jeudi 15 décembre 2005

Brisebois questionne et dérange le lecteur


Patrice Brisebois signe un quatrième ouvrage en cinq ans. Isidore Malenfant, le narrateur, est écrivain. Dans ce patronyme, il y a «mal» et «enfant». La source première du mal réside peut-être dans l’enfance si souvent explorée dans les terrains d’écriture.
Isidore a publié deux livres mais écrire reste un acte de dernier recours et de désespérance. Comme le suicide, le geste ultime. «J’attends jusqu’à la dernière minute», écrit-il. Un travail qu’il m’éprise plus ou moins. À la dérive comme un écrivain écarté entre deux livres, Malenfant se partage entre Marylin et July, son ancienne compagne qu’il croise de temps en temps pour des ébats corporels.
Le personnage de Brisebois dérape en ne réussissant jamais à s’accrocher. Il se soûle avec des amis, baise ici et là, s’enfonce tout autant dans sa fiction qui s’étiole que dans ses journées dont il perd le contrôle. L’écriture et sa propre vie s’entremêlent en une danse plutôt étrange. Il tourne, poursuivit par la voix de sa petite sœur Jane morte alors qu’elle était fillette. La vie se déroule à l’envers, le texte s’effiloche sur la page, laisse de grands trous qui aspirent tout. Comme si l’écrit était à la fois sujet et objet. Le roman en chantier basculant dans le récit et vice versa.

Un tout

Tout finit par s’amalgamer, l’enfance, la petite Jane qui impose sa présence, la vie présente et les amours de chat de ruelle. Il est avalé par ce temps où il était un petit garçon égaré entre un père qui «arrangeait» les cadavres et une mère qui se débattait dans sa folie.
«Quand j’étais petit, je passais mon temps à jouer avec le feu, à faire brûler les manches de mes chandails pour voir ce que ça ferait. Je ne prends pas au sérieux ma propre vie car je ne crois pas à ma propre mort. Je dirais bien que la vie et la mort sont rarement propres mais on m’accuserait de faire de l’esprit, ce qui n’est pas mon intention. C’est avec ça que je vis et que je grandis, l’esprit, et je veux garder ça que pour moi.» (p.27)
Une vie impossible, une vie rognée dès les premiers élans malgré l’amitié d’une jeune anglophone qui l’aide à refaire surface. Une vie de fantasmes et de violences où le réel et l’imaginaire s’attaquent. Comme si les époques d’Isidore s’affrontaient en lui et le déchiraient. Tout autant aspiré par la mort, le suicide que par la création qui peut aussi devenir une forme d’anéantissement.
Tout écrivain qu’il soit, Malenfant n’arrive pas à s’inventer un espace où la vie est supportable.
Un livre dur, un chant désespérant, un souffle puissant. Brisebois s’y révèle certainement l’un des bons élèves de ces «maîtres de désespoir» dont parle Nancy Huston dans son dernier ouvrage.
«Je vais vivre avec Marie-Jane. On va se marier à minuit un soir de pleine lune. On va faire des bébés pour qu’ils deviennent nos esclaves sexuels. Ils resteront enfermés jour et nuit, dans une cave sombre et humide, pour toujours. On va installer des pièges cruels devant notre demeure hantée. Elle va peindre des paysages cauchemardesques. Je vais continuer à écrire comme j’ai toujours écrit : à contrecœur et sans espoir. On ne va jamais mourir, nous sommes des vampires, des spectres, des banshees. Des enfants morts dans leur chair d’adultes. Et personne n’entendra notre chant.» (p.133)
Marie-Jane? Une femme où l’herbe que l’on connaît? Ou encore la petite sœur en allée? Et il y a également cette Marie-Jane rencontrée un soir de beuverie et d’orgie… Rien n’est simple chez Brisebois.
Voilà un écrivain sans pitié pour le lecteur. Il nous laisse, après une centaine de pages, dans un état d’hébétude, des nœuds plein la gorge.

«Chant pour enfants morts» de Patrick Brisebois est paru aux Éditions de l’Effet pourpre.

Quand la passion emporte tout

Voici un livre lumineux de par le sujet, les décors et l’écriture. Pan Bouyoucas nous entraîne dans l’île de Léros, en Grèce. Une religieuse, une vie de réclusion sur une montagne, tout près des racines du ciel. Elle accueille une postulante qui vient la surveiller. Une jeune nonne pleine d’idéalisme et d’intransigeance. Nicoletta, la sœur, a vécu dans le monde et s’intéresse à plein de choses malgré sa vie en marge des hommes et des femmes. Surtout qu’elle s’arrange plutôt bien avec les dogmes et les principes de l’Église. La jeune et la plus âgée s’installent dans la routine, hésitent entre les travaux et la contemplation d’une nature qui subjugue et écrase. Elles vivent au sommet de l’univers, à l’abri des passions et des turpitudes... Ce serait trop facile! Arrive un diacre, un peintre amoureux d’Anna dans une autre vie. Sœur Véroniki en religion s’appelait Anna autrefois. Voilà pour la compréhension.
Un être de feu que ce diacre, de passion, capable de boire toute la nuit et de se précipiter en bas des montagnes par amour. Il peint des icônes qui prendront peu à peu le visage de Nicoletta et d’Anna qui magnétise le regard des hommes.
«Car elle avait un visage racé aux traits si beaux qu’on oubliait, lorsqu’on la regardait, sa robe noire, emblème de sa solitude et de sa chasteté, et on se mettait à deviner le corps modelé en statue qu’elle devait cacher.» (p.17)

Triangle

Les trois côtés du triangle se replient et la passion pousse à la trahison et à l’aveuglement. Amours charnels mais aussi questionnement sur l’art et la peinture, la foi et les croyances. Des êtres broyés par un univers trop grand, un pays qui devient tout aussi important que les personnages. Le côté sombre de la nuit, les peurs, les refoulements se dressent devant la lumière aveuglante du jour, la chaleur qui écrase comme si le ciel devenait une grande main qui aplatit tout.
«Le soleil montait devant lui dans un ciel limpide. L’air sentait le thym, quelques cigales sciaient déjà l’air dans le feuillage des arbres, des insectes bourdonnaient, affamés, autour des fleurs. L’île entière, baignée dans la lumière douce du matin, semblait chanter la joie de vivre et rien ne laissait prévoir la visite agitée qui allait suivre, même s’il était un peu écœuré de devoir refaire une expérience dont il connaissait d’avance les résultats.»  (p.35)
Un roman d’atmosphères, une écriture ciselée et particulièrement maîtrisée. Le lecteur progresse dans ces pages comme s’il bondissait d’un petit tableau à un autre.
«Il lui restait une consolation : des trois personnes que le destin avait amenées à se croiser un jour dans cette forteresse, elle avait reçu le plus grand châtiment.» (p.107)
Pan Bouyoucas a écrit là un roman sans bavure. C’est peu dire. Pourquoi Anna? Il faudra lire.

«Anna pourquoi» de Pan Bouyoucas est paru aux Éditions Les Allusifs.

Le quotidien peut devenir un enfer


Christiane Lahaie, dans une suite de chants ou d’élégies, plonge au coeur de la désespérance et de la souffrance.
Il fait nuit de lune, nuit de froidure dans la chambre. L’homme dort et la femme veille. Des carrés lumineux glissent sur le mur, au pied du lit. Le chat Dali explore l’appartement pendant qu’elle tente de démêler le fil de sa vie. Elle a aimé, aime peut-être encore, l’homme qui s’abandonne au sommeil. Elle souhaite l’aube, l’heure du geste. Immobile, effarouchée, la narratrice défait les noeuds de cet amour impossible.
«J’aimerais croire que la nuit est douce. Que le chat est heureux, blotti contre mon ventre. Je ne devrais pas chercher à me souvenir de ça. Je devrais dormir, mais je n’y arrive pas. Je n’y arrive plus très souvent, d’ailleurs. On dirait que je suis aux aguets. Que la peur me tient dans un état de demi-sommeil. Je suis prête à bondir à la moindre alerte. Tout à l’heure, tu as levé le bras pour prendre la salière. J’ai tout de suite couvert mon visage. Un réflexe. Tu m’as bien domptée. Ça t’a troublé ; je l’ai vu dans tes yeux. Comme si tu ne savais pas d’où ça pouvait bien provenir.» (p.69)
Préparez-vous à des scènes d’une violence intolérable. Pourtant, la narratrice étudie et fréquente l’université. Pourquoi tolérer un homme qui accuse le monde entier pour ses échecs et ses dérapages? Comment une telle soumission est-elle encore possible de nos jours?

Efficacité

Christiane Lahaie, en peu de mots, décrit la peur, les drames que l’on masque dans les colonnes des statistiques ou sous la rubrique des faits-divers journalistiques.
Des textes courts, écrits avec un scalpel, qui percent peu à peu le silence. Comme si la narratrice se penchait sur des photographies pour raconter sa descente aux enfers. Une alternance du «tu» accusateur et du «il» le plus neutre pour chasser l’émotivité.
Un récit pathétique qui traduit l’indécision de la narratrice et le courage dont elle fait preuve pour s’évader. Une écriture efficace qui colle à ces textes minimalistes. Il le fallait pour faire ressentir ce climat tout à fait intenable.

«Chants pour une lune qui dort» de Christiane Lahaie est paru aux Éditions Trois.

mercredi 14 décembre 2005

Quels mots vous révèlent et vous hantent?


Il n’y a pas de hasard. Certains mots vous traquent et créent des brèches dans les fortifications que l’écriture dresse autour de soi.
L’abécédaire peut s’avérer un exercice périlleux. Vingt-six mots suffisent-ils à dresser un portrait juste de soi ? Denise Desautels, à partir de chaque lettre de l’alphabet, a isolé un mot pour plonger dans ses hantises et la source de son écriture. Elle s’y abandonne avec une franchise et une honnêteté désarmantes. Une puissance égale à «Ce fauve, le Bonheur» qu’elle livrait en 1998.
«Après, bibliothèque, chat, écrire, journal, père» s’imposent. Une liste d’apparence anodine qui entraîne le lecteur dans l’univers de cette poétesse et écrivaine. Des événements qui laissent sans volonté, une difficulté à écrire cet «après». L’auteure s’arrache à peine à la mort de sa mère. Le monde est dévasté et elle doit réapprendre à posséder le jour.
«Mai 2002. J’écris après. Après la disparition de ma mère et de Lou, deux femmes ayant servi de modèles à deux autres, fictives, qui se relaient auprès de l’enfant, ma semblable, ma sœur, la narratrice de Ce fauve, le Bonheur. Après la parution de l’étrange trilogies : Cimetières : la vague muette, Tombeau de Lou et Pendant la mort. Après septembre, le 11, et ce qu’il y a devant, ce qu’il y a derrière, de souffrant, d’irrésolu, d’aveugle.» (p.7)

La mort

Denise Desautels interpelle ses morts, ceux qui ont menacé sa vie. Le père décédé quand elle était enfant, sa mère, des proches, des disparitions qui sont venues la hanter pour ne plus la quitter. Une présence que l’écriture a su garder à distance mais en exigeant une attention de tous les instants.
«J’écris dans une solitude privée d’ajournement. Traquée par cette insignifiance de l’après qui repousse loin la moindre prétention. Quoi qu’en pense l’autre, qui ne grandira jamais, je refuse de prendre le chemin creux où le sable bouge et nous enfonce. Or, dans ce silence qui précède l’aurore, certains mots ont l’air de petits tyrans.» (p.11)

Un livre touchant où elle ramène des réflexions puisées dans ses nombreux livres et ses lectures. Des textes d’une densité remarquable. Comme si Denise Desautels s’éloignait de sa poésie dans «Ce désir toujours» pour mieux la palper. Comme elle scrute une sculpture, recule devant une toile pour mieux la «voir». Denise Desautels cisèle chaque phrase avec une rigueur d’orfèvre.

«Ce désir toujours» de Denise Désautels est paru aux Éditions Leméac.

L'aventure s'invite dans les ruelles de Montréal

Les ruelles, ces apparences de rues qui se faufilent entre les maisons de la ville, ces ouvertures qui permettent de plonger dans l’intimité des quartiers, d’y surprendre l’envers du décor, la vie de tous les jours, celle que l’on dissimule aux regards. Juste le titre de ce récit constitue une énigme. André Carpentier s’est fait rôdeur, marcheur et arpenteur pour sentir, voir et découvrir ce que les façades des grandes artères de Montréal masquent.
L’écrivain passe et repasse, noircit des carnets, surveille à gauche et à droite, vole des bouts de phrase, des appels, des mots qui se transforment en énigmes.
Carpentier a toujours eu un faible pour les récits intimes, les réflexions qui surgissent quand on s’exile dans ces pays où les balises s’estompent ou, plus simplement, quand on se colle au familier avec tous les sens en éveil.
Le marcheur a sillonné les ruelles de Montréal en toutes saisons. Les ruelles de son enfance où il a inventé des châteaux et ressenti les premiers émois de l'adolescence. Il y a trouvé le printemps, l'été, l'automne et l'hiver, la neige, qui étouffe les ruelles et les transforme en bouts de campagne.

Intimité

S’aventurer dans les ruelles de Montréal, c'est surprendre un couple dans la fragilité de sa galerie ou une adolescente dans son mal-être. Les hommes et les femmes y dissimulent leurs extravagances, leur simplicité et leurs rêves.
«Dans les cours, il y a tout autant à voir: un bricoleur dans son garage qui recense ses outils, une femme au sourire de directrice des ventes qui passe son pouce sur une vaisselle ébréchée, un proprio qui cherche des fissures dans ses fondations, une gamine dans son maillot de cycliste en lycra stretch qui fait ses gammes au saxophone, une vieille qui, de sa main fragile, écarte les rayures de rideaux, un grand-père qui rapetisse, une grand-mère qui cède son autorité, un travailleur de nuit réveillé par l'effraction de la ruelle, qui peste contre la marche forcée au travail...  ... Un après-midi dans son cantique, quoi!» (p.35)
Jeunes, femmes seules, vieillards cloués sur une chaise comme un chat fatigué ou des adolescents qui foncent en bombant le torse. Beau temps mauvais temps, Carpentier hante des lieux, circule en amont et en aval, surprend les bonheurs de la lumière sur les murs de briques, des musiciens qui s’inventent une scène au fond d’un garage et des bricoleurs qui pourraient échafauder des cathédrales.

Les dangers

La ruelle a ses règles, ses habitués et ne s’y aventure pas qui veut. Carpentier devra s'expliquer avec les policiers. Situation embarrassante, amusante ou des moments plus inquiétants quand il fait face à des bandes agressives. Si certaines ruelles sont avenantes et bucoliques, d'autres se transforment en jungle. C'est le propre du flâneur que d’avoir les réflexes aiguisés et de savoir flairer le danger.
André Carpentier reprend sans cesse des croquis, élabore une sorte de palimpseste où la ruelle se livre dans toutes ses beautés.
«Des couleurs vives égayent le ciel de criardes rayures, ce sont des cerfs-volants qui se croisent et se frôlent et laissent échapper des flap-flap. Des ficelles à peine perceptibles les relient à des têtes de gamins aux regards parsemés d’étoiles, des gamins engagés à grandir sous l’effet des vents qui les tirent vers le ciel, eux qui veulent rester cloués au sol de l’enfance. Une femme des rues et des ruelles, perdue dans son délire, esquisse un temps un sourire béat devant ce spectacle, mais aussitôt rattrapée par une rage de fond, se reprend et fulmine contre ces méchants poteaux et fils électriques qui cherchent à attraper ces formes colorées qu’on dirait libres tant elles virevoltent, et elle crie et elle hurle et elle effarouche les enfants.» (p.123)
Un récit qui se savoure à petites gorgées et qu'on explore le sourire aux lèvres. Une belle façon de vivre l’aventure chez soi, de peindre la ville avec d’autres couleurs. Ça sent le B.B.Q, les sacs de poubelle éventrés, mais c'est formidablement humain. De quoi étonner et donner envie de partir, un matin de septembre, pour se perdre dans les sortilèges d’une ruelle.

«Ruelles, jours ouvrables» d’André Carpentier est paru aux Éditions du Boréal.