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samedi 5 septembre 2015

Sergio Kokis redécouvre son corps par la marche

Une version de cette chronique
est parue dans Lettres québécoises,
numéro 159.


Beaucoup d’écrivains ont été des marcheurs. Henry David Thoreau, Walt Whitman et Frédéric Nietzsche étaient de ceux qui allaient un peu partout, de préférence loin des bruits de la ville, pour noter leurs réflexions, s’attarder dans un boisé et n’entendre que le froissement de leurs pensées. Comme si l’acte d’écrire devenait physique et qu’il fallait bouger pour suivre la course des mots. Pour ceux qui écrivent encore sur le papier, bien sûr. Qui le fait maintenant ? Victor-Lévy Beaulieu utilise de grandes feuilles de notaire et je ne sais pas pour Sergio Kokis. Quant à moi, je vais entre ces formes d’écriture. Écrire à la main reste un plaisir. Tout cela pour dire que Sergio Kokis vient de découvrir la randonnée pédestre. Il voulait bouger et se prouver qu’il était encore capable de certains efforts.

Au moment où sa compagne quitte le travail pour retrouver toutes les dimensions de ses journées, Sergio Kokis, qui a toujours été sédentaire, projette d’emprunter les chemins de Compostelle. Tout un défi pour celui qui a pratiqué un peu le sport dans sa jeunesse, mais qui se contente maintenant de pourchasser les mots et de passer des heures devant ses grandes toiles pour trouver peut-être la lueur qui fait que nous sommes des vivants. Ces tableaux angoissants qui nous placent toujours dans une sorte de malaise face à des hommes et des femmes qui respirent à la limite du possible et du tolérable.

L’idée de tout laisser en arrière  pour deux ou trois mois, avec un simple sac à dos, m’a séduit d’une étrange façon. Cela allait à merveille avec la fin de l’exercice littéraire que je venais de boucler. Tout comme si, à mon tour, j’avais aussi besoin de me dépouiller d’une vieille peau encombrante. (p.16)

Marcher en ville est peut-être le pire des supplices, surtout dans une banlieue, par des vents ou des pluies qui donnent envie de s’encabaner pour toute une saison. Bouger, retrouver des muscles ignorés toute sa vie, marcher, calculer des distances, trouver un certain plaisir à n’être qu’un mouvement. Il faut s’entraîner avant de vivre la marche.

SOUFFRANCE

Et arrive le grand départ pour l’Europe. Sergio Kokis traîne la patte, arrive tant bien que mal à suivre sa compagne qui semble flotter sur les chemins de montagne. Notre écrivain complète les étapes de peine et de misère. L’expérience devient un supplice et il est facile d’imaginer que plus jamais Kokis ne s’aventurera sur les routes. Le dos ne veut pas suivre, un nerf qui fait de chaque pas le triomphe de la volonté.

C’est la première fois de ma vie qu’une douleur de cette intensité s’oppose à ma volonté. Elle n’a rien à voir avec les fractures osseuses de ma jeunesse, ni avec mes accidents d’escalade ou les coups de poing reçus dans les bagarres. Cette douleur tend à s’opposer au plaisir exquis de la marche que je viens à peine de découvrir, tandis que mes inconforts du passé n’ont jamais été de taille à me paralyser dans mes désirs. (p.54)

Nous avons souvent imaginé, Danielle et moi, partir sur les routes de Compostelle pour flâner, écrire au détour d’un chemin, d’une montagne ou sous un arbre quand le mitan du jour se fait trop insistant. Après avoir lu des récits, entendus des pèlerins qui sont allés sur les routes, nous avons renoncé. Se précipiter pour avoir une place dans un gîte, dormir dans des dortoirs, renoncer à son intimité pour des semaines nous a découragés. Je rêvais de promenades, de petits gîtes tranquilles et de temps pour les écritures et certaines lectures. Il y a comme une précipitation qui me déplaisait dans cette aventure.
Pourtant Kokis découvre le plaisir de marcher dans la nature, la joie de l’effort et de franchir les montagnes pour voir ce qu’il y a de l’autre côté. Il y a aussi ces hommes et ces femmes qu’ils croisent, parfois énervants, souvent amicaux. Et des lieux qui vous laissent sans voix. Impossible de ne pas s’arrêter pour n’être qu’un regard dans ces pays de montagnes. Et au bout du jour, un bon repas, un vin ou un alcool avec une discussion quand le soir descend. Un plaisir qu’il veut revivre.

RETOUR

Le corps suit cette fois. Il adore ces longues journées en compagnie de son épouse, sans rien se dire souvent. Il retrouve peut-être un amour qui s’était un peu étiolé avec le temps. Surtout, il découvre une femme capable d’efforts physiques impressionnants. Elle va et il suit.
Ilse prend des notes pendant qu’il se contente de respirer et de voir ces pays qui se déplient devant lui. Marcher, s’arrêter dans une nature magnifique, près des cours d’eau, surprendre des fleurs, une bête au milieu d’un champ. Respirer et sentir avec son corps et son âme. Il y aura encore d’autres départs, des découvertes, des parcours difficiles. Plusieurs randonnées se succéderont dans des pays de montagnes, des lieux un peu isolés qui vous emportent dans le temps et l’espace. L’important, ce sont les jours qui se succèdent, l’esprit qui s’ouvre à des lieux qui vous laissent sans mots.
Le voyage est toujours une forme d’initiation ou de méditation. Sergio Kokis lit les notes de sa compagne et des souvenirs, des images reviennent. À partir de ces remarques, il aura l’idée d’écrire ce récit de voyage.

RENAISSANCE

Le peintre s’attarde à l’histoire, à ces lieux en marge de l’agitation du présent et crayonne des paysages lui qui n’a que regardé les hommes et les femmes. Sergio Kokis vit une renaissance, découvre son corps, voit différemment le monde et ses turbulences. Et aussi l’occasion est belle de réfléchir à ses écrits et l’art pictural, de faire le point en quelque sorte. Comment faire autrement ? Nietzshe, raconte Victor-Lévy Beaulieu, s’éloignait pendant des heures. Non pas qu’il franchissait des distances énormes. C’étaient souvent des sentiers de quelques kilomètres. Ce qui importait, c’était de noter ses réflexions et d’écrire à l’ombre d’un chêne en ayant le murmure d’un ruisseau dans les oreilles. Comme s’il convoquait tous ses sens dans l’acte d’écrire. Kokis découvre une autre personne en lui. C’est le plus important.

En fait, le vrai pèlerin marche vers lui-même. Le poète Machado a raison : il n’y a pas de chemin, il y a seulement des marcheurs, des chemineaux de la vie. Et chacun marche vers son lieu de nostalgie, à la recherche de ce qui donnera un sens à son cheminement. (p.77)

Ça donne envie de partir en leur compagnie, de prendre un verre après une journée d’efforts autour d’une bonne table. Et le lendemain à l’aube, dans le plus doux des silences, retrouver la fête des muscles dans le déplacement en montagne ou en bordure de mer.
Ce livre nous emporte sur les pistes de l’écrivain, ses préoccupations et ses réflexions. La marche comme l’écriture poussent vers l’autre, mais aussi vers soi « pour structurer le sens de notre être-dans-le-monde ».
Si j’avais lu ce récit il y a quelques années, j’aurais préparé un sac et serais parti sur les routes de Compostelle, pour le plaisir, le bonheur du jour, vivre l’écriture d’une autre manière, découvrir un monde en soi et autour de soi. Kokis m’aura fait vivre ce rêve. La littérature peut encore cela.

Le sortilège des chemins de Sergio Kokis est paru chez Lévesque Éditeur, 2015, 196 pages, 25 $.

http://www.levesqueediteur.com/kokis.php

mardi 4 février 2014

Les grandes énigmes de Sergio Kokis

La mort reste une figure importante dans l’œuvre de Sergio Kokis. Cette fois encore, dans Makarius, la belle séductrice, la Perséphone de mon Voyage d’Ulysse, est au centre d’une réflexion passionnante. Mort absurde, incontournable après une longue vie ou une courte maladie qui ronge le corps, celle qui vous fixe quand la tentation d’en finir est là ou l’autre, la mégalomane, l’arrogante de plus en plus cruelle avec la montée de l’intégrisme et du terrorisme.

Makarius, un clown noir, dans une Allemagne agitée, décadente, tourmentée, incarne la mort dans ses spectacles. Il la confronte, la bouscule et cette obsession l’entraînera dans bien des directions. Le mime danse avec cette partenaire étrange, récite des textes, étudie ses contemporains, tente de surprendre l’humain dans les différents moments de sa vie.
Nous sommes dans les années précédant la guerre de 1914-1918.

Face à la mort il n’y a pas de fausseté, aucune tricherie possible. C’et pourquoi la mort m’attire… À mon avis, c’est la mort qui révèle la vraie beauté de beaucoup de visages. (p.14)
(Propos de Ferdinand Hodler rapportés par Kokis)

Un personnage familier aux lecteurs de Kokis. On a fait sa connaissance dans Les saltimbanques où le cirque Alberti réussissait à migrer en Amérique après avoir survécu aux affres de la Seconde Guerre mondiale. Il est un personnage de Kaléidoscope brisé, une terrible épopée dans les pays d’Amérique du Sud.
Le romancier retrouve le mime dans sa jeunesse, nous fait assister aux origines du cirque Alberti.
L’Allemagne est instable. Les riches cherchent à s’enrichir, les communistes et les fascistes, les anarchistes et autres utopistes s’affrontent sur tout. Des assassinats sont commis au nom de la liberté, de la révolution et des classes ouvrières. Berlin est une ville où les Russes s’installent pour fuir la révolution et la prise du pouvoir par les bolcheviks. Un monde excessif, décadent, propre à toutes les dérives. La guerre se profile et devient un spectacle pour une jeunesse blasée.
Makarius connaît une certaine célébrité, demeure un solitaire malgré quelques aventures amoureuses. Il choisit de devenir soldat pour voir la mort dans les yeux quand l’ennemi bondit en vous mettant en joue.
Carlos Schulz pratique un métier qui n’a plus la cote dans le monde de la photo et du numérique. Il exécute certaines commandes et illustre des ouvrages éclectiques. Il est né au Brésil, a migré en Europe, vit en Italie, tente de reconstituer l’histoire du mime qu’il a croisé au Brésil, dans l’atelier d’un peintre qui lui enseignait.
Carlos, on s’en doute, est fasciné par les représentations de la mort, son importance dans la société ancienne et contemporaine, ses multiples visages, particulièrement chez les peintres. Ses conversations avec Jacobo Lunardi, le pathologiste de la morgue de Milan, portent sur la mort, la vie, l’art, les croyances religieuses et peut-être aussi sur le plaisir de vivre et d’être. Des questions qui reviennent dans les romans de Kokis. Dans Le maître de jeu en particulier.
Sa fascination pour le travail des peintres occupe une place importante aussi dans son oeuvre. Kokis décrit minutieusement les gestes du graveur, du mime qui explore d’autres façons de jouer, de représenter la comédie humaine, de faire exister la Mort dans une danse qui subjugue les spectateurs.

En suivant ce raisonnement, on peut alors conclure que l’artiste véritable ne se conforme pas aux convenances : il aspire à une représentation complexe du réel, sans rien laisser de côté, quitte à aller à contre-courant de l’opinion publique. (p.258)

Carlos n’ose pas amorcer son grand projet, l’aboutissement de sa vie d’artiste et de créateur. Depuis des années, il songe à créer sa Danse macabre. Une tradition qui a connu bien des variantes au cours des siècles. La mort qui ne fait pas de distinction entre les humains, emportant autant les grands que le reclus dans un monastère, le roi et le plus humble des travailleurs.
— La seule justice, répétait mon père en nous regardant dans les yeux.
Je n’ai jamais su s’il disait cela par bravade ou s’il était en paix avec cet aspect de la vie.
De jeu théâtral qu’elle était au début, la Danse macabre est devenue une œuvre picturale. La plus ancienne de ces représentations remonte aux années 1400 et se retrouve dans un cimetière de Paris. Carlos voit avec ses yeux de graveur quand Makarius intègre dans sa gestuelle les mêmes images.
Makarius vit la guerre de 14-18, connaît l’horreur des affrontements, voit les morts, les blessés, la souffrance et l’absurdité d’un tel affrontement. Blessé, il se retrouve dans un hôpital, vit un moment chez les fous où il en apprend beaucoup sur la nature humaine. Il connaîtra après l’aveuglement communiste en Russie, les obsessions idéologiques et meurtrières.
Kokis est à son meilleur dans ces pages d’une justesse étourdissante. Il écrit de véritables fresques sur la guerre, la montrant dans tout ce qu’il y a de souffrance et de douleurs.
Carlos entreprend de graver sa Danse macabre avec les images du monde de maintenant. Le profil du clown noir devient un fil conducteur.

La mort qui danse aujourd’hui au Vietnam, en Angola ou en Amérique latine, celle des stalags nazis et des goulags sibériens, celle d’Hiroshima ou celle de Dresde. Mais aussi la Mort qui s’étonne de l’aliénation contemporaine, de la consommation effrénée, de la bêtise véhiculée par les journaux ou la télé. Sans compter les nouvelles figures de la déchéance humaine, comme la peur de vieillir, la peur obsédante de mourir, de passer inaperçu ou d’avoir un corps distinct des canons de la mode. Je rêve d’un personnage de Mort à la fois politicien, médecin à Auschwitz, animateur de shows télévisés et prédicateur évangéliste. (p.24)

L’artiste cherche à être un homme qui réfléchit, prend ses décisions sans être influencé par les messages et les modes qui font courir les foules. Penser, discuter, méditer. Une chose de plus en plus difficile dans une société où toute forme de spiritualité est quasi disparue. Même qu’on peut se demander si la pensée n’est pas en train de s’effriter. Cet art de la réflexion chez Kokis n’est possible qu’entre certains individus, des solitaires, des créateurs qui se tiennent en retrait. L’écrivain croit à une sorte de caste, des âmes soeurs qui réfléchissent aux grandes questions qui ont secoué les époques.

C’est la conscience lucide de la mort qui pousse à l’art et à l’aventure. (p.117)

Une forme d’élitisme, mais aussi un humanisme qui s’engage malgré bien des réticences. Peut-être que l’on se tourne ici vers Albert Camus, sa conscience de l’absurdité de l’existence, la nécessité aussi de l’action pour calmer la terrible désespérance de l’humanité.
Le meilleur de Sergio Kokis surgit dans ce roman avec ses tourments, ses obsessions, ses questionnements qu’il ne cesse de confronter dans ses écrits et des tableaux inquiétants qui ornent la page couverture de ses livres. Des personnages décharnés, chiffonnés par la vie et toutes les expériences, dépouillés de leurs illusions et qui affrontent la souffrance et la désespérance à mains nues. Tous fixent la mort, en deviennent le reflet. Peut-être que chaque individu doit illustrer sa propre Danse macabre pour donner sens à sa vie, aller vers la fin avec une certaine sérénité. Comment dire la mort et la vie ?
Les jumelles s’enlacent dans un pas de deux, incapables de se séparer, de communiquer et de se révéler l’une à l’autre. J’aime ce Kokis qui tranche dans le vif, peut lancer des énormités, mais reste un vivant qui cherche une direction, tente de trouver un peu de sens dans le grand chaos de l’univers. Et quel conteur ! Il vous entraîne partout en Europe et en Amérique du Sud, ne vous laisse jamais un moment de répit. Un magnifique roman qui échappe à toutes les définitions. C’est fort heureux.

Makarius de Sergio Kokis est paru chez Lévesque Éditeur, 486 pages, 35,00 $.

jeudi 7 mars 2013

Sergio Kokis est un écrivain unique au Québec



«Culs-de-sac» de Sergio Kokis est, encore une fois, un recueil de nouvelles senti, beau de couleurs et de pigments. Des textes vivants et instinctifs qui ne se laissent ligoter par aucune théorie. L’écrivain choisit toujours le plaisir, le songe qui l’emporte et lui fait inventer des histoires qu’il ne trouve pas dans les librairies. Cela peut avoir l’air un peu baveux, mais Kokis est comme ça.

J’aime surtout l’écrivain qui n’hésite jamais à dénoncer les abus de pouvoir, les formes d’injustice qui dépassent l’entendement et qui bafouent la vie humaine. Il est rare qu’un auteur démontre une telle constance, une fidélité semblable à son univers, ses préoccupations, son esthétique je dirais. Jamais il ne fait de concessions aux saveurs du jour.
«Seule la littérature, par sa grande richesse de fictions extravagantes, arrive encore à me captiver entièrement, à assouvir ma soif d’aventures et d’existences imaginaires.» (p.81)
«Culs-de-sac» présente encore une fois le meilleur de Kokis. Tout y est: son goût pour les discussions, les réflexions sur le sens de la vie et de la mort, l’art et les comportements des humains dans des circonstances particulières. Tout cela avec son goût prononcé pour les repas gastronomiques, les vins capiteux et les boissons qui permettent de prolonger les discussions jusqu’aux petites lueurs du matin. Rien de trop bon pour le cholestérol ou la tension artérielle, mais Kokis est au-delà de ces préoccupations. Fumeur impénitent, il aime la rêverie, le plaisir de savourer un scotch, d’allumer une pipe tout en multipliant les traits d’esprit.
«Je commençai à fumer à l’âge de neuf ans. À cette époque, je n’avais pas d’argent pour acheter des cigarettes. Je devais me contenter de les chiper à mon père ou à mes tantes. Je ne me souviens pas comment, mais j’obtins alors une petite pipe bon marché; avec elle, mon problème de tabac fut résolu une fois pour toutes. Je la bourrais avec le contenu d’innombrables mégots trouvés par terre, même avec les cigarettes qu’on me donnait. Si d’autres enfants avaient les poches remplies de trésors hétéroclites, les miennes débordaient de brins de tabac. Ce fut le début d’une passion qui ne me quitta plus.» (p.139)
Le psychologue n’est jamais loin et la nouvelle se prête bien aux expériences. L’auteur aime pousser ses personnages dans des situations où ils ne contrôlent plus leurs pulsions et leurs craintes. Un pic rocheux où des militaires travaillent dans un phare, la solitude terrible, le vent fou, insupportable. La frontière entre la vie et la mort s’abolit. Des gens équilibrés commentent l’irréparable. Une explosion dans une mine fait vivre le silence du tombeau à Pawel. Il ne sera plus jamais le même après et ne pourra plus tolérer l’oppression et les carcans. Tout comme la guerre transforme deux militaires en fauves prêts à tout.

Questionnement

Kokis n’hésite jamais à se moquer de certaines croyances religieuses, des gens qui mettent l’écriture et le rôle de l’écrivain au-delà de tout. En fait, il croit au plaisir, à la joie d’être tout simplement.
«Le problème des frustrations paralysantes se pose surtout lorsque l’objet de notre convoitise a l’apparence illusoire de pouvoir être atteint par l’effort personnel ou par les études. L’art d’inventer des histoires intéressantes – qui paraît relever uniquement de la maîtrise de l’écriture – est l’un de ces objets de désir trompeurs, fréquemment convoités et qui fourvoient parfois des gens très instruits.» (p.213)
J’aime Kokis pour son regard sur la société, sa foi en l’art, le beau, la pensée qui rejette tous les liens, cette liberté qu’il recherche depuis «Le pavillon des miroirs» et qui fait que les hommes sont vivants quand ils vont au bout de leurs obsessions ou de leurs manies. Je l’aime, même s’il est un tantinet macho et que les femmes dans ses écrits ne s’éloignent guère de la chambre du bordel.
Comment ignorer son humour particulier, ses assertions bien acérées qui font souvent grincer des dents quand il s’attarde à la situation du Québec, des écrivains et l’art en général. Kokis a des idées et il ne se prive jamais de les dire haut et fort. C’est à prendre ou à laisser. Et que cela fait du bien dans une société où des préjugés et des clichés sont considérés comme des réflexions profondes.

«Culs-de-sac» de Sergio Kokis est paru chez Lévesque Éditeur.

lundi 12 mars 2012

Sergio Kokis nous entraîne vers la Terre promise

Sergio Kokis était hanté par cette histoire depuis son enfance. C’est du moins ce qu’il affirme à la fin de son nouveau roman «Amerika».
«L’histoire de Waldemar Salis et des gens de Lazispils, ces Russes originaires de la Baltique, restera nécessairement fragmentaire. Son résultat est soit un roman, soit une fable, même si beaucoup de ces gens existèrent vraiment et périrent comme ce fut raconté ici. Elle fut écrite parce que l’auteur la gardait dans son esprit depuis l’enfance, et il ne voulait pas qu’elle se perdit lorsqu’il ne serait plus là pour continuer à s’en souvenir, à l’enjoliver, à la transformer avec ses propres fictions au point d’en être réduit à l’imaginer entièrement à partir de simples bribes glanées il y a très longtemps.» (p.268)
Des événements qui nous font remonter au début du siècle dernier. Waldemar Salis, pasteur fils de pasteur itinérant, s’installe à Lazispils, village perdu de Livonie, après ses études. Ce rêveur est hanté par les histoires horribles que son père lui racontait pour l’endormir et les textes de la Bible. Il tente de demeurer optimiste, même s’il croit que la catastrophe est imminente. Il épouse Martha, une adolescente, se met à imaginer qu’il peut guider ses fidèles vers la Terre promise. Il confond rapidement certains passages bibliques avec ses fantasmes, surtout quand il insiste un peu trop auprès d’une bouteille de vodka. Est-il possible de tout recommencer, de trouver le paradis dans ce Nouveau Monde, cette terre d’Amérique d’où personne ne revient? Voilà bien la preuve que tous y trouvent fortune et bonheur. Tout comme personne ne revient de la mort pour informer les vivants.

Périple

Il entraînera une partie des villageois dans la forêt du Brésil où ils doivent tout réinventer. Un combat contre une nature étouffante et des insectes qui rendent fou.
Waldemar discute avec son beau-frère Alexandr Volkine, un instituteur, un réaliste qui penche plutôt du côté des communistes et des anarchistes. La grande révolution russe n’est pas loin. Ce sont des amis, des frères ayant épousé les deux sœurs. La belle-mère Alija exerçant une sorte de droit de cuissage avec ses gendres. Cette séduisante sorcière manigance dans l’ombre et sait profiter de la naïveté du pasteur. Une femme libre que Waldemar aimera plus que Martha sa femme. Il se reprochera souvent de n’avoir pas choisi la mère plutôt que la fille.

Migration

Longue marche d’abord pour atteindre Riga, des jours en train ensuite pour se rendre à Hambourg sous l’œil un peu méprisant des Allemands. Embarquement dans les cales d’un navire d’où ils ne pourront sortir. Une traversée éprouvante à cause de la promiscuité, la saleté et la chaleur. Des liens se nouent et se défont, des colères et des querelles que le pauvre Waldemar aura toutes les misères du monde à apaiser.
Les migrants finissent par débarquer à Sao Paulo, au Brésil, un pays qui n’a rien du paradis.
Le pasteur continue à répéter que tout est possible dans cette forêt où chaleur et moustiques donnent une bonne idée de l’enfer. Une tâche surhumaine les attend. Alexandr repartira vers Sao Paulo pour travailler avec un groupe d’anarchistes, plutôt soulagé que sa jeune épouse le quitte pour un ami d’enfance. Waldemar s’accrochera à son rêve et en paiera le prix.
Ils seront tous fauchés ou presque par la fièvre jaune et mourront en quelques jours. Les survivants oublieront cette histoire au bout de quelques années. Les descendants garderont une vague idée de leur origine et de la langue des parents. Même Ruben, le fils de Waldemar, élevé par sa grand-mère, ne se souviendra guère de son père.
Un rêve grandiose qui tourne à la tragédie, une épopée parmi d’autres en cette terre d’Amérique. Ils furent des millions à imaginer un monde plus égalitaire et plus libre. Kokis évoque un volet de l’aventure du Nouveau-Monde avec bonheur.
Un récit fascinant, des personnages séduisants, particulièrement Waldemar, Alexandr, Alija et quelques autres. Sergio Kokis y est à son meilleur et peint cette fresque avec une belle tendresse. Parfaitement ancré dans une réalité que nous avons malheureusement oubliée, l’odyssée de ces gens mérite d’être connue. Une belle manière de remonter le temps pour se souvenir des origines. Kokis y est juste, direct et souvent émouvant.

«Amerika» de Sergio Kokis est paru chez Lévesque éditeur.

dimanche 22 mai 2011

Sergio Kokis de retour avec «Clandestino»

 «Le Pavillon des miroirs» révélait Sergio Kokis en 1994. Depuis, il publie à un rythme effréné. À signaler «Les amants de l’Alfama», «La gare» et «Negao et Doralice», des ouvrages remarquables. Il revient dans l’actualité littéraire après un certain silence avec «Dissimulations», un recueil de nouvelles et «Clandestino» un roman qui se situe en Argentine, au moment où le régime des militaires doit céder le pas.
Tomas Sorge, son héros, se retrouve au bagne. Militaire de carrière, il a exécuté une mission spéciale pour ses supérieurs qui n’ont pas hésité à le sacrifier quand la situation s’est corsée.
«La vie d’un homme envoyé à la prison militaire d’Ushuaia était, pour ainsi dire, une vie en suspens. Cela pouvait signifier un mauvais temps à passer avant de regagner la liberté, comme cela pouvait signifier l’attente d’une exécution sommaire qui s’ajouterait  à celles des milliers d’autres disparus. Mais cela pouvait aussi vouloir dire de la torture pour la torture, dans le but unique d’humilier et de briser l’existence du détenu.» (p.12)
Des conditions de vie épouvantables et des corvées inhumaines. Tomas survit en rejouant des parties d’échecs des grands maîtres qu’il affectionne, en cultivant sa vengeance. Il imagine mille manières de régler le cas de celui qui l’a envoyé aux travaux forcés. Une façon comme une autre de garder espoir quand on a tout perdu.
Vers la fin de sa sentence, il retrouve un camarade qui a été torturé sauvagement. Il lui fait la promesse de retracer sa fille et son épouse avant de «l’aider à mourir». Une mission qui porte une partie de l’intrigue et qui tourne plutôt mal.

Collaboration

Au moment de sa libération, le pays connaît une vague de démocratisation. Un gouvernement civil va prendre la direction de l’Argentine, mais les militaires se préparent à reprendre le pouvoir quand la situation l’exigera. Que faire? Sa compagne Carla ne lui a donné aucune nouvelle depuis son arrestation. Un supérieur, le responsable de sa condamnation, lui demande d’effectuer des missions spéciales. Il déroule le tapis rouge. Une forte rémunération et une vie confortable dans un pays où la plupart tire le diable par la queue. Tomas Sorge glisse dans la peau de José Capa. Il doit changer d’identité, devenir un autre pour se perdre dans la clandestinité.
Il doit oublier son ancienne vie, les lieux familiers même s’il résiste mal à la tentation de revoir Clara qui ne demande qu’à reprendre avec lui. Ce sera sa dernière faiblesse sentimentale. Il ne peut plus faire confiance à personne.
Il effectue des cambriolages dans des maisons privées, s’empare de documents compromettants. Il en profite pour s’en mettre plein les poches avec ses complices et finit par exercer sa vengeance avant de fuir en Espagne.
Nous retrouvons dans «Clandestino» un monde qui n’est pas sans rappeler la trilogie où Kokis s’attarde aux dictateurs du Nouveau Monde. Un univers cruel où il faut se faire une place et tuer pour ne pas être tué. Tomas même s’il aime se perdre dans les romans de Dostoïevski, doit devenir impitoyable. Il finit par ressembler à ceux qui l’ont envoyé au bagne et qui le paie grassement maintenant. Il se sert, manipule, tue avant de fuir. Le milieu fait le larron peut-on croire.

La survie

Tous sont manipulés par des plus puissants et doivent se battre pour survivre. Les femmes sont souvent des victimes dans l’univers de Kokis. Elles n’ont que leur corps pour se faire une petite place dans la vie. Elles sont manipulatrices, coquettes, capables du pire pour arriver à leur fin. À l’image peut-être des hommes qui s’en servent avant de les rejeter comme de vieux chiffons.
Tomas, malgré tout, reste sympathique même si la fourberie et le mensonge sont des outils nécessaires à sa survie. Le jeu d’échec est impitoyable cette fois et la défaite ne pardonne pas. Tous se débattent pour demeurer vivant. On le prend ou on ne le prend pas.
Sergio Kokis est un conteur exceptionnel qui vous entraîne encore une fois dans les labyrinthes les plus sordides de l’humanité. On ne veut plus lâcher «Clandestino» quand on s’y aventure. Un bon cru.

«Clandestino» de Sergio Kokis est publié chez Lévesque Éditeur.
http://www.levesqueediteur.com/kokis.php

jeudi 28 août 2008

Sergio Kokis questionne l’art et la vie

Le roman a été réédité par Lévesque Éditeur
Le sujet est revenu dans l’actualité, il y a quelques semaines, dans une critique signée Christiane Laforge. L’art visuel, son essence et ses perspectives, y étaient questionnés à l’occasion d’une exposition. Les réactions sont toujours vives et émotives quand on aborde un tel sujet. D’un côté les tenants d’une approche plus théorique de l’art et de l’autre, les «réalistes» qui occupent l’espace dans les symposiums de la région. Deux approches irréconciliables.
Dans «Le retour de Lorenzo Sanchez», Sergio Kokis, romancier et peintre, questionne le monde des arts visuels. Ce n’est pas la première fois. Il l’a fait dans «L’art du maquillage» et le peintre et écrivain ne rate jamais une occasion de bousculer certains concepts à la mode.

Lorenzo

Lorenzo Sanchez est peintre et enseignant. Il est «poussé vers la retraite» à l’école des Beaux-Arts parce que la direction décide de ne plus enseigner le dessin et d’ignorer les études anatomiques. Il faut être moderne. Les étudiants préfèrent les nouvelles approches informatisées où «l’œuvre concrète» s’efface devant d’ennuyeuses descriptions de la démarche et du regard qui bousculent la réalité. Savoir dessiner n’est plus nécessaire.
«Tant pis pour ces pauvres finissants qui n’auront aucune formation sérieuse, Lorenzo. Ils devront se contenter de leurs installations infantiles aux descriptions ampoulées, de leurs transformations débiles d’objets d’usage courant en semblant d’objets d’art. Chacun d’entre eux s’efforcera désespérément de décrocher un grain d’originalité dans un monde où tout a déjà été trafiqué, manipulé, falsifié et métamorphosé pour atteindre ces sommets de trivialité dont se remplissent les musées d’art contemporain.» (p.48)
Un sujet important que l’on évite la plupart du temps. Il est certain que l’on tourne en rond depuis des années en pratiquant l’approche théorique, tout comme les figuratifs ne cessent d’idéaliser la nature. Lise Bissonnette, il y a quelques années, a fait un portrait plutôt dérangeant de la critique d’art dans «Choses crues». Elle a été accueillie par un mutisme plutôt révélateur. Il y a comme ça des sujets qui demeurent tabou.

Immigrant

Bien sûr, Kokis ne se contente pas de théories et de dénonciations des arts contemporains. Lorenzo a fui le Chili pour des raisons politiques, s’est installé en Allemagne de l’Est où il a étudié le dessin et la peinture avant d’aboutir à Montréal. Un parcours que Kokis a déjà fait suivre à Boris, le héros de son roman «Errances».
Lorenzo a fait une belle carrière d’enseignant tout en peignant. Le peintre a toujours oeuvré dans l’ombre et voilà que la vente de ses boxeurs vient le perturber. Une grande entreprise achète la série et va s’en servir pour stimuler la productivité de ses employés. Quel sort réserve-t-on aux œuvres d’art et au travail de l’artiste? Un tableau n’est-il qu’un vulgaire objet décoratif sans signifiant ou porte-t-il une réflexion sur notre époque que l’on trahit en l’utilisant à toutes les sauces?
Vieux macho, misogyne qui apprécie le vin, la bonne bouffe, le rhum et la cigarette, Lorenzo est rattrapé par son passé quand son frère le rejoint après des décennies de silence. Toute sa vie bascule.
«Même un grand auteur comme Homère l’a escamoté dans l’Odyssée. C’est le fait que les exilés et les immigrants ont laissé derrière eux un passé qui n’a pas continué à passer, qui s’est figé dans leur mémoire et qui n’a pas vieilli. Pénélope reste une jeune beauté après vingt ans d’absence et Ulysse, lui aussi, n’a fait qu’embellir au point de séduire des fillettes sur une plage de Libye… …Beaucoup d’étrangers conservent une identité paradoxale : ils sont ce qu’ils sont devenus, tout en gardant intacte l’image du jeune homme qu’ils étaient au moment de quitter leur pays. Ils oscillent ainsi entre deux identités, sans arriver à se décider.» (p.189)
Encore une fois Sergio Kokis peint un hymne à la vie et à l’amitié. C’est l’aspect le plus touchant de ce roman qui ramène une époque qui a marqué l’artiste, l’enfance, les préjugés des grandes familles terriennes qui donnaient le ton au Chili, ses origines obscures et ses amours avec Sonia qui causeront sa perte. L’art de vivre, l’art de la vie, l’art et sa signification, la question de l’identité portent ce roman étonnant et jouissif.

«Le retour de Lorenzo Sanchez» de Sergio Kokis est paru aux Éditions XYZ.