mercredi 26 mars 2008

«Mademoiselle Personne», un beau roman

Marie-Christine Bernard entrait en littérature en 2005 avec «Monsieur Julot». Ce récit où elle racontait sa lutte contre le cancer a remporté le prix Abitibi-Consolidated du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean.
L’auteure se permettait une incursion dans l’érotisme peu après sous le nom de Marie Navarre, avant de se tourner vers la littérature jeunesse. «Les Mésaventures de Grosspafine» raflait le prix Jovette-Bernier en 2007. Un ouvrage plein d’humour.
Et voici «Mademoiselle Personne», une histoire d’amour et de passion qui se situe quelque part en Gaspésie, au bord de la mer ou du fleuve qui a vu naître l‘auteure. Céleste a eu la polio enfant. Elle en garde une démarche «houleuse» qui attire les hommes comme les flammes les papillons. Elle flotte sur le monde, se montre sans partage et capable de tout pour vivre l‘amour. Trois hommes se brûleront en l‘approchant. Comme si une malédiction s’accrochait aux frémissements de sa robe blanche.

Tour de force

Les personnages de Marie-Christine Bernard donnent leur version des faits tour à tour. Une forme de déposition pour cerner une vérité fuyante, expliquer leur rôle dans une histoire de violence et de passions aveugles.
«Chaque personne a son histoire. Chaque histoire se déroule toute seule dans le temps, petit fil ondulant dans le vide sidéral. Parfois les fils se croisent et tissent un bout de trame. Puis ils repartent, chacun dans sa direction. Ainsi se tricote la grande toile de la vie. Fascinant, n’est-ce pas ? C’est à partir de cette idée que j’ai écrit tous mes romans. J’ai toujours en tête cette image de motif dans le tissu. Lignes, couleurs, textures.» (p.19)
La romancière emprunte la forme de l’oralité comme dans «Monsieur Julot». Julien, le dernier amant, Will le capitaine perdu en mer, Émile l’éternel prétendant et Céleste, qui termine le récit comme il se doit, apportent leurs tics et leur façon de dire. Surtout, ils présentent leur version d’une histoire qui sort de la banalité. Ce n’est pas sans rappeler «Les fous de Bassan» d’Anne Hébert où les personnages prenaient la parole pour faire découvrir une facette de l‘histoire.
Le défi est grand. Le lecteur emprunte plusieurs fois le même sentier et la narration doit coller au personnage. Un ton, une parole singulière doivent retenir le lecteur et lui donner envie de continuer. Un défi d’écriture que Marie-Christine Bernard relève magnifiquement. Le puzzle se complète et à chaque témoignage nous faisons un pas vers ce drame qui a brisé Céleste.

Mademoiselle Personne

Figure exceptionnelle que Céleste, une femme qui se rebaptise Mademoiselle Personne parce qu’elle n‘existe plus depuis que Will, son amant, est disparu en mer. Un personnage qui pourrait facilement envahir le grand écran. Il a toutes les caractéristiques pour séduire le lecteur comme le cinéphile.
Et quelle façon de renouveler le langage de l’amour et de la passion. On se surprend à revenir sur sa lecture pour savourer chaque mot de ces moments brûlants comme des tisons.
«L’ombre la suivait d’un pas, comme de raison. Mais je ne l’ai pas vue entrer à la suite de l’autre. Je ne voyais plus rien. Comme lorsqu’on pénètre dans une pièce un peu sombre après avoir passé l’après-midi dehors en plein soleil, au mois de janvier. Le mot, c’est ébloui. Mais ce n’est pas assez pour justifier ce qui s’est passé par la suite. En fait, j’étais brûlé. Les yeux brûlés jusqu’à l’âme. Et je n’avais pas encore vu ses yeux, à elle. Juste une esquisse d’elle, avec sa petite robe blanche et ses cheveux tout ébouriffés qui lui faisaient une auréole pailletée d’or. Son mouvement vif et langoureux à la fois. Sa fuite de petite bête furtive.» (p.120)
Le lecteur est envoûté par cette Céleste qui attend pendant toute une vie, face à la mer qu’elle insulte ou cajole selon les pulsions du jour. Comment ne pas songer à Noël Audet et «L’ombre de l’épervier», cet autre grand roman de la Gaspésie qui a donné une télésérie inoubliable. La présence amérindienne, comme un chant, accompagne Céleste et l‘enrobe de mystères, donne une dimension incantatoire et mythique à ce roman troublant.
Avec «Mademoiselle Personne», Marie-Christine Bernard s’impose comme une écrivaine importante pour notre plus grand bonheur.

«Mademoiselle Personne» de Marie-Christine Bernard est publié chez Hurtubise HMH.

jeudi 20 mars 2008

Zhimei Zhang est une véritable héroïne

Alexandre Soljenitsyne secouait le monde, en 1962, avec «Une journée d’Yvan Denissovitch». Peut-être le premier ouvrage à montrer le visage de la dictature communiste. Il devait continuer son travail de témoin dans «Le pavillon des cancéreux».
Paul Bussières, un écrivain originaire de Normandin, dans «Olympia de la Havanne» démonte la mécanique du régime cubain où l’individualisme s’efface devant un État collectiviste. Une société où la délation et les pires trahisons permettent de s’approcher du pouvoir.
Encore aujourd’hui on cherche ses mots devant un témoignage comme celui de Zhimei Zhang, une Chinoise qui a vécu le régime de Mao. Ces récits prouvent que l’homme «est parfaitement capable d’être le mal» comme l’écrit Marie-Christine Bernard dans «Mademoiselle Personne». Certains croient que la situation change en Chine avec les échanges commerciaux et les missions économiques. Pourtant, le pays reste un régime totalitaire où la dictature répète les mêmes horreurs. Demandez aux Tibétains!

Libération

Zhimei Zhang était enfant quand Mao a balayé la Chine avec son armée pour «libérer le pays». Le père de la jeune Zhimei, descendant de riches propriétaires, avait étudié au Japon et travaillé pour les envahisseurs, occupant des fonctions importantes dans une banque et au gouvernement. Aux yeux des communistes, il était un traître. La famille Zhang sera persécutée et le père réduit à balayer les rues. Les enfants sont hantés par le passé de la famille. Ils deviendront la cible de fanatiques qui succèdent aux fanatiques en s’imposant par la violence et les pires outrances.
«J’avais bien essayé d’entrer dans le moule, d’arrondir mes angles, de confesser mes pensées les plus secrètes, j’avais fait des choses qui allaient à l’encontre de ma conscience et de ma personnalité afin de démontrer ma loyauté au système. Qu’y avais-je donc gagné? J’étais malgré tout toujours une paria à l’intérieur de ma propre culture : une femme divorcée qui avait des amis étrangers et de mauvais antécédents familiaux. Je ne serais jamais acceptée et mes enfants seraient également stigmatisés. Il m’avait fallu vingt ans de ma vie pour comprendre cela.» (p.11)
Ce terrible étouffement Zhimei Zhang le raconte avec sobriété dans «Ma vie en rouge». Un combat de tous les instants, une crainte qui marque chaque geste et chaque parole. Dans un tel environnement, le père, la mère, les enfants, le mari peuvent devenir des témoins qui prouvent que vous êtes un traître.
«Un professeur d’anglais fut incarcéré parce qu’à la maternelle, son garçon de cinq ans avait été surpris à dire que l’ancien chef d’État Liu Shaoqi était une bonne personne. Il fut accusé d’avoir enseigné à dire cela à son fils. Un professeur de science politique fut écroué pour une note griffonnée dans un livre à propos du jeune Mao. Le texte disait que Mao était un lecteur vorace. Il avait ajouté dans la marge: «Moi aussi!» Il fut puni pour avoir osé se comparer au Grand Timonier.» (p.180)

Volonté

Il est assez étonnant de voir comment l’État chinois a réussi à mobiliser des hommes et des femmes dans des campagnes ineptes. Une façon de trouver des suspects ou d’identifier les têtes fortes? Les absurdités succèdent aux aberrations.
«Une campagne pour nettoyer les villes infestées de vermine devint une véritable passion nationale durant l’été 1958. Puisqu’elle était la capitale, on s’attendait à ce que Pékin fût un exemple pour le pays. «À bas les quatre nuisibles!» disait le slogan du jour. Les moineaux, les rats, les mouches et les moustiques m’aidèrent à naviguer vers le prochain test de loyauté demandé par le parti.» (p.94)
Interrogations, flagellations, déportations dans les campagnes, travail physique dans des conditions incroyables pour «se rééduquer» auprès de paysans qui n’y comprennent rien, ne la casseront pas. Malgré les pires sévices, Madame Zhang n’oublie jamais son désir de liberté et d’avoir une vie personnelle. Ce que le régime de Mao ne permet d’aucune façon.
À cinquante ans, elle a réussi à émigrer au Canada pour tout recommencer et se refaire une vie. Une femme exceptionnelle qu’il faut saluer pour son courage et sa vie de combattante.

«Ma vie en rouge» de Zhimei Zhang est publié chez VLB Éditeur
http://www.edvlb.com/zhimei-zhang/auteur/zhan1003

jeudi 6 mars 2008

Noah Richler ressasse ses rancunes

Selon l’essayiste Noah Richler, dans «Mon pays, c’est un roman», pour qu’un lieu existe, il faut des mots et des fictions pour en dessiner la carte.
«Un lieu n’est qu’un paysage jusqu’au jour où des récits lui donnent vie et lui confèrent son identité – ou, pour reprendre une expression dans le vent, sa psychogéographie. La somme des histoires consacrées à un paysage donné ou racontées à partir de celui-ci crée l’impression d’un lieu qui n’existe que dans l’imagination, mais fonctionne à la manière d’une carte, car les lieux sont aussi réels que les personnes, même s’ils sont sans voix.» (p.21)
Richler a enquêté à Iqaluit, Calgary, Saskatoon et Saint-John de Terre-Neuve, visité «les pays du Canada» pour rencontrer des écrivains, des autochtones, des migrants récemment arrivés ou les descendants des fondateurs qui cernent le pays en écrivant. Il tente de déterrer des mythes fondateurs, rôde autour des explorateurs Knud Rasmussen et John Franklin pour expliquer la pensée des Canadiens, leur manière de concevoir la réalité et de l’appréhender.
Les regards changent selon le lieu de naissance. Un Inuit ne pense pas l’univers comme Lisa Moore de Terre-Neuve ou Margaret Atwood. Des différences, mais aussi des constances.

Le Québec

Tout se gâte quand Noah Richler débarque à Trois-Pistoles pour rencontrer Victor-Lévy Beaulieu et ses sept chiens. Pourtant le romancier et l’essayiste partagent un même regard sur la société et le rôle de l’écrivain.
«Jacques Ferron, affirme VLB, a résumé la question du lieu en une phrase. Il a dit: «En écrivant, je dessine la géographie de mon pays.» Je trouve la formule fantastique. Ce que Ferron veut dire, c’est que pour la dessiner, il faut d’abord la connaître. Et pour connaître la géographie de son pays, il ne suffit pas de connaître son histoire. Il faut la vivre à travers les gens qui l’ont déjà vue.» (p.372)
Si de tels propos sont acceptables à Victoria, Winnipeg ou Vancouver, ce n’est plus le cas à Trois-Pistoles. Serait-ce que «les concepts» changent selon les régions du pays ou la langue qui les formule? Les oeillères de Noah Richler s’étirent alors.
Victor-Lévy Beaulieu, malgré ses provocations et ses outrances, demeure un écrivain totalement ancré dans sa société et préoccupé par son avenir. Richler le ridiculise, gauchit les propos des jeunes écrivains qui, visiblement, n’ont pas lu le patriarche de Trois-Pistoles. Guillaume Vigneault, Nadine Bismuth et Mauricio Segura semblent plutôt mal à l’aise devant l’insistance du Grand inquisiteur.
Richler ressasse des clichés sur le passé antisémite des Québécois, les propos de Victor-Lévy Beaulieu sur les jeunes écrivains ou Michel Tremblay et ses hésitations devant la nécessité de la souveraineté. Le fils Richler semble avoir mal digéré son enfance montréalaise.
«À cette époque-là, mon père, le romancier et essayiste Mordecai Richler, a été le seul artiste canadien ou presque à oser s’attaquer aux séparatistes et à leur vision étroite. Son combat pour une société plus démocratique et plus tolérante lui a valu des attaques brutales. À cette époque-là, le simple fait de commander un «espresso» plutôt qu’un «express » était interprété comme une provocation.» (p.376)
Il oublie de rappeler les injures et les comparaisons humiliantes que son père secouait pour peindre les Québécoises.

Dommage

Si l’avenir du Canada passe par le dialogue, il faudra d’autres interlocuteurs que Noah Richler pour inventer un débat. Et les souverainistes ne sont pas ces fanatiques qui puisent leurs idées dans les textes de Lénine. Ridicule, pour ne pas dire stupide.
Dommage! «Mon pays, c’est un roman» donne le goût de lire plusieurs romanciers moins connus par les Québécois. Les considérations de l’auteur sur le Québec et les indépendantistes gâchent cet essai remarquable. Encore une fois, on constate que les «deux solitudes» sont bien vivantes au Canada. Pourquoi des discours de tolérance valent pour l’ensemble du Canada, mais pas pour les Québécois qui ne partagent pas le rêve d’un pays qui hésite «d’un océan à l’autre».

«Mon pays, c’est un roman» de Noah Richler est paru aux Éditions du Boréal.   

jeudi 28 février 2008

Pierre Gariépy est un véritable magicien

Il est risqué de s’aventurer de nos jours dans une histoire d’amour, de tenter de rivaliser avec les figures mythiques que sont Roméo et Juliette, Tristan et Isolde, Donalda et Alexis. Nous sommes plutôt à l’ère des passions fugitives, des élans qui durent moins que le temps des lilas.

Pourtant Sergio Kokis a réussi des pages magnifiques dans «Les amants de l’Alfama» et «Négao et Doralice». Daniel Castillo Durante a réalisé l’exploit dans «La passion des nomades» et «Un café dans le Sud». Les deux ont créé des figures inoubliables. Et maintenant Pierre Gariépy arrive avec «Lomer Odyssée»!
Un jeune homme, un enfant presque, quitte sa famille pour devenir marin. Il refuse de descendre dans les ports pendant les escales. Il a le don des mots et écrit des lettres pour les membres de l’équipage. Une manière de dire l’amour, la souffrance et d’entretenir l’espoir.
Un soir de garde, il surprend une prostituée sur le quai. Elle a été battue. Sa vie bascule. Il devine qu’il ne pourra plus la quitter.
«Je ne saurais jamais son âge, mais en découvrant de près son visage dans la lueur de mon allumette, j’ai bien constaté qu’elle était vieille, tellement plus vieille que moi. Mais j’ai bien vu aussi, à la lueur de ses yeux, que cela n’avait aucune importance et n’en aurait jamais aucune entre nous. Nous yeux avaient le même âge, et c’est tout ce qui comptait après tout. Elle n’a pas dit merci. Elle m’a juste dit Viens. Et je l’ai suivie, comme un apôtre, Dieu.» (p.19)

La Gueuse

La passion pousse La Gueuse et Lomer l’un vers l’autre, comme les vagues de fond qui viennent se casser sur la plage. Ils vivent le présent, buvant et mangeant jusqu’à rouler sous la table. C’est l’exultation de tous les sens. Ils finissent par s’épouser et connaître une nuit à secouer les colonnes du ciel, à retarder la montée du soleil.
«J’ai plongé en elle. Ma Gueuse, c’était la mer, tant ses chairs pendaient, flasques et fluides, et moi, j’adorais. Spongieuse, qu’elle était. Toute molle, c’était parfait, alors qu’en dedans elle allait être toute dure, j’en étais sûr. Comme une vierge, j’allais bientôt pouvoir le confirmer. Mais pas encore ; personne n’était pressé. Pas moi. Pas elle.» (p.63)
On voudrait que cette histoire continue jusqu’à épuisement de la vie, mais dans un port, quand sa Vierge est prostituée et qu’on côtoie tous les truands, le pire doit arriver.

Le drame

Une vengeance sur un proxénète engendre la violence, le viol et la mort. La Gueuse est assassinée et Lomer emporte sa bien aimée au large, naviguant sur le père de sa bien-aimée, un géant que l’on a empaillé et qui sert de radeau. Pour joindre sa douleur aux chants des sirènes peut-être.
«Un géant momifié, comme un Christ, dans des flots de diesel, et moi sur lui qui ramais, avec mon ange affalée dessus nous. C’était plus qu’un radeau, beau-papa, c’était un paquebot tant il était grand et confortable, presque luxueux tellement il était familial. On s’était rendu loin à bord de son père, ma Gueuse et moi. J’allais, entre les flots, déposer son corps adoré, pour qu’elle remonte, mon grand Amour, vers le soleil un jour, vers moi qui l’attendrais tout le reste de ma pauvre vie qui n’en valait plus la peine, pour qu’elle me revienne, mon âme. Je l’attendais.» (p.98)
Une manière de sublimer l’horreur, d’inventer une véritable scène biblique qui transcende la tragédie. Pierre Gariépy plonge dans un mythe qui subjugue et fascine. Tout est possible dans un tel récit, même l’espoir d’un recommencement.

Une fable

«Lomer Odyssée» est porté par une écriture qui transcende la crasse, la misère, la violence, le sang et toutes les bassesses humaines. La passion et l’amour transfigurent tout dans une forme d’extase mystique. La cadence ne se casse jamais et le romancier nous tient en apnée, à la limite du possible et de l’imaginaire.
Un délice pour le lecteur qui aime qu’un livre ne soit pas qu’une simple histoire et qui aime plonger dans les situations les plus folles. Une magie que la littérature peut offrir. Pierre Gariépy est ce genre de magicien.

«Lomer Odyssée» de Pierre Gariépy est publié chez XYZ Éditeur.

mardi 19 février 2008

Peut-on abolir le temps et redessiner sa vie?

Si, pour la plupart des écrivains, la langue est une matière qu’il faut dompter, certains tentent d’en défaire les composantes pour inventer un autre langage. Ce rêve hante nombre de créateurs. Une tentative où plusieurs écrivains se sont brisé les dents, il faut le dire. Suivre les traces de James Joyce ou Victor-Lévy Beaulieu n’est certainement pas souhaitable. S’enfermer dans un jargon plus ou moins heureux fait oublier la fibre même de l’écriture. Un écrivain publie pour communiquer avec ses semblables et témoigner de sa société et de son époque. Il ne doit pas s’empêcher pour autant de s’aventurer dans des sentiers peu fréquentés ou d’en ouvrir de nouveaux.
En lisant l’incipit de «Sweet, Sweet China», j’ai pensé tout de suite à «L’Inquisitoriale» de Michaël La Chance.
«Moi, je suis la première personne de toutes les histoires», écrit la romancière Felicia Mihali. «Là où il y a quelque chose à raconter, moi, le Narrateur éternel, je crée le monde grâce à la grammaire, aux artifices de la conjugaison, de la déclinaison et des accords».
Michaël La Chance lui fait écho à sa manière : «Car, sitôt sur papier, un mot est déjà une phrase, un appel de celui que j’étais à celui que je serai, quel qu’il soit. Il m’a fallu ce détour pour aller à la rencontre de celui qui écrit ces mots aujourd’hui.»
Les auteurs engagent souvent des dialogues sans le savoir. Peut-être que le travail du chroniqueur consiste à les écouter et à les mettre en présence les uns des autres.

Le temps

Michaël La Chance, écrivain et professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi, tente de modifier notre regard sur la vie et notre façon de découper le temps. La poésie ne saurait être sans bousculer ce monde plus ou moins chaotique et incertain.
«Nous sommes encore, à notre insu, ce que nous avons été. Et aussi, à notre insu, nous sommes déjà ce que nous serons. Nos âges cohabitent, mais un empressement fiévreux nous fait étirer la vie comme ficelle, les brins cassés, effilochés, pour que nous ne ressemblions jamais à nous-mêmes sinon dans le resserrement factice de l’instant.» (p.13)
Contraction du moment pour inventer un présent autre. Pour y parvenir, La Chance retourne sur des lieux, évoque différentes époques de sa vie, des amours qui «revivent» par ce «souvenir activé». Il ramène ainsi le passé dans le présent comme un pêcheur qui ferre un poisson. Il abolit aussi le futur d’une certaine manière. Il n’y a de «vrai» que ces moments reconstitués.

Fragments

Michaël La Chance invente des artefacts qui ravivent une réalité avalée par les souvenirs. Il est aussi possible de s’approprier les textes des autres. «Je est aussi les autres» peut-on dire en triturant la formule de Rimbaud.
«Ma nymphe se fait un voile du frisson de l’onde. Je retire le voile et je me noie. Voilà ce qu’une telle beauté dit de la forme du monde, lorsqu’elle dit qu’en ce monde la beauté est possible. Je l’attends dorénavant dans les bras tordus des branches et aussi dans l’haleine des collines.» (p.33)
L’aventure de l’écriture devient alors une véritable quête qui tente de cerner la vie dans son essence. Des textes d’une beauté étrange s’imposent, de véritables moments de grâce. Une écriture qui se hisse souvent à des sommets, frôle parfois les aphorismes.
«Je marche sur la grève, retournant mes phrases, assurant mon pied sur les rochers. Le langage est un fauve fluide, un essaim de signes. Précipitant ses brisants contre l’aspérité du réel, il laisse l’écume blanche des mots sur nos lèvres.» (p.26)
Tout se fait et se défait chez Michaël La Chance. Comme le flux et le reflux de la vague qui réécrivent sans cesse le bord de la mer.
Un livre éclaté, exigeant, qui ramène inévitablement à soi, au rêve d’un récit reconstitué de sa vie. Lecture déroutante, envoûtante qui fait que l’on ravive des émotions lointaines, que l’on sollicite des souvenirs qui sont comme des nœuds que le temps ne peut dénouer. Il reste à les triturer, les magnifier ou encore, le plus simplement possible, les reconstituer par le langage.

«L’inquisitoriale» de Michaël La Chance est paru aux Éditions Triptyque.

jeudi 7 février 2008

Peut-on guérir la blessure de l’enfance?

Il n’est pas rare maintenant de voir des garçons et des filles défier les lois de la gravité sur une planche, des patins ou en s’élançant sur une bicyclette. Dans un coin discret d’un parc, casqués et bardés comme des gladiateurs, ils célèbrent l’audace en se moquant de l’attraction terrestre. «Les Rouleurs», un roman de Madeleine Monette, explore cet univers qui possède ses codes, ses rites et ses modes vestimentaires.
Cette histoire pourrait être celle de ces jeunes patineurs qui hantent les installations du Parc de la Rivière-aux-Sables, à Jonquière, des adolescents qui traînent dans le terminus d’autobus à Chicoutimi ou qui arpentent la rue Racine. De certains lieux de Québec, de Montréal et Paris.
Arièle, chanteuse, gagne sa vie dans les studios en faisant des voix pour des groupes peu connus. Elle est traumatisée par les spectateurs depuis sa première aventure sur une scène. Pourtant, elle a une voix qui plane dans des registres que peu de chanteuses osent aborder.
«Sa voix d’opéra, s’entend-elle dire encore, est tout aussi naturelle que de grandes mains. C’est une argile sculptée avant le moindre désir de sculpture, et elle éprouve à développer ses deux petits muscles autant de satisfaction qu’une athlète acharnée. Oui voilà, elle explore les registres extrêmes de sa voix avec une volonté de culturiste, elle fait de la musculation sans avoir envie de jamais déambuler en maillot de bain.» (p.22)
C’est peut-être ce qui l’attire vers ces jeunes qui donnent un spectacle à chaque jour. En plus, il y a une oreille qui lui fait perdre l’équilibre à tout moment et lui fait craindre de devoir cesser de chanter. Le symptôme physique peut-être de cette «peur» qu’elle surmonte à chaque fois qu’elle s’installe dans un studio.

Le petit Chalioux

Surgit le petit Chalioux qui oublie son sac dans le métro. La chanteuse le ramasse, tente de retracer ce garçon qui possède des dons pour le rap et la musique. Elle est fascinée par cet enfant sauvage qui hante la rue, pratique le patin avec opiniâtreté et sait devenir invisible pendant des jours. Une rencontre, un hasard qui bouscule sa vie.
«Arièle croit d’abord qu’ils l’ont oublié là, puis elle se convainc qu’il n’était pas des leurs. Avec son blouson de cuir d’homme qui lui fait une molle armure, aux larges poignets retroussés sur les jointures des doigts, son t-shirt d’un rouge délavé au col qui bâille, son collier fait de simples nœuds dans un cordon, ses ongles d’un noir de suie et son air écoeuré d’être en trop, il voyage en solitaire.» (p.16)

Marginaux

Madeleine Monette nous entraîne dans les parcs, les studios où Arièle peut se laisser aller sans craindre l’œil scrutateur du public. Il le faut pour s’installer dans la vie, exécuter une figure acrobatique, trouver une façon de terrasser les peurs et la douleur qui vous paralysent ou vous poussent vers la violence. Il y a toujours un nœud qui explique le comportement des adultes, semble dire Madeleine Monette.
«Quant à Arièle, elle semble vouloir chanter en compagnie de ses démons, sans essayer de les vaincre. Elle feint de s’en accommoder ou d’être à l’aise avec eux, se trompe-t-il ? Pour lui, cela ressemble à de la résignation. Soit qu’on montre ses limites du doigt, soit qu’on les maquille ou qu’on en fasse un tremplin, soit qu’on tâche de les repousser. Elle pourrait être une chanteuse formidable. Elle toucherait le ciel, si au moins elle souhaitait combler la distance qui la sépare des autres.» (p.389)

Quête

Depuis «Double suspect», un premier roman qui lui a permis de remporter le prix Robert-Cliche, Madeleine Monette s’intéresse aux hommes et aux femmes qui vivent ces manques qui vous suivent pendant toute une vie. Il suffit pourtant d’un regard ou d’un moment d’attention pour découvrir une autre direction. «Les Rouleurs» est un roman de frémissements, de longues reptations qui cernent cette blessure qui se cache dans l’enfance et qu’il faut empoigner un jour ou l’autre. Une littérature qui fait croire à la générosité et l’empathie des humains. Il le faut dans une époque où il n’est question que de compétitivité et de performances. La vraie vie est ailleurs, explique Madeleine Monette. Une écriture faite de petits points qui aspirent le lecteur et ne le relâchent plus.

«Les Rouleurs» de Madeleine Monette est paru chez Hurtubise HMH.

jeudi 31 janvier 2008

La Chine demeure une planète étrange

La Chine fascine depuis toujours. Un milliard de citoyens et plus qui vivent en marge du temps. Depuis quelques années, l’essor économique de la «nouvelle Chine» fait saliver les Occidentaux. Nos premiers ministres se transforment en commis voyageurs et partent en mission pour signer plein de contrats et d’ententes. Le Québec a fait cet exercice à plusieurs reprises.
Régulièrement, les médias annoncent aussi le congédiement de milliers de travailleurs. Raison: la production sera faite en Chine. Tout un secteur d’activités glisse imperceptiblement vers l’Asie, faisant revivre le mythe de la Conquête de l’Ouest de l’autre côté du Pacifique.
Felicia Mihali, romancière et journaliste d’origine roumaine, a enseigné le français à Beijing, à des Chinois qui voulaient immigrer au Canada. Elle raconte son périple dans «Sweet Sweet China», une forme de récit qui nous plonge dans l’univers de cette écrivaine originale.

Choc culturel

On ne débarque pas en Chine sans subir un choc. La langue bien sûr et cette écriture qui tient des arts visuels. Le dépaysement est total.
«Le premier contact avec cette ville est un heurt contre un mur de silence. Les gens ne me voient pas, et s’ils m’aperçoivent, je ne suis que l’étrangère dont ils n’ont pas besoin. Le sourire que j’adresse gracieusement à tout le monde est sans effet. Les Chinois sont sombres et indifférents.» (p.20)
«La chose la plus délicate de la cohabitation humaine, dit Augusta dans son cahier, est de t’asseoir devant ton semblable et de ne pas comprendre sa langue en sachant qu’il parle des mêmes choses que toi.» (p.96)
Malgré toute sa bonne volonté, Augusta communique peu avec ses étudiants qui se morfondent dans les méandres de la langue française.
«Elle se charge, avec enthousiasme, de refaçonner leurs cordes vocales, de leur faire distinguer le d du t et le p du b, de répéter à l’infini les verbes être et avoir, de corriger mille fois la prononciation de Je m’appelle, qu’ils prononcent invariablement Ze m’abel. Elle doit vaincre l’opposition de leur esprit logique, pour lequel le féminin et le masculin, le singulier et le pluriel n’ont aucune raison valable d’être séparés. À l’origine du monde, leurs ancêtres ont mis le Un qui se divisait en Mille, et le couple Yin-Yang n’a ni queue ni tête, ni commencement ni fin.» (p.33)
L’enseignante comprend vite qu’elle doit répéter une même leçon et préparer ses étudiants à cette entrevue avec un fonctionnaire de l’immigration québécoise qui terrorise tout le monde.

Survivre

Augusta pratique le rêve pour survivre, plonge dans une longue dérive qui n’est pas sans rappeler… le personnage du «Pays du fromage» qui vivait au lit, dans l’indifférence et l’absence pendant que tout s’effritait autour d’elle. Augusta tente d’établir des contacts mais le plus souvent, elle zappe devant la télévision et suit les aventures de Mei, la petite épouse du général Wu qui s’évade dans l’imaginaire et le temps pour échapper à son époux. Une belle manière de découvrir l’histoire de la Chine, les massacres des empereurs et des impératrices qui prenaient le pouvoir dans des violences inouïes.
Nous circulons dans la Chine d’hier et d’aujourd’hui sans vraiment saisir ce peuple dans son intimité. De quoi réfléchir devant les propos de ceux qui montrent la Chine comme le nouveau Klondike.
«Ce récent chapitre de la vie d’Augusta se clôt sur le constat que les différences des races sont trop grandes pour être annihilées. Les langues partageront toujours les êtres humains en des espèces bien différentes et cela peut rester comme ça, car ce n’est pas un idéal de renoncer à ce qu’on connaît le mieux.» (p.324)
Felicia Mihali s’attarde auprès de femmes et d’hommes travailleurs, peu confiants et hésitants, habités par des craintes qu’ils n’arrivent pas à secouer.
«Au bout de quelques jours de répétitions et d’explications, Augusta se sent aussi misérable qu’eux. Ils lui semblent tous si démunis et effrayés qu’ils lui font pitié.» (p.33)
 Un Chinois peut-il quitter «mentalement» son pays ? Ceux qui s’installent à l’étranger y arrivent difficilement même s’ils font tout pour l’oublier. Pensons à Ying Chen, la romancière, qui porte sa nationalité comme une malédiction. «Sweet, Sweet China» confirme que la Chine est une autre planète.

«Sweet, Sweet China» de Felicia Mihali est paru chez XYZ Éditeur. 
http://www.editionsxyz.com/auteur/45.html

jeudi 24 janvier 2008

Michel Marc Bouchard chez les universitaires

Michel Marc Bouchard est un dramaturge marquant du Québec contemporain. Ses pièces sont jouées partout dans le monde avec succès. «L’histoire de l’oie», «Les feluettes» et «Les muses orphelines» a aussi été adaptée au cinéma.
Un lien particulier unit ce dramaturge avec la région puisqu’il y installe souvent l’action de ses pièces. «Les Feluettes», un drame qui a lancé sa carrière, se situe à Roberval. «Les Muses orphelines» à Saint-Ludger-de-Milot. Citons «Le chemin des Passes-dangereuses», «Les porteurs d’eau» et «Le peintre des Madones» dont le drame secoue Saint-Cœur-de-Marie.
La revue «Voix et images» de l’Université du Québec à Montréal, avec la collaboration de quelques professeurs de l’Université du Québec, a consacré son numéro d’automne 2007 à cet écrivain. Une réflexion sur ses principales œuvres pour découvrir des problématiques qui marquent un travail imposant. Le tout est complété par une entrevue avec l’homme de théâtre et la publication d’un extrait de «Soirée bénéfice pour tous ceux qui ne seront pas là en l’an deux mille», un texte qui n’a pas encore été publié. Une bibliographie impressionnante complète le tout.

Caractéristiques

Comment caractériser l’oeuvre de Michel Marc Bouchard? Les collaborateurs tentent de répondre à cette question en se penchant sur la violence, l’enfance, la figure omniprésente du créateur et la mémoire qui portent cette dramaturgie.
«Le théâtre est conflit. Quel que soit le milieu, il suppose le plus souvent une approche conflictuelle », explique Michel Marc Bouchard en entrevue. «… le germe de plusieurs de mes œuvres, notamment du désir de Chrysippe de porter un enfant, des «Feluettes» où l’amour adolescent est réprimé, de l’enfance abandonnée des «Muses orphelines» à l’enfance trahie du «Voyage du couronnement», à l’enfance violentée de «L’histoire de l’oie». Cette récurrence de la violence envers l’enfant vient certainement d’une blessure, car il y a une blessure en moi. Mais je n’en parlerai jamais en public.»
Les études remontent à la mythologie grecque pour donner à Michel Marc Bouchard une dimension que le spectateur peut facilement occulter en se contentant d’assister  à une représentation. La figure du créateur trouve ses racines chez Platon tout comme la muse si importante dans l’univers bourchardien.
Comment la région du Lac-Saint-Jean arrive-t-elle à imprégner cette œuvre qui se démarque de celle de Larry Tremblay et de Daniel Danis? Il ose une explication dans l’entrevue.
«L’eau, c’est aussi les larmes, la naissance, la purification. C’est aussi le pays de rivières et de lacs d’où je viens. De l’eau donc dans son état sauvage: le lac Saint-Jean que la Comtesse appelle la Méditerranée dans «Les feluettes» ou encore la rivière dans «Les porteurs d’eau», mais aussi l’eau «domestiquée». L’eau, c’est aussi un symbole extrêmement catholique: le baptême, la purification.» (p.25)
Irriguée par la géographie de la région et l’histoire du Lac-Saint-Jean, nourrie de sa langue aussi qui ne craint pas de se frotter aux grands mythes fondateurs de la pensée occidentale, l’œuvre de Michel Marc Bouchard devient particulièrement originale et singulière.

Monde de conflits

Ces études nous font voir l’univers de Michel Marc Bouchard d’un autre œil. On comprend mieux les conflits du père et des fils, la violence qui passe par le meurtre et le sang, une forme de cérémonial ou de sacrifice qui n’est pas sans évoquer la mort du Christ, Jocaste, Œdipe et Pélops, ce beau jeune homme enlevé et violé par Laïos. Une rivalité que l’homosexualité du fils ne peut qu’aggraver.
«Dans mon théâtre, il y a souvent l’artefact du souvenir, la robe de la mère, par exemple dans «Les muses orphelines». Dans toutes mes pièces, il y a un moment sacrificiel qui évoque le conflit entre les hommes qui jouent leur destin et les dieux. Cet aspect cérémoniel, référentiel même, est essentiel à toute mon œuvre et c’est par là que celle-ci rejoint, me semble-t-il, l’essence même du théâtre, qui est rituel et sacrifice du corps de l’acteur.» (p.25)
Nous comprenons mieux après cette lecture pourquoi le théâtre de Michel Marc Bouchard est traduit et apprécié un peu partout dans le monde.

«Voix et images» automne 2007, numéro consacré à Michel Marc Bouchard.

jeudi 17 janvier 2008

Nelly Arcan et la dictature de l’image

Depuis l’avènement de la télévision, plus que jamais, nul n’est épargné pas la tyrannie de l’image. En politique, l’arrivée d’un jeune souriant et décontracté ébranle toutes les idées. Tous se précipitent! Les programmes politiques deviennent embarrassants, les convictions et les concepts surannés. Ceux qui questionnent le courant sont étiquetés «purs et durs». Il y a eu André Boisclair, il y a Barak Oubama. Qui sera le prochain?
Cette dictature touche particulièrement les femmes qui oeuvrent dans les médias. Elles doivent demeurer séduisantes, aguichantes, adolescentes et se moquer du vieillissement. Le mythe de l’éternelle jeunesse s’est réfugié dans les studios de la télévision et du cinéma. Dieu manipule une trousse de maquillage et des éclairages savants. Que dire des comédiennes et des chanteuses interchangeables? La grande tragédie de ce siècle se trouve peut-être dans cette vénération de la représentation qui avale tout, qui masque les pires inepties.
Nelly Arcan est arrivée de nulle part dans le monde de la littérature. «Putain» et «Folle», ses deux premiers romans, ont fait saliver. Jolie, un tantinet «sophistiquée», elle a su jouer avec son image et soulever les fantasmes. Que dire de cette photo dans «L’actualité» lors de la parution de «À ciel ouvert». L’écrivaine apparaissait en petite tenue, dans un lit… Un cliché assez surréaliste si on se réfère à son ouvrage qui questionne cette manière de faire. Mais Nelly Arcand n’en est pas à une première contradiction.

Guerre de l’image

Rose Dubois. On pense à Blanche Dubois, le personnage de Tennessee William qui attire les hommes comme les papillons dans «Un tramway nommé désir». Il y a une certaine parenté en ce qui concerne la sexualité et la séduction.
La Rose Dubois d’Arcan est née à Chicoutimi où il y a «sept femmes pour un homme». Une fable qui a la peau coriace. Rose travaille comme styliste de mode, dans un milieu où l’on vit et périt par l’image. Elle doit rester jeune coûte que coûte, faire fantasmer le plus longtemps possible en recourant à la chirurgie. Le corps, maintenant, la médecine peut le modeler selon les humeurs de la saison.

Frontières

Mais jusqu’où aller dans cette métamorphose du corps, cet enfermement des femmes dans un moule où la «signature du chirurgien» est perceptible? Femme reconstruite, remodelée jusque dans leur sexe.
«L’acharnement esthétique, soutenait Julie, recouvrait le corps d’un voile de contraintes tissé par des dépenses extraordinaires d’argent et de temps, d’espoirs et de désillusions toujours surmontées par de nouveaux produits, de nouvelles techniques, retouches, interventions, qui se déposaient sur le corps en couches superposées, jusqu’à l’occulter. C’était un voile à la fois transparent et mensonger qui niait une vérité physique qu’il prétendait pourtant exposer à tout vent, qui mettait à la place de la vraie peau une peau sans failles, étanche, inaltérable, une cage.» (p.99)
Illustration dramatique de certaines femmes qui cherchent à capter l’attention du mâle par tous les moyens. Une guerre qui ne peut que mal finir.
«Elle voyait dans Julie l’être idéal qu’elle n’était pas et qu’il lui aurait fallu être, face à Charles bien sûr mais aussi face aux autres hommes qui tendaient tous selon elle vers la Femelle Fondamentale, vers une sorte de modèle inscrit depuis le début des Temps dans leur sexe et vers lequel ils marchaient, patron à même ADN qu’ils suivaient de leurs érections, comme un seul homme.» (p.117)

Écriture

Si le questionnement de Nelly Arcan est fort pertinent, l’écriture gâche un peu la sauce.
«Charles regardait Julie toujours à son goût parce qu’il ne savait pas, à cause des poids échangés et de conseils donnés, à cause de l’échange officiel des prénoms, s’il devait la saluer. Julie regardait les grands pots de glaces et Charles regardait Julie, parce qu’elle était toujours à son goût, oui, mais surtout pour expédier le salut, pour remplir la tâche d’être poli.» (p.34)
Magnifique charabia! J’ai recommencé deux fois «À ciel ouvert» tellement ce salmigondis me hérissait. Les chapitres qui s’amorcent tous par une même description du ciel de Montréal et des nuages finissent par faire hausser les épaules.

«À ciel ouvert» de Nelly Arcan est paru aux Éditions du Seuil.

jeudi 10 janvier 2008

Voyage inoubliable au pays de la Côte-Nord

Jacques Cartier, après une longue traversée de l’Atlantique, a cru trouver «la terre que Dieu donna à Caïn» en longeant la Côte-Nord. Un anathème qui colla à cette région jusqu’à une époque récente.
À partir des années soixante, cet immense pays qui s’offre le fleuve Saint-Laurent comme parterre, le golfe et l’estuaire sur une longueur de 1300 kilomètres, avec des milliers de rivières, de lacs et de montagnes en arrière-scène, a été perçu autrement. On parlait d’une région qui saurait apprivoiser l’avenir. Des noms comme Sept-Îles, Port-Cartier, Schefferville et Baie-Comeau devenaient des synonymes de prospérité.
Un pays aux ambassadeurs exceptionnels. Gilles Vigneault a fait connaître Natashquan et ses habitants partout dans la francophonie. Florent Volant a montré l’âme amérindienne dans ses musiques et ses spectacles.

Dire son pays

« Il ne faut jamais laisser aux autres le soin de dire son pays» écrit Serge Bouchard en introduction du «Pays dans le pays». «Le risque est trop grand de subir le regard pressé du passant, de se voir dans un miroir déformant, à la limite de n’être plus que l’ombre de soi-même.» L’anthropologue a appris ce territoire en écoutant Mathieu Mestokosho, un Innu, un héros qui raconte sa vie de chasseur.
Les auteurs Francine Chicoine et Serge Jauvin ont arpenté le littoral qui masque l’arrière-pays, écouté les gens qui habitent ce coin de continent depuis des millénaires. Toujours en se laissant bercer par des paysages qui s’ouvrent sur l’infini, des oiseaux que soufflent la mer, des saisons découpées au compas, des forêts et des rivières que l’on a matées. Une terre marquée par les assauts des vents du large, le froid et les glaces qui bousculent les gestes et les entêtements des humains.
«C’est un pays où l’été s’installe au sud pendant que l’hiver perdure au nord, où fragilité du minuscule et force du grandiose rivalisent de beauté. On y passe des horizons lointains aux ciels dentelés par la tête des épinettes, des paysages marins à ceux de la taïga et de la toundra subarctique. Et toute cette lumière qui coule partout, qui vous imprime la nature au cœur ; puis soudain, ce brouillard qui s’abat sur un pan du décor, effaçant le contour des choses, vous immobilisant sur place.» (p.13)

Découverte

Il y a bien des manières de dire un pays. L’écrivaine et le photographe ont surveillé les oiseaux, la mer qui invente d’immenses fresques sur le sable, les épinettes qui cernent des montagnes pelées, des lacs d’un bleu métallique, des ciels buvant la lumière comme des aquarelles.
Le défi était de demeurer modeste devant ce territoire extravagant sans basculer dans la démesure ou les propos dithyrambiques. Francine Chicoine maîtrise une émotion qui affleure à chaque page et Serge Jauvin laisse parler des photos exceptionnelles, de véritables tableaux. On s’attarde devant un paysage, un arbre gravé sur le sable, un macareux moine qui prend son envol, un castor ou un plat de morue qui devient une nature morte. Les fleurs et les fruits sont des miracles de fragilité avec des noms comme des poèmes: chicouté, sarracénie pourpre, élyme des sables et aconit bicolore. Chacune des images est une histoire ou un voyage qui se renouvelle à chaque fois que l’on se penche sur cet album. «Le pays dans le pays» est un poème en photos et en textes.
Ode à la vie

Il est vrai que l’on a multiplié les beaux livres ces dernières années, faisant découvrir à peu près toutes les régions du Québec. Alain Dumas et Yves Ouellet l’ont fait avec le Saguenay-Lac-Saint-Jean et ils préparent une nouvelle édition. Il est rare pourtant que l’on atteigne l’émotion que l’on trouve dans le «Pays dans le pays». C’est plus qu’un beau livre, c’est une ode à la vie, à une terre aride mais généreuse, aux habitants de la Côte-Nord.
L’album est accompagné d’un CD qui présente les quatre saisons de ce pays exceptionnel.

«Le pays dans le pays» de Francine Chicoine et Serge Jauvin est paru aux Éditions David.

lundi 7 janvier 2008

Victor-Lévy Beaulieu transforme Blanche neige

Victor-Lévy Beaulieu souhaitait, sans doute, un peu de répit après sa monumentale somme portant sur James Joyce et le Québec. Quoi de mieux pour se reposer de l’écriture que de plonger dans l’écriture, laisser son imagination bondir sur «les grandes feuilles de notaire» et suivre les méandres d’un conte qui a marqué tous les enfants du monde, «Blanche neige et les sept nains».
La plus belle des princesses devient une grande échalote mince comme un fil avec des cheveux crépus comme la laine d’un petit mouton noir. Son père, conducteur d’un vieux camion Purolator, a ramené Neigenoire du Costa Rica où sa mère est décédée. Le conteur ne s’attarde pas aux amours lointaines du père et des voyages de ce dernier quand il en a assez des bancs de neige.
Et il y a une vieille fille «mal lavée, mal essuyée et mal repassée». Un peu fêlée du chaudron et entraînée par la veine noire de sa destinée, tante Gertrude tricote des tuques à s’en user les pouces. Laide à faire des remèdes, elle garde la petite orpheline de temps en temps, prend un malin plaisir à la contrarier pour ne pas dire autre chose.
La trame de cette histoire nous entraîne au bout d’un rang de Squatec où tout arrive, même le bonheur et le triomphe de la vertu. VLB sait s’adoucir quand son stylo-feutre s’abandonne aux réminiscences de l’enfance.
Un jour donc, alors que le père doit livrer «des messages secrets pour tous ceux que ça pressait d’envoyer quelque chose à un parent, à un ami, à une compagnie avec ou sans numéro de ce bord du monde ou au-delà du miroir où c’est que l’eau est salée et polluée par du pétrole en combustion lente», Neigenoire passe la journée chez cette tante malcommode.
L’obsédée de la maille à l’endroit et à l’envers qui a «l’air d’un clou à tête carrée tellement elle était maigre, avec une face que le nez prenait toute la place et un front si étroit qu’il n’y avait presque pas d’espace entre les cheveux et les sourcils» force l’enfant à tricoter les fameuses tuques qui s’accumulent jusqu’au plafond de sa maison quand elle aimerait mieux dessiner. On a vu des tortures plus raffinées dans Aurore notre enfant prophète et martyre.
Jalouse de la beauté de Neigenoire, tante Gertrude réussit à lui voler son image grâce à la magie d’un miroir. Elle s’accapare les traits de la petite noiraude en forme d’asperge et vice-versa.

Les sept chiens

Neigenoire prend la fuite dans la forêt et, après avoir avalé une poignée de framboises de Squatec qui lui brûle la langue et la bouche, elle bascule dans un trou noir. On pourrait retrouver Lewis Carroll et le lapin d’Alice, mais notre VLB a plus d’une malice dans sa barbe.
La fillette reprend conscience au fond d’une caverne, entourée par sept chiens. Bonhomme et Maman Micropuce ont mis au monde une famille de chiots qui protègent l’enfant éclopé. Snoopy, Fifille, Bidou-Laloge, Sainte-Lucie et Numéro Deux deviennent des complices.
Comme il se doit, la fillette guérira avec l’aide de ses nouveaux amis qui en savent long sur la méchanceté de cette race de monde et leurs habitudes. Ils parviendront même à redonner à Neigenoire sa beauté tout en punissant la méchante Gertrude dans un feu digne de l’enfer qui emporte les tuques de laine. Comme quoi la morale est sauve et la méchante punie.

Plaisir

Un plaisir que l’on peut partager avec les enfants même si l’écrivain de Trois-Pistoles ne peut s’empêcher d’y aller de quelques irrévérences. Un conte qui tient surtout par l’écriture particulière de Victor-Lévy Beaulieu, sans les excès qui sont si coutumiers dans ses romans. Les illustrations de Mylène Henry sont d’une justesse et d’une beauté qui rendent magnifiquement cet univers. Une véritable surprise à chaque page, des petites trouvailles, des clins d’œil à l’actualité et un humour singulier tissent ce petit bijou d’édition qui joue avec les couleurs et bien d’autres astuces. Oui, dans l’art du conte, tout est possible, même d’adoucir notre VLB.

«Neigenoire et les sept chiens» de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles.

jeudi 3 janvier 2008

Les écrits journalistiques de Gabrielle Roy fascinent

Gabrielle Roy, la romancière, a été journaliste après son retour d’Europe où elle a étudié le théâtre. On l’oublie souvent. Une rare femme à exercer ce métier à l’époque. Elle aimait les découvertes, les vastes espaces, les hommes et les femmes qui luttent pour se faire une vie.
Les «Cahiers Gabrielle Roy», petit à petit, rééditent l’ensemble de l’œuvre écrite de cette romancière décédée en 1983. «Heureux les nomades» est constitué de vingt-huit reportages regroupés sous cinq thèmes: Montréal, Gaspésie et Côte-Nord, l’Abitibi, l’Ouest canadien et plusieurs aspects du Québec. La plupart de ces textes sont parus dans le «Bulletin des agriculteurs» entre 1940 et 1945.
D’autres reportages ont été remaniés par l’écrivaine dans «Fragiles lumières de la terre» paru en 1978.

L’œuvre du temps

La journaliste nous entraîne en Gaspésie au milieu des pêcheurs, permet de s’embarquer aux îles de la Madeleine avec une centaine de colons qui migrent vers l’Abitibi. Gabrielle Roy aime ces humbles qui n’ont que leurs bras pour triompher des pires difficultés: des maraîchers, des défricheurs, des constructeurs de bateaux, des bûcherons et des draveurs. Des portraits d’hommes et de femmes qui ont bâti le Québec avec une énergie inépuisable. L’ensemble de ces articles prend aussi une belle valeur ethnologique avec un recul de plus de soixante ans.
Ces portraits des Innus et de Clark City, une ville de compagnie de la Côte-Nord, sont saisissants. Une situation qui n’est pas sans rappeler les débuts du Saguenay avec Price qui contrôlait parfaitement la vie de ses travailleurs.
«La vie à Clarke City s’organise pour braver l’ennui; pavillon de danse, bowling, cinéma. Des logis convenables, une hygiène satisfaisante, l’électricité. La compagnie Gulf Pulp & Paper donne aux cultivateurs tout le confort matériel. Elle défend habilement de la misère une population qui n’aurait probablement pas d’autre choix que d’émigrer si, du jour au lendemain, les directeurs devaient fermer l’établissement. Elle a élevé le niveau de la vie dans tout le voisinage. On peut dire aussi que, jusqu’à un certain point, elle a étouffé l’initiative privée.» (p.131)
Des propos qui ont dû choquer, lors de leur parution. Gabrielle Roy se permet des réflexions et des commentaires qui passeraient mal de nos jours.
«Et l’espoir reste ardent comme un rayon des soleils d’été dans l’enchevêtrement de leurs jours. Qui ne puiserait une éternelle confiance dans la lutte quotidienne avec la terre? Non, la misère de l’Abitibi n’est point d’ordre matériel, mais moral. Elle provient de l’isolement, de la méfiance, de la désunion ; elle provient de ce chancre hideux : l’envie. Je voudrais dire aux colons: oubliez vos petites rancunes; unissez-vous; entraidez-vous!» (p.125)

Saguenay

Gabrielle Roy s’est attardée au Saguenay et au Lac-Saint-Jean en 1944. Ce n’est peut-être pas le plus percutant de ses textes, mais elle a saisi rapidement une situation économique qui demeure d’actualité.
«La prospérité lui vient d’avoir su attirer de nombreuses et remarquables entreprises privées, la plupart d’origine étrangère ; cela accuse aussi sa dépendance économique. Il bénéficie de ses ressources plutôt qu’il n’en dirige l’exploitation; il est aujourd’hui dans le bien-être, très industrialisé, mais il n’a pas la gérance de ses biens.» (p.299)
Des propos que Marc-Urbain Proulx pourrait reprendre.
Madame Roy crée une véritable fresque de son époque. Elle est fascinante quand elle s’attarde devant un lac, une pluie qui balaie la forêt ou une première neige qui barbouille les épinettes. Sa description du marché Bonsecours à Montréal est pure magie. On se croirait dans les plus belles pages de Zola. Une écriture d’une précision admirable qui n’a pas pris une ride depuis sa parution. Une lecture qui permet aussi de deviner la romancière de «Bonheur d’occasion» ou de «La petite poule d’eau». Comme quoi le journalisme peut être un art quand il est pratiqué par des hommes et des femmes de talent. Il peut déjouer les limites du temps et garder sa pertinence et son acuité. Pour Gabrielle Roy, écrire un reportage journalistique, c’était aussi faire œuvre littéraire.

«Heureux les nomades et autres reportages» de Gabrielle Roy est publié aux Éditions du Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/gabrielle-roy-736.html