatives de saisir le monde.
Et puis la présentation de quelques shunga permet de visualiser d’où viennent les ombres suggestives de Louise Masson.
Un dernier texte plus substantiel ferme le livre. Une réflexion sur le temps et l’espace, deux éléments qui ne cessent d’intriguer et d’angoisser les humains.
Un très beau livre, grand format, une présentation soignée et de belle qualité. Papier glacé et reproductions impeccables des œuvres qui marquent le cheminement d’une artiste exceptionnelle.

«Neuf-vues» de Daniel Danis et Louise Masson est paru aux Éditions du Passage.

jeudi 1 décembre 2005

Bertrand Gervais signe un roman formidable

Il y a des romans qui aspirent et gobent. Impossible de s'arracher à l'univers qui s'ouvre en effleurant la première page. Des romans qui jamais ne seront assez volumineux et que l'on souhaiterait lire pendant des mois. Un monde en soi, une aventure que l’on souhaiterait sans fin. Bertrand Gervais a réussi l’exploit. «Les failles de l'Amérique» secoue nos certitudes et les gestes qui assurent la vie.
Thomas Cusson, Québécois au passé mystérieux, se retrouve à Santa Cruz où il s'est inscrit au doctorat en «Histoire de la conscience». Cette conscience, comment la définir ou la cerner? Quand sommes-nous conscient?
En plus, la Californie est cisaillée par la faille de San-Andréas. Un territoire incertain, peu fiable, dont l'histoire est marquée par des catastrophes qui ont détruit des villes entières. Pensons à San Francisco qui a été rasée. Cusson se retrouve là, au moment du plus récent désastre, en octobre 1989.
L’étudiant s'intéresse particulièrement à Le Corbusier, l'architecte français qui a voulu enfermer l'univers dans un chiffre-étalon. Le Modulator apparaît comme un nombre d'or qui pouvait devenir la mesure de l'univers.
«Le Corbusier cherchait à saisir l’esprit nouveau. La machine était, pour lui, l’expression par excellence de cet état de conscience. Sa foi dans la technique était inébranlable. Il voulait sauver l’humanité et croyait y arriver en proposant une révolution fondée sur la machine : les chaînes de montage, la production en série, l’efficacité industrielle.» (p.42)

Écriture

Thomas écrit frénétiquement, avec acharnement et c'est son journal que le lecteur découvre. Un homme fragile, happé par la violence, les faits-divers, les tueurs, la pornographie, les fissures qui secouent l'humain et lui font franchir les frontières de l'acceptable. Un personnage à l'image de cette zone instable qu'il habite. Ce territoire californien où la violence est récurrente, qui détient le record peu enviable des tueurs en série.
«L’ordinateur nous transforme en être imaginaire. Nous nous projetons sur un écran qui nous renvoie une image déformée de nos pensées. Nous ne sommes pas qui nous voyons apparaître à l’écran. Il y a là une version anamorphosée de nous, réduite en deux dimensions, en un noir et blanc, fortement contrasté, où certains de nos traits paraissent plus durs. L’ordinateur engage sa propre réalité. Il définit ses propres cadres de référence qui viennent modifier notre horizon d’attente.» (p.153)
Le lecteur est vite déstabilisé, entraîné dans les zones obscures de l'esprit et des pulsions qui repoussent les limites de l’acceptable, du plaisir, de la violence et de la sexualité. Tout cela en s’accrochant aux chiffres et aux ensembles qui peuvent s'avérer dévastateurs, une approche rationnelle complètement tordue.

Trou noir

Un roman incroyable, des êtres qui détonnent, n'arrivent plus à suivre, s’égarent de toutes les manières possibles. Autant l'intellectuel que la pauvre petite étudiante étrangère menacée par son père Turc. Des personnages à la dimension de cette zone de tensions formidables, à la lisière de la vallée de la mort qui subjugue par sa beauté et son silence. Le miroir de l'avenir peut-être?
«Le vrai. Le silence sans bruit de fond, le silence total, sans moteur au loin qui ronronne, sans vent qui froisse les feuilles et fait frissonner les pierres, sans insectes qui bourdonnent aux alentours. Le silence des pierres délavées. Le silence du borax et de la pyrite.» (p.193)
Bertrand Gervais est un sorcier. À la dernière phrase, le lecteur ne sait plus distinguer le vrai ou le faux, reconnaître cette Amérique belle de ses folies et de ses dérives.
Un texte qui bouscule les certitudes, les agissements et les croyances. Une architecture propre aux réflexions avec des phrases à méditer, à lire et relire pour en saisir tous les reflets.
Bertrand Gervais a écrit un extraordinaire roman comme il s'en publie peu au Québec. On trouve dans ces pages, la qualité, la force qui peut en faire un best-seller international.

«Les failles de l'Amérique» de Bertrand Gervais est paru aux Éditions XYZ Éditeur.

mardi 22 novembre 2005

Le nouveau Caron séduit le lecteur

Il y a un moment que j’ai délaissé Louis Caron. L'impression qu'il tournait dans ses pas. Surtout que ses personnages, dans sa série «Les fils de la liberté», illustraient plus le sujet qu'ils l'incarnaient. Et puis «Tête heureuse» est apparu tout en haut des récentes parutions.
Un titre qui m'a fait bondir dans le temps. «Tête heureuse» coiffait les aventures de Louis Caron à la radio de Radio-Canada, avant «Indicatif présent» et Marie-France Bazzo. J'étais un fidèle. Caron est un merveilleux conteur et comme j'ai un faible pour les «hommes de paroles», alors... Il n'en fallait pas plus pour me titiller.
L'écrivain renoue avec ses racines et cette fois, il sait donner une profondeur un peu trouble à ses personnages. Enfin, une histoire qui entraîne dans la partie invisible et mystérieuse des icebergs, dans ce pays de Nicolet et de Sorel que connaît bien l'écrivain. Un pays qui respire comme un personnage!
Il heurte la figure de la mère, cette femme qui agit par pulsion. Cela ne l'empêche pas de saisir le monde et de l'interpréter. Elle s'installe dans une sorte d'animisme qui justifie ses gestes et ses fantasmes. Pourtant, elle vivra une grande partie de sa vie dans l'ombre d'un homme qui est tout son contraire. Un homme ligoté par les barreaux d’une rationalité qui le pousse aux pires folies. Un entêtement fatal. Oui, la raison peut faire basculer dans la folie quand on refuse de quitter la ligne choisie.
«Pour parler de mon père, je ne peux me référer à lui. Nous ne nous sommes rien dit pendant qu’il était en vie. C’est à travers le filtre de ma mère que je le connais et je sais que la mémoire de ma mère est une lentille déformante. Elle voit le passé avec ses lunettes enchantées. Elle enjolive ses souvenirs, elle en fait des bouquets et des emballages pour ses illusions. Elle ensorcèle le passé pour essayer de l’accommoder à ce qu’elle est devenue après la mort de son mari.» (p.145)
Cette mère a le cancer. Il lui reste quelques semaines. Autant fuir, s’inventer un voyage pour celle qui n'a jamais pu trouver les chemins de la mer. Le fils part, fuit droit devant lui. Il le faut s’il veut retrouver, sa mère, cette femme fantasque et originale, Il cherche surtout à éclairer les coins sombres qui marquent la famille.

Initiation

Le narrateur croise une femme étrange dans sa fuite qu’il fait monter dans sa caravane quand il la surprend, pouce dressé, au bord de la route. Karolyn est une boule d’émotions. Une tigresse libre et imprévisible. Une intrigue se noue, une passion peut-être lors des escales à Saint-Jean-Port-Joli, aux Jardins de Métis et Forillon. Avec cette confidente inespérée, le narrateur fouille sa vie, dessine la figure du père et de la mère. Mais comment être certain?
Véritable roman à clefs, chasse au trésor, quête qui permet de découvrir à la fois ces pays qui longent le fleuve Saint-Laurent, le bout du monde ou son commencement.
«C’est un pays tout en paysages. La mer ourlée de montagnes sur la rive opposée. Enfin, quand on dit montagnes ce ne sont pas les Alpes, mais la silhouette bleue d’une chaîne rocheuse arrondie par le temps. À marée basse, la grève montre les dents. Le long de la route, on voit ça et là un bateau emmitouflé sous une bâche dans la cour d’une maison. Même à terre, c’est un pays de mer.» (p.99)
Le voyage devient intérieur et prend les dimensions d’une thérapie.
Cette lecture m'a réconcilié avec cet écrivain qui a su se renouveler et explorer un champ romanesque riche. Une écriture lisse comme les eaux du grand fleuve, pleine de couleurs, de chaleur et de belles forces telluriques. Un très beau roman où les humains deviennent les miroitements d'un pays qui échappe à tout enfermement. Un cantique de la liberté et de la différence.

«Tête heureuse» de Louis Caron est paru aux Éditions du Boréal.

mardi 15 novembre 2005

Martine Desjardins crée un monde fantastique

Les éléments forgent les êtres humains. Il est tout à fait particulier de voir comment les éléments géographiques peuvent marquer l’imaginaire des gens d’un pays donné. Par exemple, dans l’esprit de la plupart de nos romanciers, le lac Saint-Jean, l’étendue d’eau, est considéré comme un refuge, un lieu qui permet d’échapper aux tourmentes et aux affrontements violents qui se passent dans la société des hommes et des femmes. On retrouve ce «concept de refuge» dans «Les Feluettes» de Michel Marc Bouchard, «Le gardien des glaces» d’Alain Gagnon, «Mistoufle» de Gérard Bouchard, «Tout un été dans une cabane à bateau» de Pierre Gobeil. C’est une constance, une ligne de force qui imprègne l’imaginaire de ces créateurs comme celle de la population, j’imagine.
Au contraire, quand il est question du Saguenay, les romanciers associent le fjord spontanément à la mort, au suicide ou à la disparition. On retrouve cette vue de l’esprit dans les romans d’André Girard, Lise Tremblay, Gil Bluteau et Nicole Houde. Tout de même fascinant.
Martine Desjardins aime utiliser des éléments pour échafauder son histoire. Dans son premier ouvrage, «Le cercle de Clara», son héroïne était fascinée par la glace et le froid et tout tournait autour de cet élément qui devenait le moteur si l’on veut à l’action de se roman parfaitement construit, étrange et qui emportait le lecteur.
À sa seconde tentative, dans «L’élu du hasard», le jeu, la chance que l’on aime défier ou déjouer en jouant aux cartes ou en misant à la loterie était l’élément porteur de cette intrigue qui nous entraînait sur les champs de bataille.

Le sel

Un coin du Québec, le canton d’Armagh, une rivière du même nom, un pays de cailloux comme on peut dire. «Un segment de la bande appalachienne qui traverse le Québec, de l’état du Vermont à la pointe de la péninsule gaspésienne» peut-on lire sur le site Internet de cette municipalité que je ne connaissais pas et que Martine Desjardins choisit pour installer Lily McEvoy.
Nous reculons dans le temps, tout juste après la Conquête du Canada ou de l’Amérique française par les Anglais. Le capitaine, l’amiral McEvoy a été un des conquérants et comme récompense, il reçoit un vaste coin de terre dans ce coin d’Armagh où il a la chance incroyable de trouver une mine de sel à l’état pur. Il n’a qu’à l’extraire pour la vendre. De quoi faire sa fortune puisqu’il possède une exclusivité et qu’il peut créer la rareté et faire augmenter les prix. Il exploite son gisement, vit dans son manoir, enferme des Autochtones dans la mine comme esclaves. Nous sommes dans la plus belle des fictions, dans un monde imaginaire où Martine Desjardins laisse galoper son esprit.
Le lecteur peut aussi croiser des personnages historiques de l’histoire du Québec, cet archevêque de Québec, Mgr Briand, le gouverneur Carleton et quelques autres, ce qui permet au lecteur de s’accrocher au réel.
Il y a là assez d’éléments pour plonger dans la légende, fantasmer et Martine Desjardins ne s’en prive pas. Magnus McEvoy est un personnage solitaire, violent, irascible, jusqu’au jour où il rencontre la fille du fleuve aux pieds palmés, une sirène si on veut. L’amour fou, total retourne sa vie et son âme. Elle aura une fille Lily, celle qui a hérité de ce domaine et de cette richesse à la mort des parents qui sont morts d’amour et qui sont conservés dans le sel.
J’en ai beaucoup appris sur les propriétés du sel, les vertus de cet élément convoité depuis des siècles par tous les peuples et qui a fait l’objet de bien des guerres. On y apprend une foule de choses sur les types de sels. Vous connaissiez le sel noir d’Hawaï? Lily se transforme peu à peu en statue, tout comme cette fameuse curieuse qu’était la femme de Loth. On y découvre aussi un monde fantastique, à la limite du conte ou de la légende.
Tout cela maîtrisé d’une façon particulière, dans une écriture évocatrice, forte et dense particulière à Martine Desjardins. Elle permet aussi de regarder les éléments qui nous entourent d’un autre œil et nous fait découvrir des mondes et des univers, des passions aussi qui poussent à l’obsession. Il n’en faut pas plus.

«L’évocation» de Martine Desjardins est paru chez Leméac Éditeur.

mardi 8 novembre 2005

Marie-Christine Bernard fait son entrée en littérature

Premier envol pour Marie-Christine Bernard, écrivaine d’Alma. «Monsieur Julot» est là, depuis quelques semaines, avec ses pages serrées, ses personnages, une trame qui nous pousse au bord de l’abîme.
Il est rare en littérature de glisser dans le quotidien de quelqu’un qui se coltaille avec le cancer. Marie-Christine Bernard a empoigné le tueur à deux reprises. Deux fois elle a dû livrer ce combat qui mobilise toutes les ressources physique et psychique. Mère d’un enfant de quatre ans, elle nous fait vivre cette guérilla sans merci qui ravage le corps et fait vaciller l’esprit.
«Le cancer se vit comme une pourriture qui aurait poussé à l’intérieur de soi: on a l’impression de vivre dans un corps sale, moisi, de s’être fait jouer un très vilain tour par un Propriétaire véreux.» (p.20)
Radiothérapie, chimiothérapie provoquent des «retombées nucléaires». Après ces séances, elle reste des jours prostrée et ravagée.
L’écrivaine décrit ce combat avec une énergie étonnante. Sans compter les humeurs, les colères intempestives qui blessent ceux qui démontrent de la sympathie et de la compassion. Un combat qui désarçonne son compagnon et perturbe l’enfant qui a du mal à comprendre le flirt de sa mère avec la mort.
«J’ai tellement de colère, je la déverse sur les gens: quand ils me parlent de ma «santé», c’est comme s’ils rendaient la maladie plus réelle et donc, plus inacceptable. Alors, quand ils me parlent de ma «santé», ça me met en colère.» (p.54)

Lettres

La narratrice, lors de ses nombreux séjours à l’hôpital, se lie avec une vieille femme qui n’a plus que quelques jours à elle. Marie-Louise, seule comme Dieu avant la Création, rumine de terribles regrets. Ella a dû s’occuper du fils de sa sœur fauchée par le cancer. Elle a détesté cet enfant, le fils de l’homme qu’elle aimait, un peintre que sa sœur Thérèse, drapée de toutes les séductions, lui a volé.
S’amorce alors une étrange correspondance avec cet homme mal-aimé. La narratrice décrit ses peurs et ses colères, tente de réconcilier Marie-Louise et Monsieur Julot qui a toutes les raisons de haïr cette tante irascible. Les lettres se transforment en journal intime, en tricot où la vie de Monsieur Julot et la lutte de Mme Bernard s’enchevêtrent. Comme si Monsieur Julot pouvait être le fils de la narratrice dans une autre époque. Même drame possible, en deux temps.
Narration vivante, pleine d’humeur, d’humour pour masquer la peur et l’angoisse. Marie-Christine Bernard a un ton, un style près de l’oralité, des effets qu’elle aurait eu avantage à brider un peu, une exubérance étonnante. Un texte contagieux, comme les cellules qui prolifèrent et qu’il faut écraser. Un roman senti, un récit émouvant, un témoignage percutant. Des repères, des espoirs et des désespoirs qui plongent le lecteur dans un monde souvent ignoré.
Chose certaine, je ne peux aller à Chicoutimi sans penser à Marie-Christine Bernard maintenant. Depuis la lecture de «Monsieur Julot», j’oublie souvent l’autoroute pour plonger dans la côte Saint-Jean-Eudes et m’émerveiller devant le Saguenay.
«Chaque jour donc, pour moi, en privé, le Saguenay organise un spectacle à grand déploiement que je ne voudrais manquer pour rien au monde. Ainsi, j’allonge un peu mon trajet, pour le plaisir tout simple de saluer au passage la beauté du monde.» (p.105)
Marie-Christine Bernard fait aimer la vie, rend attentif et vibrant. Une musique qui accompagne longtemps.

«Monsieur Julot» de Marie-Christine Bernard a été publié par les Éditions Stanké.

vendredi 7 octobre 2005

«Un lac, un fjord, un fleuve» continue sa route

«Un lac, un fjord, un fleuve» prend un nouvel élan. La onzième parution du collectif de l'Association professionnelle des écrivains de la Sagamie vient de paraître. Un douzième numéro en fait puisque l'an dernier, le collectif faisait l'objet d'un numéro spécifique de «XYZ, La revue de la nouvelle».
Le directeur de cette publication, Yvon Leblond, a demandé aux participants de se questionner sur le «Mensonge». Mensonge dans sa façon d'être, ses réflexions, sa sexualité, ses écrits, l'image que l'on a de soi ou de regarder l'autre. Seize écrivains ont répondu à l'appel.
Il est toujours fascinant de suivre les méandres que les auteurs empruntent quand on leur impose une contrainte. Certains ont toujours du mal à respecter la direction et ils effleurent le sujet, le traitent d'une manière symbolique ou du bout des doigts.  Que ce soit à la manière de Gil Bluteau qui élabore une vie paradisiaque dans la tête de son personnage, Maurice Cadet qui bouscule des tabous pour secouer la réalité ou Pierre Gobeil qui mesure la distance entre Liam, un auteur et l'écrivain Paul Villeneuve, tous jouent le jeu.
Bien sûr, certains textes manquent de tonus. C'est inévitable dans ce genre d'aventure mais, encore une fois, le mieux l'emporte sur les clichés. Marité Villeneuve est particulièrement émouvante dans «Un bouquet de mensonges».
«Le mensonge dans cette histoire est celui de mon silence, de mon incapacité de dire à la dame que ma nudité était un choix, que l'absence de pyjama était délibérée. C'est une malhonnêteté qui a changé ma vie pour toujours, une imposture aussi bien intentionnée que le geste de charité de ma visiteuse anonyme.» (p.20)
Voilà la duperie de Robert Dôle qui participe à ce collectif depuis plusieurs années et qui mélange l'autofiction à la nouvelle.
À noter que les responsables ont eu la bonne idée de joindre les textes des deux lauréates du prix littéraire Damase-Potvin, soit Audrey Lévesque avec «Vert de Chine» et Geneviève Tremblay «La femme d'à côté».

Hommage

Les  éditeurs, en guise d'hommage, ont regroupé six textes de Jean-Alain Tremblay qui a participé aux numéros antérieurs de cette publication. Des textes que l'auteur de «La grande chamaille» a écrit entre 1994 et 2004. Des nouvelles qui permettent de passer de l'enfance de l'écrivain né à Alma au dernier passage. «Souvenirs de Naudville» décrit le petit garçon face aux deux versants du monde, soit la ville anglophone des propriétaires de l'usine et le quartier des ouvriers où sa famille habite. Les mondes qui s'opposent dans «La nuit des Perséides», son roman la plus connu.
Au cours de ces dix années, l'écrivain est passé de son enfance à la nouvelle ultime, celle qu'il signait l'an dernier. «Les voies de Dieu», curieusement, nous plonge dans la mort.
«Aussi bien vous le dire tout de suite au cas où il vous viendrait l'idée de mourir: l'éclatante lumière au bout du tunnel n'est rien d'autre que le premier lampadaire de l'autoroute menant au paradis. Je le sais, je viens de m'y engager.» (p.153)
Un texte qui prend un sens différent avec son décès. Des nouvelles qui permettent de savourer l'élégance et l'écriture de Jean-Alain Tremblay. Une belle manière de saluer le président de l'Association professionnelle des écrivains de la Sagamie qui a eu la malencontreuse idée de partir trop jeune en juin dernier.

«Un lac, un fjord, un fleuve XI» Collectif de l'Association professionnelle des écrivains de la Sagamie est paru aux Éditions SM.

jeudi 1 septembre 2005

Alain Gagnon reste fidèle à la poésie

Alain Gagnon, même s’il est surtout connu comme romancier, est demeuré fidèle à la poésie depuis son entrée en littérature en 1970. Ici et là, des poèmes jalonnent son parcours, offrent des temps d’arrêt où le manieur de mots devient méditatif devant les élans du monde et les dérives du temps. Il récidive avec «L’espace de la musique» qui vient de paraître chez Triptyque, une maison d’édition où cet écrivain migrateur a trouvé refuge depuis quelques années.

Cette suite poétique confronte le temps, la succession des saisons mais surtout les espaces limitrophes, ces «marches» où tout peut survenir. Il existe des lieux, des pays frontaliers qui ont connu tous les envahissements au cours de l’histoire, des horizons qui permettent de rêver l’ailleurs, des entre saisons qui creusent des lézardes dans l’espace. Alors la pensée peut saisir «les territoires de la musique» pour celui qui s’attarde.
«Je salue l’air, et je salue ce vent qui porte les voix et les miséricordes de la musique. Devant moi cette lucarne prolonge la page et l’ouvre par les souffles du suroît sur la frontière des marches». (p.17)

Le promeneur

Alain Gagnon marche à la ville, longe les mers et des fleuves, fige à la frontière des rivages, là ou les grandes marées modèlent le visage des continents, là où la terre se laisse troubler. Il y a ces horizons aussi, la lisière floue des forêts au moment où le gel colle au sol, les premières neiges qui valsent entre l’hiver et l’automne comme si elles dansaient sur un fil.
Ces lieux, ces moments interpellent les humains. Ils soufflent, rattrapent des morceaux de vie, tentent de s’ancrer plus profondément dans le temps. Parce que tout est musique, tout est espace, tout est mouvement en soi et aux alentours. La vie n’est qu’un intervalle que l’on sillonne en aveugle.
«Sur le chemin de traverse de la campagne la plus déserte, au bout de cette piste solitaire qui se heurte à une futaie de givre, une grive déroule son chant que le soir accroît». (p.34)
Le marcheur va d’une saison à une saison, se laisse interpeller, cueillant ici et là des impressions, des images qui évoquent Walt Witmann qui savait si bien se perdre en de longues rêveries lors de ses promenades solitaires.
«Et voici que la sterne immobile, ailes battantes, m’interpelle… » (p.51)
Des incantations, des poèmes denses, aux effluves bibliques, de mer, de chaume qui fume dans les matins d’octobre ou qui craquent quand le froid s’installe et frotte la neige. Le poète a le temps alors de remuer les mots qui griffent le blanc de la page, de s’étourdir sur les empreintes de l’hiver qui révèlent la vie sauvage.
Alain Gagnon rêve des strates de la terre, dénoue les couches du temps, se laisse appeler par les pierres et les arbres, la mer et les oiseaux, ces perceurs de frontières. Il devient frère de Guillevic, maître du mot, magicien qui sait par une image ouvrir une galaxie et trouer l’espace.
Alain Gagnon reste poète malgré ses nombreuses escapades dans le roman. Comme si la poésie était un feu de forge qui couve, garde les mots au chaud, laissant entendre «une petite musique de nuit» à la Wolfgang Amadeus Mozart. Un pur plaisir.

«L’espace de la musique» d’Alain Gagnon est paru aux Éditions Triptyque

lundi 15 août 2005

Un témoignage particulièrement émouvant

Il faut avoir vécu le départ d’un proche pour comprendre le récit de Pierre Monette. L’écrivain plonge dans le plus intime, le plus personnel en s’attardant aux derniers jours de sa compagne atteinte d’un cancer incurable. Il raconte au jour le jour, observe, décrit, exprime ce qu’il vit et ce que cette femme éprouve face à l’inéluctable. Du moment où ils apprennent la terrible nouvelle jusqu’au dernier souffle. Un témoignage extraordinaire par sa simplicité et sa grandeur. Il faut une franchise et, peut-être, aimer tout simplement pour en parler de cette façon.
 Peut-être aussi que l’écrivain n’arrive à vivre le pire qu’en se faisant porteur de mots.
«Je vais peut-être me décider à mettre en forme les notes que j’ai prises depuis le mois de septembre : afin de revivre ces événements une fois pour toutes, de tourner la page – parce qu’il n’y a que dans un livre qu’on peut vraiment tourner la page sur quelque chose.» (p.204)

Accompagnement

Monette observe les derniers jours de Diane tout en restant attentif à ses propres émotions. La vie de sa femme est aspirée par un trou noir qui broie son corps, mélange ses idées et lui vole sa lucidité par moments. Les gestes prennent une autre importance, ceux que l’on pose peut-être pour la dernière fois. Mais il y a ces petits plaisirs, l’amour, la musique, les objets accumulés au cours des années et les chats. Il serait facile de basculer dans le sentimentalisme et les larmes. Monette évite le piège.
«Mais, en regardant Diane manger avec appétit, profitant à plein de l’instant, les larmes me sont venues aux yeux : c’était sans doute notre dernier souper à cet endroit. Je suis tout de même parvenu à ravaler ma tristesse ; c’est justement parce que c’était peut-être la dernière fois qu’il ne fallait la gâcher d’aucune façon.» (p.51)

Effervescence

Il y a tant de choses à prévoir, le testament et les funérailles. Un dernier voyage à Martha’s Vineyard. L’adieu à la mer et aux amis. Une frénésie folle avant le départ pour les soins palliatifs. La douleur de Pierre Monette aussi devant ce moment ultime et la fatigue immense qui s’accumule avec les jours. Tout devient si difficile quand le corps n’est plus certain. Le bain, se mettre au lit et manger. Tout exige un effort incroyable. Que dire? Un récit que l’on termine les larmes aux yeux.
«Elle a pris une courte inspiration qui a été suivie par un log moment de silence. J’ai pris sa main dans la mienne; son bras s’est replié en attirant ma main conne sa poitrine. Quelque chose au fond d’elle, qui venait de si loin que ce n’était déjà presque plus là, que ce n’était même plus un reste de conscience, m’a reconnu. Ce n’était pas elle: c’était sa peau qui se souvenait de la mienne; c’était la matière dont elle était faite qui reconnaissait la vibration de la matière dont je suis fait. Ce n’était déjà plus la vie; c’était la matière seule qui parlait, et cette matière se souvenait de ce qui la mariait à la mienne, et cette matière m’a reconnu, cette matière m’a attendu.» (p.193)
À petits coups de pinceau, l’auteur esquisse un portrait inoubliable de cette Diane admirable qui trouve le moyen de rire même quand son corps se déforme. Elle fait face sans rechigner, sans éclat malgré les hésitations et les peurs. Un témoignage d’une remarquable justesse.

«Dernier automne» de Pierre Monette est paru aux Éditions du Boréal.