jeudi 16 août 2018

CATHERINE VOYER-LÉGER SE LIVRE

CATHERINE VOYER-LÉGER signe un récit particulier avec Prendre corps, un ensemble de textes brefs qui partent d’un mot pour désigner une partie du corps. Elle affronte ainsi ses craintes, ses malaises, son image, l’amour, la souffrance et la maladie. Le corps, cet objet en soi et à soi, permet d’occuper un certain espace et de se colletailler avec le temps. Un état « d’êtreté » dirait mon ami Carol Lebel. Cet organisme qui nous permet de percevoir le monde, de ressentir le chaud et le froid, de nous réfugier dans une sorte de bulle et de nous trouver devant les autres, souvent pour le meilleur ou le pire. Le projet de madame Voyer-Léger était d’abord un défi sur le web et les textes prennent ici la forme d’un livre. Les fragments se suivent sans pagination, pour échapper à la chronologie et au temps peut-être qui malmène le vivant et le pousse dans ses derniers retranchements.  

Une sorte de dictionnaire personnel pour s’aventurer sur toutes les surfaces du corps. Visage, épaule, ventre, sein et doigts. Tout part de soi et y revient de toute façon. Ce corps donné qui grandit, change, s’affirme, mute, se transforme avec les grandes étapes de la vie que tout humain doit franchir.
« Oui parfaitement ! le corps inclut le sens tout en étant le sens, l’intention principale, le corps inclut l’âme mais n’est pas moins l’âme », écrivait Walt Whitman. L’être et la conscience, le regard et la sensation de faire partie du grand tout. Et ces murs, ces obstacles à franchir. L’adolescence, l’arrivée des seins chez les femmes et les menstruations, les mutations si différentes chez les hommes. Je me souviens de ces moments où je guettais l’apparition de la barbe sur mes joues, des poils sous mes bras. J’étais convaincu que c’était par le poil que je deviendrais un homme. Ce fut long et un matin j’ai deviné plus que vu, le fameux duvet qui allait devenir ma barbe. Ce malaise aussi quand le regard de l’autre se pose sur soi, ce jugement qui blesse souvent ou peut vous procurer le plus grand des bonheurs.

La chaleur insupportable de cette chambre m’a réveillée. Bouche sèche. J’ai trainé ma nudité vers la fenêtre du jour qui se levait pour laisser l’hiver entrer. Réalisant, dans un sursaut de lucidité, qu’un voisin pourrait me voir, je n’ai eu pour moi-même qu’une étrange pensée : la beauté de mes seins.

PROJET

L’entreprise de Catherine Voyer-Léger demande de l’audace et de la franchise. Tous avons des hésitations, des aspects que nous aimerions changer. Certains iront jusqu’à la chirurgie pour corriger un nez, des seins ou une hanche. Pas facile d’aborder ces sujets sans se censurer. Nous nous heurtons toujours à des pudeurs, des hésitations. Cela nous pousse à taire certaines choses ou à éviter de discuter de certains aspects de notre vie. Le corps est une mémoire aussi. Un doigt, le ventre, une épaule, une cicatrice nous rappellent un moment de notre enfance ou de notre vie d’adulte.

La scène — aussi parce que reprise, parodiée, moquée — a quelque chose de mythique. Peut-être qu’avoir douze ans à l’automne 1991 oblige à garder un souvenir tout autre de l’accouplement des chevaux. L’émoi vécu au quotidien par ce corps qui bouge trop vite. Le désir qui s’installe sans qu’on sache trop qu’en faire. Quelques minutes de télévision et la métaphore d’une jouissance anticipée, tension trop souvent confondue avec le bonheur. La nuque d’Émilie Bordeleau.

Je pense à « ces aventures » ou expériences dont je n’ai jamais parlé dans mes livres et mes récits même si je m’efforce toujours de dire vrai et de ne jamais tricher.

APPARENCE

Pas facile d’aborder des problèmes de poids et d’en parler avec justesse. Je comprends que ce peut être douloureux. L’écriture devient de la témérité presque. Je me souviens trop du mal-être qui était le mien quand j’ai commencé à fréquenter la petite école. J’étais affublé de strabisme. Un beau mot pour édulcorer ma réalité. J’avais les yeux croches. J’ai dû vivre avec ce handicap et affronter les sarcasmes de mes compagnons. Heureusement, ma grande taille en imposait, et les garçons hésitaient avant de me traiter de « coq-l’œil ». J’avais aussi une dentition effroyable. Deux palettes d’écureuil à l’avant. J’ai appris à dissimuler mon sourire avec les doigts pour cacher ces dents de rongeur. Une manie que j’ai encore même si les palettes ont disparu depuis longtemps.
Prendre son corps à bras le corps, le dire, l’explorer et l’apprivoiser. Ce corps où se gravent des moments de vie comme les tatouages si à la mode de nos jours. La peau comme un parchemin que l’on peut lire quand on prend la peine de se tourner vers soi. Il suffit de fermer les yeux pour provoquer le déclic, revivre des expériences négatives la plupart du temps.

J’ai refusé longtemps de porter un soutien-gorge. Longtemps est relatif. (Recommençons.) Je n’ai pas porté de soutien-gorge avant onze ans et demi. Il y avait déjà un bon moment qu’on aurait dû m’y contraindre. J’étais dans le déni. En regardant ailleurs, je tentais de faire de ma  puberté précoce un détail. Ce n’était pas un détail. Ni pour moi ni pour les autres. Ai-je cessé de regarder ailleurs ?

TABOUS

Catherine Voyer-Léger aborde des sujets que je ne retrouve pas souvent dans les textes littéraires. Les menstruations chez la femme, le sang qui coule chaque mois sans que rien ne puisse être fait contre cette fatalité. Les maux de ventre, les douleurs qui s’expliquent mal. Elle s’attarde aussi à son physique qui a tendance « à envahir l’espace ».

Plus le temps passe, plus l’idée de retrouver un autre corps nu dans ma bulle, dans ce qu’on pourrait appeler l’intimité, m’apparaît comme une étrangeté. C’est une forme de régression, comme si le dégoût intrigué de l’enfant avait repris ses droits en moi. Regarder des gens qui s’embrassent sur l’écran, sans envie particulière. Se dire que tout ça est si étrange, simplement étrange. Et un peu dérangeant.

J’aime surtout les sensations que l’écrivaine ressent quand elle bouscule certains mots. Les doigts, la main, l’épaule. Elle avoue des choses terribles de vérité et de justesse, seulement en parlant du bras ou d’un genou.
Toutes les sensations du vivant, du temps qui vous transforme, ne cessent de vous pousser vers cette apparence que vous aurez sur votre lit de mort. La beauté de la jeunesse qui s’en va, qui fait que l’on surprend un étranger qui était soi à vingt ans sur une photo. La mémoire ancrée dans la peau, les manies, les angoisses, les obsessions, le désir d’avoir des enfants qui semble devenir de plus en plus improbable chez elle. Elle interpelle les parents, les amis, d’autres femmes avec qui elle se mesure forcément. Ce sont toujours des moments douloureux et souvent pénibles.

Se réveiller dans l’inconfort d’une aube sèche. Chercher son air, le dos noué comme une souche. Chercher une balle à glisser sous la blessure, creuser le nœud. Dans un demi-sommeil, se raisonner. Tout cela est bénin, tout cela n’est rien. Se rendormir, couchée sur le caoutchouc d’un massage maison en sachant qu’on ne mourra pas maintenant. Mais douter de l’idée que mourir dans son sommeil puisse avoir quoi que ce soit de paisible.

Une formidable aventure pour l’écrivaine et essayiste que d’explorer la planète de son corps, de secouer des souvenirs bons et moins bons, des émotions qui ne demandent qu’à ressurgir et à vous plonger dans certains moments que le temps n’arrivera jamais à effacer. Des textes touchants et émouvants.
Voilà surtout une exploration de l’écriture qui part toujours de soi malgré les maquillages et les culbutes littéraires. Un défit certainement que celui de vouloir tout dire sans tricher. Catherine Voyer-Léger tente des poussées vers le passé, revient dans le présent, accepte ce qu’elle est, la solitude et protège aussi des zones d’ombres. L’écriture veut cela et tout dire est tâche impossible.
Et c’est tellement difficile d’accepter ce que l’âge fait de vous. Nous devenons peu à peu des manuscrits aux pages cornées, aux paragraphes flous, aux chapitres qui sont souvent illisibles. Il reste l’essentiel pourtant, ces moments gravés en nous comme ces noms et prénoms que l’on retrouve sur le granite des cimetières. C’est peut-être pourquoi j’aime tant circuler dans ces lieux de silence où l’essence de la vie se tient aux aguets. Là où des vies se croisent et se surveillent, font réfléchir au dur métier de respirer.
Catherine Voyer-Léger dresse le profil d’une femme qui doit combattre pour être, pour avancer dans le jour malgré toutes les hésitations. Et Walt Whitman encore me souffle à l’oreille : « J’applaudis à tous mes organes, mes attributs, comme à ceux de l’homme sain et sympathique. Le moindre pouce carré de ma peau, fût-ce sa millième partie a sa noblesse, mérite mon intimité. » Oui, chaque partie du corps est un roman à écrire.


PRENDRE CORPS, CATHERINE VOYER-LÉGER, Éditions LA PEUPLADE.


mardi 7 août 2018

CAROL LEBEL POURSUIT SA QUÊTE

CAROL LEBEL publie encore et toujours même si les médias ne parlent jamais de lui. Il vit pour son art et par sa poésie dans sa maison de Québec, entre un tableau et un bout de poème, méditant dans sa verrière dissimulée sous la vigne. Il respire au milieu des livres de poésie que l’on retrouve partout dans la maison. Il est le seul que je connaisse à acheter tous les livres de poésie qui se publient au Québec. Tout comme les journaux d’écrivains et les carnets dont il raffole. Il vient de m’offrir Carnet du vent 3, une belle série que j’ai lu en prenant mon temps, m’accordant des petits espaces pour jongler avec ses mots et ses images. Cette fois, il donne toute la place aux mots, délaissant ses tableaux colorés et un peu mystérieux qui s’imposent dans les premiers carnets.

Je connais Carol Lebel depuis 1980, autant dire toute une vie. Il publiait alors pour la première fois. Nous avions décidé plus tard de faire un lancement conjoint. C’était pour Les Oiseaux de glace dans mon cas et peut-être pour À la sortie du corps, je ne sais plus pour lui. En page couverture de mon roman, il y avait la magnifique reproduction Femme et froidure du peintre Jean-Guy Barbeau que nous avons accompagné dans sa recherche, ses rires, nous attardant devant ses grandes peintures lumineuses jusqu’à la toute fin. Des tableaux que je regarde souvent dans ce livre où l’on retrouve toutes les toiles importantes de Jean-Guy. Un cadeau inestimable de cet homme généreux et sensible. Carol, avec sa passion pour la peinture, était devenu très proche du peintre. J’aime particulièrement ses femmes au visage lunaire, hallucinées et comme en transe qui semblent s’échapper pour courir à leur perte. Ou bien encore ces grands tableaux où les personnages semblent retenir le temps.
Carol a été de l’aventure de Sagamie-Québec, une coopérative d’édition que nous avions fondée avec un groupe d’amis et l’aide de souscripteurs dans les années 80. Nous avons publié son recueil Difficile de respirer dans les yeux des autres et À la sortie du corps. Des livres magnifiques. Carol est allé par la suite au Loup de Gouttière, à l’Hexagone et aux Éditions David. Une œuvre existentielle, forte, dense, marquée par les questions qui taraudent les penseurs depuis la naissance de la réflexion et de l’écriture. Il a été professeur de philosophie, il ne faut pas l’oublier. Un éternel poseur de questions qui ne trouve presque jamais de réponses, un explorateur avec ses tableaux minuscules qui rendent visible ce qui ne l’est pas, permettent d’imaginer des univers qui se faufilent dans les méandres de la pensée et que nous refusons souvent de fréquenter. J’ai toujours l’impression d’échapper au temps devant ses tableaux, de m’enfoncer dans une dimension où les référents géographiques se défont. Un monde en gestation qui ne cesse de muter.

ŒUVRE

Carnet du vent 3 est son dix-huitième recueil de poésie. Il faut tenir compte aussi de ses livres d’artistes et de plusieurs collaborations à des collectifs de haïkus.
Son dernier ouvrage s’attarde encore une fois au grand questionnement qu’est l’existence ou l’aventure de respirer. Une équipée qui ne s’explique pas, qui reste peut-être une illusion que les philosophes n’ont jamais cessé de secouer pour en examiner toutes les aspérités. Une quête qui depuis Platon n’a jamais pu s’appuyer sur des certitudes qui permettraient de toucher cette conscience qui n’arrête jamais de se retourner sur soi et de fuir tous les enfermements.

Un autre carnet. Je continue ma route.
Suivre la vie, fragment par fragment,
passage par passage, une éternité à la fois.
Je note… j’apprends.
J’apprends en notant. (p.7)

Je sais que Carol Lebel passe des nuits dans son jardin en juillet, dans sa balançoire qui bouge comme une barque fragile. Il scrute le ciel, se laisse charmer par la lune et le jeu des nuages dans la lumière qui s’échiffe et transforme tout de son coin de pays.
Le poète retient sa respiration pour saisir l’êtreté, l’état d’être vivant. C’est certainement pourquoi il aime tant les carnets de Robert Lalonde et qu’il y revient souvent pour se rassurer peut-être.
Être là, dans l’instant où tout se joue, où tout arrive. Là, dans le silence qui se leste du poids de tous les mots. Un regard qui se replie quand on ferme les paupières pour s’avancer vers les vraies choses et peut-être pour effleurer la vérité.

Le plus souvent vivre ne nous attend pas.
Tant de choses qu’on n’a pas su voir
parce qu’on n’a pas fermé les yeux
assez longtemps.

Perdre pied et cœur quand on oublie
les silences avant les mots.

Si angoissants des yeux qui ne peuvent pas
pleurer. (p.25)

Un instant comme un battement de coeur, un souffle dans les ivresses de l’été. Ce moment où les mots se vident quand on les retourne comme des noix pour les lester de silence et effleurer peut-être sa vie.

POÈME

Le poète s’attarde à la bascule du jour et de la nuit, témoigne avec les étoiles qui ne sont plus qu’une lueur qui traverse les galaxies, ces mondes si différents et si semblables qu’il ne cesse d’inventer dans ses tableaux. Il s’aventure dans une dimension quantique où l’envers et l’endroit coïncident, où le possible et l’irréel ne peuvent être l’un sans l’autre.

Comment remercier le vent qui vient
me chuchoter chaque fois qu’il passe :
c’est ici   aujourd’hui   chaque jour
que tu dois t’enivrer de la brièveté de la vie. (p.40)

Un regard qui se glisse entre les phrases et permet de trouver une autre réalité. Écrire avec si peu de temps, s’étourdir au milieu des jours comme un renard qui n’arrive jamais à satisfaire sa faim. Et le poète note, tente d’écrire, se penche sur les mots comme on le fait sur des cailloux singuliers qui racontent toutes les histoires du monde et la fin de tous les univers.
Une citation d’un poète, un extrait de poème extirpé d’un recueil « sans cesse médité » lui permet de s’aventurer dans une dimension où respirer est de plus en plus difficile.
Comment définir la poésie, ce langage qui se dépouille avec les arbres à l’automne ? Comment saisir ces instants qui se glissent au bord de la grande fenêtre de l’univers ? Comment retenir ces étincelles d’êtreté où tout peut arriver quand nous nous déshabillons de nos agitations et de nos étourdissements ?
Terrible aventure que de lire mon ami Carol Lebel. Il me fait tout risquer chaque fois, m’offre généreusement des « chemins dans les yeux », me leste du poids de l’univers qui s’allège pour se mouler à mon souffle, me permet de me glisser dans une grande feuille de la vigne qui recouvre tout le toit de sa verrière. Un poème pour s’aventurer en soi, voir en fermant les yeux, entendre en se bouchant les oreilles.

Sans les secrets de la solitude,
comment aurais-je fait pour savoir
que j’existais vraiment ?

Nous ne sommes peut-être qu’un
grand silence qui cherche ses mots
pour ne pas mourir trop de vies. (p.73)

Lire Carol Lebel, c’est vivre la crainte et la joie, respirer et chanter dans ses larmes, avancer en se méfiant de tous les mots. C’est chercher l’instant, le souffle qui colle aux ailes du papillon qui va d’une fleur à l’autre en faisant frémir les continents.
J’en sors toujours barbouillé de nuit et de jour, lavé de l’eau des étoiles, avec la certitude d’avoir emprunté les chemins des galaxies. Et je le vois peindre encore, saisir la couleur qui se répand sur les flancs d’un volcan qui crache un autre commencement du monde. Je remercie la sittelle sur le tronc du grand pin ou encore saisis la vie quand la mésange vient me dire que le jour est là et qu’il est temps de me trouver un regard, un sourire peut-être. Et pour la rassurer et me calmer, je lui souffle un bout de poème de mon ami Carol.

aucun commencement
aucune fin
ne nous expliquera
tout le fragile d’être vivant. (p.85)




CARNET DU VENT 3, CAROL LEBEL, Éditions de L’A,Z., 2018.

mercredi 1 août 2018

JACQQUES GODBOUT RACONTE SA VIE

JACQUES GODBOUT a eu la bonne idée d’écrire ses mémoires ou son autobiographie, je ne sais trop la différence. Peu importe, voilà une très bonne idée et pour une fois, il n’est pas trop tard. Gabrielle Roy s’est permis cette aventure en écrivant La détresse et l’enchantement, un texte lumineux. Malheureusement, le temps lui a manqué et nous ne saurons rien de sa vie après le succès de Bonheur d’occasion. Jacques Godbout ne s’est pas compliqué la tâche et il nous livre un texte qui prend le ton de la confidence pour traverser des pages importantes de l’histoire récente du Québec. J’allais écrire pour nous faire comprendre la grandeur et la décadence de la Belle Province. Voilà la vie exemplaire d’un homme qui a su vivre avec ses convictions, chercher une forme de vérité même si cela a pu déplaire à certains moralisateurs qui n’aiment pas que l’on remette en question les dogmes politiques ou sociaux. Le Québec a gardé malgré sa Révolution tranquille sa propension à trancher entre le bien et le mal.

Une famille à l’aise, celle de l’oncle Adélard Godbout qui deviendra premier ministre du Québec, un milieu avec des idées libérales, fortement conscientisé à la politique et aux problèmes du Québec que celle du jeune garçon né dans les années trente. Il n’a pas eu à se défaire de la misère et suer sang et eau pour survivre et manger. Tout le contraire de mes parents qui pendant les années trente tentèrent d’inventer une nouvelle paroisse sur des terres de sable peu productives. C’était la misère au quotidien et ma mère parlait de ces années en serrant les poings. Pour elle, cela avait été la période la plus difficile de sa vie.
Une famille libérale, engagée, ce qui était déjà peu fréquent parce qu’être libéral à l’époque voulait vraiment dire quelque chose. Ce n’est plus le cas de nos jours. Les idées en politique maintenant dépendent des faiseurs d’images et des racoleurs qui cherchent la formule qui accroche et fait courir les foules. Un parti politique se vend comme une boîte de savon et les idées n’ont plus aucune importance.
La famille Godbout tenait à certaines idées et les défendait. Le vote des femmes par exemple, les études obligatoires et des lois pour forger sa destinée. Ce qui faisait passer les libéraux d’alors pour des communistes. Ils étaient surtout des progressistes modérés.
Un père curieux, un esprit scientifique, des vacances à la campagne où le jeune Godbout peut faire de l’équitation, des études au collège classique. C’était dans l’ordre des choses dans les bonnes familles.

Le 8 août, la défaite électorale d’Adélard Godbout me met dans une colère d’autant plus profonde et persistante que c’est une colère d’enfant. Notre famille séjourne à Lanoraie, pour les grandes vacances d’été, dans une maison blanche construite au bord d‘une coulée, face au fleuve dans lequel j’aime pêcher des poissons immangeables comme le crapet-soleil au bout du quai. Il y a un seul autre membre du Parti libéral dans le village. Dieu merci, c’est le boulanger. Quand je reviens à la maison avec un pain chaud dont je ne grignote que la mie, comme une souris, on me lance des insultes et je fonce sur la route du quai à bicyclette, ravalant mon orgueil. (p.17)

Le jeune étudiant fait sa marque et demeure un original, un curieux à l’esprit un peu retord. On pourrait croire qu’il a reçu à la naissance l’esprit de contradiction. Un peu étrange pour ne pas dire incroyable, il ne se sent pas du tout concerné par les croyances religieuses. Il faut se replonger dans les années quarante pour prendre conscience de l’importance du clergé et de la religion. Tous les religieux alors se rangent derrière Maurice Duplessis. Dans mon village, quelqu’un qui aurait eu la mauvaise idée de s’opposer au curé Gaudiose, serait devenu un paria et un homme rejeté de tous.

FORMATION

Le cours classique de l’époque était à peu près inévitable pour ceux qui voulaient poursuivre des études. Il sort du collège et ne sait trop quelle direction prendre. La vie se chargera souvent de décider pour lui. L’armée d’abord, des voyages et une rencontre qui va changer sa vie.

Ghislaine Reiher vit au Canada depuis six ans avec sa mère, deux de ses frères et sa jeune sœur Mona. Le père divorcé demeure à Port-au-Prince, où elle est née, Française des colonies. Une Créole que je devrai subtiliser à son fiancé, étudiant en notariat dans notre université ; j’ai la fac de droit contre moi, par contre nous suivons les mêmes cours, c’est à mon avantage. (p.27)

La jeune femme deviendra sa compagne. Des épousailles et le début d’une grande aventure. L’Éthiopie d’abord où il va comme enseignant. Une vocation ou un métier qu’il n’a pas. Il veut autre chose, mais quoi ? Une expérience fort heureuse cependant. Il entre en contact avec une population bien différente de celle du Québec et cela lui fait découvrir d’autres horizons. Des idées s’affirment alors comme celle que l’État doit être laïc. Une conviction qui ne le lâchera pas et qui le poussera à militer pour un état laïc au Québec. Ce n’était pas évident dans un monde de soutanes et d’encens. Le contact avec l’Europe lui permet de se forger une pensée ou une manière de voir bien différente de ceux et celles qui n’ont pas quitté le Québec.

RETOUR

Il rentre dans son pays et fait la connaissance d’hommes et de femmes qui deviendront des personnalités marquantes de l’histoire contemporaine. L’aventure s’amorce avec la fondation de la revue Liberté où les idées se confrontent, se contredisent, se bousculent pour le meilleur et le pire.

…Pilon prend l’initiative de réunir quelques poètes, écrivains et intellectuels pour mettre sur pied un projet de revue culturelle dont le titre sera, après des heures de palabres, Liberté. Éluard a magnifié ce mot qui s’impose comme une aspiration, on étouffe dans le Québec de l’Union nationale rurale. La génération qui nous précède publie un organe politique, Cité Libre, et à l’occasion des œuvres de création dans les Écrits du Canada français, mais nos aînés ne sont guère portés sur la poésie ou sur les arts, ils ont été formés, pour la plupart, dans les mouvements de jeunesse catholique ou à l’ombre des clochers. (p.50)

Godbout songe à se faire journaliste, mais le hasard fera qu’il entre à l’Office national du film où tout est à faire et à inventer. C’est la grande période des débuts du service en français. On apprend à manier la caméra et à filmer les gens. Peut-être que c’était normal de se tourner vers le documentaire et de pousser cet art dans des directions nouvelles. Un peuple si peu sûr de son identité, hésitant dans ses convictions, claudiquant dans ses idées politiques avait besoin de se voir, de s’entendre, de s’écouter pour se donner confiance. Je pense aux films de Pierre Perrault qui fut si important dans ma vie et dans ma manière de voir la réalité qui m’entourait.
Godbout y apprend tout du cinéma et y fera carrière, menant aussi une aventure d’écrivain qui fait sa marque. Il suffit de s’attarder à sa bibliographie et à sa filmographie pour comprendre l’importance de l’œuvre de ce touche-à-tout, de ce curieux qui ne se contente jamais d’évidences ou de formules ressassées à toutes les sauces.
Il militera pour un Québec laïque, fonde l’Union des écrivains du Québec avec quelques collègues en plus de s’occuper de certaines causes environnementales et de publier des ouvrages importants. Je me souviens de ma découverte de Salut Galarneau, un titre qui sonne pour moi comme un départ ou une arrivée, je ne sais trop. Je venais de m’installer à Montréal et de changer de siècle quand j’ai lu ce roman. Ce fut une épiphanie dans ma découverte de la littérature du Québec. Il dit l’avoir écrit pour faire contrepoids à la noirceur d’Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais. Ce roman, je l’ai souvent répété, a été un tournant dans ma vie. Étrange parce que les ouvrages de Blais et Godbout m’indiqueront la direction à prendre et une manière de faire si je voulais écrire. Une importance capitale pour le jeune campagnard que j’étais et qui arrivait en ville tout effarouché du monde.

QUÉBEC

Les mémoires de Godbout sont passionnantes à lire. Il nous fait revivre le réveil du Québec, cette Révolution tranquille qui a changé une société qui pataugeait dans la tradition, marquant surtout les femmes et les hommes de ma génération qui quittaient la campagne et découvraient la liberté de penser, d’agir, de vivre sans craindre les malédictions du curé.
Godbout croise René Lévesque, Gérard Pelletier et Jean-Guy Pilon, Gaston Miron et bien d’autres. Des cinéastes aussi qui inventeront le cinéma d’ici. Une véritable leçon d’histoire du Québec, de son évolution à travers un parcours qui passe par l’image et le mot. Ce que j’aime particulièrement, c’est ce regard sans complaisance sur la réalité du Québec, ses contradictions, ses espoirs, ses peurs et ses craintes. Son œuvre, qu’elle soit du côté du cinéma ou de la littérature, ne s’éloigne jamais du vécu de ses contemporains. Il questionne, dérange et s’est fait beaucoup d’ennemis qui n’ont pas été capables de voir l’ensemble de l’œuvre. Tout comme on bafoue Denys Arcand maintenant parce qu’il garde un certain recul et s’exerce à la lucidité. Les nouveaux curés autoproclamés n’aiment guère qu’on les bouscule.
Et il m’a rappelé des souvenirs en parlant de Réginald Martel et de son émission Book Club à Radio-Canada. Il animait cette émission avec le critique de La Presse et je crois que ce fut ma première présence à la radio. Ma vie d’écrivain débutait avec la parution de L’Octobre des Indiens. Ça s’était mal passé. J’avais eu le malheur d’écrire dans ma biographie à peu près inexistante que j’avais travaillé comme bûcheron. L’ineffable monsieur Réginald m’avait demandé de décrire ma tronçonneuse. Je lui avais rétorqué qu’il ne saurait comprendre une si belle mécanique. Ce fut le début d’une longue inimitié et il n’a jamais raté une occasion de se faire les griffes sur mes publications par la suite. Je pense que monsieur Réginald était fort rancunier.
À Té-Métropole, cela avait été pire encore. On m’avait demandé de participer à une émission en endossant mes habits de travailleur forestier. Le sensationnalisme ne date pas d’aujourd’hui. J’aurais dû faire comme Dany Laferrière et tout accepter. Je serais célèbre maintenant et peut-être à l’Académie française.
Un récit important d’un témoin d’une époque qui a fait basculer le Québec dans le monde contemporain. Un homme de valeur qui n’a jamais hésité à défendre ses idées. C’est ce que j’aime de Jacques Godbout. Un curieux qui pouvait faire un film avec quelqu’un qui ne partageait pas ses idées, mais qu’il pouvait écouter et contredire. Son regard sur les médias reste particulièrement percutant et d’actualité. Un homme de principes, d’idées comme je les aime. Un livre qu’il faudrait faire lire dans les cégeps pour savoir ce qui s’est vécu avant le téléphone intelligent, Facebook et Twitter. Un parcours exemplaire.


DE L’AVANTAGE D’ÊTRE NÉ, JACQUES GODBOUT est une publication des ÉDITIONS du BORÉAL.


https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/avantage-etre-2609.html