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vendredi 28 avril 2017

Victor-Lévy Beaulieu s’attarde à Mark Twain

VICTOR-LÉVY BEAULIEU, comme il a su si bien le faire avec Herman Melville, James Joyce et Friedrich Nietzsche, récidive en décidant de scruter la vie et l’œuvre de Mark Twain, un écrivain américain qui a marqué son époque et influencé nombre d’écrivains. Des livres qui ont touché le jeune homme de Trois-Pistoles alors qu’il cherchait à se faire une place dans le monde du journalisme à Montréal.

Une fois de plus, Victor-Lévy Beaulieu, se tourne vers une grande figure de la littérature américaine pour se mesurer, évaluer peut-être sa propre démarche et sa vie consacrée à l’écriture. Une façon de jeter un coup d’œil sur la route parcourue depuis sa première publication en 1969. Je connais le nom de Mark Twain sans l’avoir lu. Ça arrive ce genre « de vide dans notre savoir littéraire ». Tous les lecteurs en ont.
Jack Kerouac en parle dans Journal de bord, son journal intime, comme d’un écrivain qui l’a marqué et qui est devenu l’un de ses maîtres. Je ne sais pour quelle raison, je ne me suis jamais retrouvé avec l’un de ses livres. C’est étrange parce que je suis de nature curieuse et quand un écrivain que j’aime lance un titre ou le nom d’un écrivain dans ses écrits, je m’empresse de me procurer l’une de ses publications. Il y a quelques années, j’ai fait l’effort de lire Don Quichotte de Cervantès pour combler un manque. J’avais toujours repoussé cette lecture pour des raisons mystérieuses.
Pourtant, je me suis passionné pour les écrivains des États-Unis pendant des années, lisant à peu près tout ce que je pouvais trouver. John Steinbeck, William Faulkner, Jack Kerouac, Henry Miller. Plus récemment Pat Conroy, John Irving et Paul Auster. Hemingway bien sûr, Truman Capote aussi. La liste pourrait s’allonger et donner le vertige.
Mark Twain est une célébrité à son époque et contrairement à bien des Américains, il sait que le Canada existe, particulièrement Montréal. Il y vient régulièrement pour réclamer ses droits d’auteur. Le problème ne date pas d’aujourd’hui. Il était l’ami de Louis Fréchette, l’auteur de La légende d’un peuple, celui que l’on a trop souvent classé comme « un imitateur de Victor Hugo ». Jean-Claude Germain, dans sa courte préface, nous rappelle que Fréchette avait ses aises aux États-Unis. C’était assez fréquent, semble-t-il, à l’époque d’aller au pays d’Andrew Johnson. La migration de nombreux Québécois alors faisait en sorte que les francophones se sentaient un peu chez eux aux États-Unis, particulièrement dans certains états. Il s’est fait un plaisir de recevoir son ami avec tous les égards qui lui étaient dus. Ce n’est pas tous les jours que le Québec alors reçoit une vedette de la littérature. Twain a même prononcé un discours mémorable à Montréal.

CONTACT

Victor-Lévy Beaulieu a trouvé un écrit de Samuel L. Clemens (le vrai nom de Mark Twain) alors qu’il s’aventurait dans le métier de journaliste. Il est devenu un modèle qui l’a aidé à trouver sa manière de dire et peut-être aussi sa façon un peu particulière d’aborder un sujet et de le « rendre dans ses grosseurs ».

Ainsi que je l’ai déjà dit, j’appris les rudiments du journalisme quand, après ma maladie et la convalescence d’un an qui suivit, je décidai de faire une croix sur mon avenir à la Banque Canadienne Nationale. Le Journal de Montréal en était alors à ses commencements et je trouvai à m’y faire embaucher grâce aux quelques articles que j’avais publiés ici et là- pigiste, ça s’appelait quand, n’étant pas à l’emploi exclusif d’une entreprise de presse, vous alliez de l’une à l’autre pour y proposer vos sujets de reportage. (p.67)

Ce fut un peu la même chose quand j’ai commencé à jouer de la dactylo pour Le Quotidien du Saguenay-Lac-Saint-Jean. J’étais écrivain d’abord (j’avais deux livres de publiés) et prenaient mes textes pour des créations littéraires. C’était une forme de journalisme que l’on ne voyait guère dans le journal de Chicoutimi. Les gens réagissaient beaucoup à mes chroniques délirantes. Je m’approchais peut-être de la façon de Twain sans le savoir. Les patrons aimaient moins mon humour et ma façon peu orthodoxe de couvrir un événement, surtout pendant un cours séjour dans la section des sports. Il faut l’avouer, je m’y ennuyais terriblement. J’avais dû m’expliquer devant le directeur de la rédaction pour ma couverture d’une partie de baseball à Jonquière. Je ne racontais que les courses d’un petit chien qui échappait à sa maîtresse chaque fois qu’un joueur frappait la balle. Il voulait l’attraper à coup sûr et bondissait sur le terrain en jappant. Les gens applaudissaient. Le patron n’avait pas compris qui était la vedette de ce match. Ce chien était plus spectaculaire que toute l’équipe des Voyageurs de Jonquière.

PERSONNEL

On connaît la démarche de Beaulieu. Un pas dans l’œuvre de l’écrivain qu’il explore et un autre dans la sienne. Pour qui connaît les livres de l’homme de Notre-Dame-des-Neiges, il n’y a pas de grandes révélations. La grande blessure que constitue le départ des Trois-Pistoles, l’exil à Montréal, la vie de famille dans un appartement exigu où tous se marchent sur les pieds, les premières tentatives d’écriture et la lecture sur la galerie du logement pour trouver un peu la paix ont été racontés à maintes reprises. La découverte du journalisme aussi.
Le désir également de retrouver le paradis perdu du rang Rallonge, l’aventure dans le monde de l’édition et de la télévision.

Ses pulsions, l’éditeur doit être en mesure de les contrôler, car s’il agissait autrement, il ne serait plus en mesure de garder une certaine distance entre lui-même et les manuscrits dont il prend connaissance et pour lesquels sa tâche consiste à en faire des « produits » qui, une fois fabriqués, entrent dans le cycle du capitalisme donc celui d’une consommation qui échappe, sinon aux pulsions des acheteurs, du moins à celles du marché, lesquelles se fondent sur les besoins essentiels à la survie de l’espèce humaine. (p.271)


Beaulieu ne craint pas de revenir sur les étapes de sa vie, ce que tout écrivain fait d’une façon ou d’une autre, y ajoutant des précisions qui font le délice de ses admirateurs. Je ne me lasse pas, trouvant toujours un petit quelque chose qui ajoute à ma connaissance de la vie et l’œuvre de cet écrivain que j’admire.
Twain aura fait un parcours assez semblable à celui de Beaulieu, du moins dans les premières étapes de sa vie. Une famille pauvre à Florida pour Twain, un coin perdu du Missouri, la lutte pour s’en sortir et connaître une certaine aisance matérielle. Ce sera une véritable obsession chez le frère de Twain, rêveur impénitent et impulsif. Un doué pour les projets qui tournent au fiasco et qui lui soutire régulièrement de l’argent. J’ai un frère qui correspond à ce type de rêveur. Il n’a cessé de réinventer la roue tout au long de ses nombreuses entreprises en voulant m’entraîner dans son sillage. Je suis bien trop prudent pour lui avoir cédé.

FORTUNE

Mark Twain fera fortune en faisant des tournées à la Charles Dickens (on sait que le grand écrivain anglais faisait des tournées en Angleterre pour lire ses livres. C’était un événement attendu et les gens se précipitaient pour l’entendre lire des passages de ses nouveaux livres. Il est venu aux États-Unis et au Canada, créant l’événement) tout en se laissant exploiter par son frère Orion ou escroquer par un associé dans l’aventure de l’édition. Il a publié les mémoires du président américain Ulysses S. Grant. Un succès de librairie, un désastre financier à cause de cet associé malhonnête. Il avait peut-être le sens du récit, l’art de parler en public, mais pas la fibre des affaires.
Il aura pourtant une vie exemplaire d’écrivain, d’homme de parole et sera d’une fidélité exemplaire envers sa femme et ses filles. Un énorme succès matériel, mais une vie personnelle difficile avec la mort qui frappe souvent et fait qu’il se ronge de culpabilité. Surtout lors du décès de son jeune fils et de l’une de ses filles.
Une présence fascinante sur la scène et devant ses admirateurs, une vie intime et personnelle particulièrement difficile. Des drames qu’il dissimulera souvent sous les habits de l’humour. Il sera forcé, après son aventure dans l’édition, à entreprendre une tournée mondiale pour se refaire financièrement malgré une santé plutôt chancelante.
Victor-Lévy Beaulieu l’accompagne dans ce cheminement qui sort de l’ordinaire, réfléchit sans cesse à sa vie, son travail d’écrivain, se regarde si l’on veut dans les yeux de ce frère étranger qui s’est sacrifié pour l’écriture. Un beau moment de lecture, même si Beaulieu ne s’avance pas dans l’œuvre de Twain comme il le fait avec Melville, Joyce ou Nietzsche. Il s’en tient à ce que dit l’auteur dans son autobiographie que j’ai terriblement envie de lire maintenant. Il faudra que je m’encabane pendant tout un hiver pour y arriver. Parce que 5000 pages, seulement pour son journal, il faut avoir du temps devant soi. Mais qui sait, les aventures de lecture me tentent toujours et je vais m’y mettre un de ces jours.
Et il faudrait bien que je vous explique pourquoi Beaulieu a choisi un titre aussi étrange.

Twain trouva à s’engager comme apprenti-pilote. L’une des tâches de l’apprenti-pilote était de surveiller les bas-fonds lorsqu’on naviguait près des côtes. Lorsqu’il ne restait plus que deux brasses de tirant d’eau, l’apprenti-pilote devait crier « Mark Twain ! », ce qui signifiait qu’on était alors à douze pieds de toucher le fond. D’où le pseudonyme que Samuel Clemens adopta quand sa carrière d’écrivain prit son envol, Mark Twain ! Deux brasses ! Douze pieds ! Mark Twain ! Je m’appelle Mark Twain ! (pp.170-171)

Voilà, vous savez tout ou presque maintenant. Il ne vous reste qu’à vous plonger dans ce livre pour connaître une nouvelle page de l’Amérique et certains aspects de la vie de Victor-Lévy Beaulieu.

À DOUZE PIEDS DE MARK TWAIN de VICTOR-LÉVY BEAULIEU est paru aux Éditions Trois-Pistoles.


PROCHAINE CHRONIQUE : TAQAWAN d’ÉRIC PLAMONDON, roman paru chez Le QUARTANIER.




mercredi 26 octobre 2016

Jean-François Crépeau partage la passion de sa vie

JEAN-FRANÇOIS CRÉPEAU a commencé à écrire des chroniques en 1976 et n’a jamais relâché depuis. Cela lui a permis de lire plus de 5000 ouvrages et de publier plus de 1900 chroniques en quarante ans. C’est encore loin du record de 4300 de Pierre Foglia, mais il m’impressionne. Tout cela, à mon grand étonnement, bénévolement dans le journal Le Richelieu d’abord, Le Canada français par la suite. Une passion pour la littérature qui ne s’est jamais démentie pour cet enseignant qui voulait demeurer en contact avec la littérature contemporaine, celle qui se fait maintenant. Les Éditions Trois-Pistoles ont eu la bonne idée de lui demander d'enrichir la collection Écrire, lui permettant ainsi d’exprimer sa passion pour la chronique et la littérature du Québec.

Jean-François Crépeau a étudié en littérature et a vécu depuis un livre à la main pour ainsi dire. Une passion qui l’a poussé à vouloir partager ce plaisir avec d’autres lecteurs, une espèce en voie de disparition, semble-t-il. Parce que lire, c’est écrire et écrire, c’est lire son époque, son environnement, les agissements de ses contemporains et leurs obsessions. Il faut des passeurs, des chroniqueurs parce que les ouvrages basculent de plus en plus rapidement dans l’oubli avec les frénésies de la nouveauté. Nous avons une mémoire oublieuse et un goût effréné pour la saveur du jour et le clinquant. Je n’embarquerai pas dans la « vedettisation » de la production romanesque. Ce phénomène veut que l’on soit une star d’abord, de préférence à la télévision ou au cinéma, avant de mettre son nom sur un ouvrage de fiction.

En 1976, bien que mon travail d’enseignant de français au secondaire me satisfaisait, il ne correspondait pas exactement à mes projets d’avenir. Avec une maîtrise en langue et littérature, je souhaitais enseigner au collégial dont les programmes d’études me faisaient rêver. J’imaginais que le cégep était le royaume de la littérature et des lettres. Il me fallait donc trouver une façon d’entretenir et cultiver mon intérêt pour la littérature. (p.15)

Jean-François Crépeau entreprend donc une longue expédition, mettant un pas devant l’autre, lisant et cherchant le ton juste pour rendre compte de son expérience de lecteur. Un peu de naïveté au début et beaucoup de bonne volonté certainement, comme nous l’avons tous fait en osant nous aventurer dans l’œuvre d’un écrivain que l’on admire tout en restant fidèle à ses émotions et ses préférences. Il le sait, c’est en écrivant que l’on apprend et c’est en rédigeant des chroniques que l’on trouve son regard dans « une forme d’écriture » qui m’a toujours fasciné.
J’ai commencé dans le journalisme en même temps que monsieur Crépeau. J’étais salarié comme journaliste culturel, mais la chronique ou la critique, je la faisais par goût, en dehors de mes heures de travail. Les directions des journaux n’ont jamais été très intéressées aux chroniques littéraires et au moindre prétexte économique, ce sont ces passionnés que l’on met à la porte. J’ai vécu cette expérience douloureuse.
J’ai eu « des absences » dans ma passion pour la critique et la chronique, selon mes affectations dans le journal. J’ai continué cependant à l’occasion dans Québec français et d’autres revues. Crépeau, lui, n’a jamais abdiqué et c’est pourquoi il a toute mon admiration.

QUÊTE

Pratiquer l’art de la chronique, c’est s’aventurer dans une longue quête, jongler avec des questions qui ne trouvent jamais de réponses. C’est l’art du doute, de la remise en question, de cerner le mieux possible ce que l’on ressent en s’aventurant dans un roman ou une œuvre de fiction. Il faut rendre justice au travail de l’écrivain en se méfiant de ses goûts, de ses préférences et de ses détestations. C’est surtout chercher à comprendre pourquoi certains ouvrages nous emballent et que d’autres nous laissent indifférents. Il y a aussi la manière, l’écriture, l’art de dire qui vous subjugue ou vous repousse. Le sentier est souvent parsemé d’embûches et il faut continuellement être aux aguets.

Il m’a fallu beaucoup de temps avant de comprendre qu’on n’est pas critique littéraire du jour au lendemain, qu’on le devient progressivement, un livre à la fois… …Pour mériter le titre de critique, il faut avoir acquis une vaste culture en s’intéressant au plus grand nombre de sujets  possibles. Il faut surtout se constituer un patrimoine fait d’ouvrages littéraires et autres. C’est là un fonds culturel riche et diversifié, tant au niveau des contenus que des formes. (p.23-25)

Bien des nouveaux arrivants dans le monde de la critique devraient méditer les leçons de Jean-François Crépeau. Il nous explique sa façon de lire, de s’approprier un ouvrage, de l’explorer et d’en parler avec justesse. Tout cela en repoussant les théories qui risquent de fausser la démarche. Une grille d’analyse n’est qu’un regard et ne peut jamais être un décryptage définitif. Il faut même se méfier de ces pièges pour trouver le rythme d’un texte, sa musique, sa façon d’empoigner le réel et de le secouer par des images personnelles. C’est comme pratiquer le saut sans parachute en demeurant attentif à ses moindres réactions.

AVENTURE

Jean-François Crépeau a toujours pratiqué son métier en région, même si ses textes ont paru dans la périphérie de Montréal. Écrire dans une publication régionale, fait souvent de vous un chroniqueur de moindre importance. J’ai souvent ressenti cela en travaillant en région. Votre travail est toujours moins sérieux, moins percutant. Le poids d’une chronique n’est jamais le même à Chicoutimi qu’à Montréal. Il suffit de lire les revues de presse pour comprendre le phénomène. Le chroniqueur en région est très souvent ignoré.
Heureusement, tout change avec Internet. Sur un blogue, les frontières tombent. Il y a des curieux qui s’intéressent à la littérature québécoise en Allemagne, en Russie, aux États-Unis, en Pologne, en France, au Maroc et même en Chine. C’est peut-être l’avenir de la chronique littéraire et de la littérature tout simplement. Les médias traditionnels ne s’intéressent plus qu’aux vedettes. On pourrait aussi discuter longtemps de la dictature de l’humour.

LECTURE

J’ai eu plaisir à apprendre que je ne suis pas un marginal en lisant avec un marqueur jaune et des crayons à mine de plomb. Je laisse des traces sur les pages, tout comme monsieur Crépeau. Je peux, après des années, revenir sur ces empreintes et retrouver mon chemin. Tout comme mon père quand il plaquait son chemin en forêt en faisant des encoches sur les arbres. Il n’y a guère d’autres méthodes, sinon on risque de patiner en surface et de pratiquer l’art de la pirouette. Cette lecture active permet de graver dans sa mémoire des passages et des personnages qui nous touchent particulièrement. Plus un livre est intéressant et percutant, plus les traces de ma lecture se multiplient. Il en est de même pour Jean-François Crépeau, j’en suis certain.
Ce qui m’a étonné, c’est que ce diable d’homme s’intéresse autant aux guides et aux livres d’intérêt général. Je m’en suis toujours tenu aux textes littéraires, aux écrivains qui publient dans des maisons reconnues et qui ont vécu l’épreuve de l’édition avec une direction littéraire. Je ne parle jamais des publications à compte d’auteur parce qu’il n’y a pas eu cette première lecture, cette réflexion sur un texte avant d’en arriver au livre.  On me l’a souvent reproché, parlant de mon élitisme.

AVENTURE

J’aime le travail patient, le regard de monsieur Crépeau sur les œuvres d’ici, certains ouvrages qui risquent de disparaître dans la bousculade des nouveautés. J’aime sa fidélité à de grands écrivains qu’il suit depuis des années. Nous partageons une même admiration pour l’œuvre gigantesque de Victor-Lévy Beaulieu. J’ai eu le bonheur de l’avoir comme éditeur, et ce dès mes premières incursions dans la poésie et le roman aux Éditions du Jour. Je pourrais ajouter à ma liste Gilles Archambault, Robert Lalonde, Louis Hamelin, Nancy Huston, Monique Proulx, Suzanne Jacob, Nicole Houde et bien d’autres. Un chroniqueur finit par se constituer une famille et il attend toujours sa dernière parution avec impatience.
Le numérique fait surface. Que dire de plus que ce qu’en dit monsieur Crépeau ? Trop tôt pour trancher. Le numérique séduit bien sûr, mais cela ne reste qu’un gadget qui permet un autre accès au texte. L’acte de lire n’est pas pour autant transformé. Si peut-être. Le marqueur jaune devient désuet et les crayons à mine de plomb. Ce qui importe, c’est le texte, l’œuvre que l’on doit parcourir, analyser et scruter.
Bien sûr, nous sommes très différents dans nos façons de rendre nos textes ou de fréquenter les écrivains du Québec. Nos empreintes n’empruntent jamais les mêmes sentiers, même en lisant un même livre. Je reconnais cependant dans Jean-François Crépeau « un compagnon des Amériques » comme l’affirmait Gaston Miron. Un frère qui partage une même passion pour les écrits du Québec, une littérature qui est peut-être « quelque chose comme une grande littérature ».

PASSION CHRONIQUE de JEAN-FRANÇOIS CRÉPEAU est paru aux ÉDITIONS TROIS-PISTOLES.

PROCHAINE CHRONIQUE : LE POIDS DE LA NEIGE de CHRISTIAN GUAY-POLIQUIN publié aux ÉDITIONS LA PEUPLADE.


jeudi 13 août 2015

Le livre des révélations de Victor-Lévy Beaulieu

VÉRITABLE TROU NOIR  qui aspire le lecteur que ce dithyrambe beublique de Victor-Lévy Beaulieu. Plus d’un mois à lire plusieurs heures par jour, à en rêver la nuit, n’arrivant pas à me détacher de l’univers de Nietzsche et de celui maintes fois visité de l’écrivain des Trois-Pistoles. Beaulieu plonge dans la parole extravagante de Nietzsche et cette époque où Richard Wagner ébranlait les colonnes du temple de la musique. Un livre qui échappe à tout ce que nous avons l’habitude de lire. J’en suis revenu épuisé, comme à l’époque où je courrais le marathon. Après l’épreuve, j’en avais pour des jours à vivre la douleur dans tous les muscles de mon corps. Une expérience de lecture extrême.

Victor-Lévy Beaulieu étourdissait en 2006 avec son remarquable livre sur James Joyce où il établissait un parallèle entre sa démarche d’écrivain, le Québec et l’Irlande. Joyce a su témoigner dans son œuvre des hésitations, des combats et des luttes de son pays qui a dû faire face à la famine, aux guerres civiles et de nombreux affrontements pour garder son identité face à l’Angleterre. Des guerres de religion aussi qui ont coupé le pays en deux.
Cette fois, Victor-Lévy Beaulieu s’aventure du côté de Friedrich Nietzsche, son œuvre foisonnante qui ébranle la pensée occidentale et aspire à inventer l’homme nouveau, le surhomme qui fera passer à une étape autre de la vie humaine. On a beaucoup fabulé sur cette notion et il faut lire attentivement cette fresque pour comprendre de quoi il retourne. Je sais que ce penseur et poète a accompagné l’écrivain des Trois-Pistoles pendant toute sa vie. Il suffit de voir l’importance qu’il lui donne dans son œuvre, particulièrement dans ses téléromans L’Héritage et Bouscotte.

ILLUMINATION

Les écrivains connaissent tous une rencontre marquante. Un livre change tout, ébranle toutes les certitudes. Il y a un avant et un après. Victor-Lévy Beaulieu entrait à peine en écriture quand Nietzsche est apparu dans sa vie. Il ne cessera d’y revenir, de le relire, de s’égarer dans les commentaires qui se sont multipliés au cours des années. Une vie suffit-elle pour explorer une œuvre comme celle de Friedrich Nietzsche ?
Mes éblouissements furent moins spectaculaires. Jean Giono d’abord et Gabriel Garcia Marquez. Après, il y a eu William Faulkner et Gunther Grass. Tout comme Victor-Lévy Beaulieu, j’ai connu des arrêts du côté d’Herman Melville, Victor Hugo, James Joyce, Jack Kerouac et John Steinbeck. Les Québécois se sont présentés plus tard.
Un mois de réclusion, une « retraite fermée » comme on disait dans mon enfance avec cet ouvrage qui exige d’autres habitudes de lecture. Il faut pouvoir l’aborder comme un livre sacré, debout devant un lutrin, pour le plaisir de s’attarder, de jongler et chercher en soi. Il faut souvent aller et revenir pour saisir la « substantique moelle » de l’écriture de Nietzsche et de Beaulieu. « Ce livre sans cesse médité » pour paraphraser Rimbaud devient une œuvre sans fin ni commencement.

INVERSION

On le sait, l’auteur de Monsieur Melville a inventé un personnage après la rencontre d’une jeune innue, je crois, même s’il affirme qu’elle était d’origine huronne. Elle étudiait au cégep de Chicoutimi. Il en a fait sa muse, son fantasme, celle qui se tient tout près de son épaule et qui lit le texte sur les grandes feuilles de notaire. Celle qui fait vivre le texte par son regard, sa présence et son souffle. La Samek que j’ai croisée jouait un peu de la guitare et chantait. Elle est devenue Samm dans l’œuvre foisonnante de Beaulieu et n’aimait pas Les Totems rouges de Chicoutimi.
L’écrivain délaisse la grande table de pommier et le stylo à l’encre bleue pour se tourner vers la lectrice. L’écrivain vieillissant raconte à celle qui l’a accompagné dans tous les chemins de l’écriture. Il devient lecteur de sa propre vie et de celle de Nietzsche qu’il traque de toutes les manières possible, fouillant dans ses œuvres, ses commentateurs, sa correspondance et la vie de ses proches.
Voici le livre des révélations, le livre qui touche les fondements de l’oeuvre de Beaulieu et celle du philosophe qui a pourfendu le catholicisme avec une rare justesse pour rêver l’utopie, une société où les frontières seraient abolies et où les langues fusionneraient. Un Babel inversé, une gifle à ce Dieu qui divise pour mieux régner. Ce rêve a hanté les despotes, les conquérants comme les philosophes. La pire des catastrophes bien sûr. L’humanité perdrait sa diversité et son originalité. On ne peut que constater l’assèchement de la pensée depuis que les Étasuniens ont imposé une culture jetable et éphémère. La monoculture tue les sols tout autant que la pensée.

BIBLE

Victor-Lévy Beaulieu emprunte la forme de la Bible avec ses divisions, ses formulations pour revenir sur sa vie, ses livres, la famille, sa mère et son père et ceux qui habitent l’œuvre de cet écrivain incomparable. Tout cela en suivant le parcours de Nietzsche qui est habité par un désir et une ambition à nulle autre pareille. Cet impulsif, orphelin de père très tôt, restera marqué par ce pasteur qui l’a entraîné dans la nature et fait de lui un marcheur, un Jean-Jacques Rousseau d’un autre genre. Un jeune homme qui finit par se brouiller avec tout le monde. Comment peut-il en être autrement quand on est convaincu de son génie, qu’on ne tolère pas la contradiction ou la remise en question de ses énoncés.

Il traverse aussi une crise religieuse - peut-on croire en Dieu, à l’Église et à ses pompes quand on est un homme de science ? La réponse de ses professeurs est évidemment affirmative, mais elle soulève dans l’esprit de Nietzsche une autre question fondamentale : ses maîtres sont-ils vraiment des hommes de science ? Parce qu’il est incapable de résoudre ce qui reste un mystère pour lui, Nietzsche devient un élève insupportable : il boit de plus en plus, ce qui le rend d’autant plus belliqueux, aussi bien auprès de ses maîtres que de ses collègues. L’un d’eux ayant osé le critiquer publiquement, Nietzsche le provoque en duel, rien de moins ! (p.187)

Il entretiendra une véritable guerre avec sa mère Franziska et restera fidèle à sa sœur Lisbeth toute sa vie. L’unique femme, celle qu’il peut dominer.

RETOUR

Victor-Lévy Beaulieu ramène les personnages de son dernier roman Antiterre où il rêve une communauté faite de partage, de travail, d’amitiés et d’amour. Un lieu rêvé où des réfugiés venus d’Afrique et d’ailleurs se donnent une chance de vie et de survie. Calixthe, la femme mère de la dernière utopie, règne sans partage avec l’écrivain sur ce Nouveau Monde. Une sorte de patriarche qui dirige son peuple, garde ses distances, préférant souvent les contacts avec les bêtes. Particulièrement avec le bouc Will Shakespeare qui s’en va doucement vers la mort, revigoré par des injections intraveineuses, le temps d’engendrer la descendance. Une manière de rêver le pays dans ce pays qui n’est toujours pas un pays, une façon de conquérir son autonomie et l’indépendance. Une agora où la raison domine l’ambition et la recherche du pouvoir. Très à propos en ces temps pluvieux d’élections fédérales.
Beaulieu passe beaucoup de temps à rêver dans le mausolée où reposent ses ancêtres. Parce que l’écriture pour Nietzsche est avant tout un rêve, une projection qui permet d’échapper aux affres du quotidien. Là, recroquevillé sur les os de ses géniteurs, le dernier de la lignée en quelque sorte, il ne voit guère ses filles sauvages, peut rêver tout son soûl, s’égarer dans la mythologie allemande, bondir dans le chariot du dieu Thor pour marteler le monde avec son gros marteau de sa main gauche.

Quel plaisir c’est celui de voir Will Shakespeare accompagner les moutons, les petits chevaux et l’ânesse dans les champs et les bois. Il s’y trouve si bien qu’il en oublie parfois que j’existe, surtout quand je lis dans le mausolée sur les ossements de mes ancêtres, puis que je m’y endors, à poings fermés, comme le dit l’adage, de sorte que j’oublie où, dans l’espace-temps, je voyage - cette constellation du Chien sans doute, car seuls leurs aboiements franchissent l’enclume et le marteau de mon oreille. (p.312)

Abolir le temps et l’espace, voyager dans l’œuvre du philosophe, le suivre en Suisse où il vivra et en Italie où il ira se ressourcer. Parce que Nietzsche a toujours été fragile et sa santé n’a cessé de lui causer des problèmes. Une myopie de plus en plus forte, des maux de tête et des nausées qui l’accompagnent partout, surtout quand il doit vivre des événements qui le contredisent. Et la drogue qui lui permet d’écrire des heures et des heures dans une belle euphorie, d’oublier le monde pour mieux admonester les humains et les éveiller à la conscience.

ÉTERNEL RETOUR

On le sait, Nietzsche a beaucoup parlé du cercle. La vie étant une longue courbe qui se déploie et qui revient à son point de départ. Alors tout recommence. Une pensée qui n’est pas étrangère au bouddhisme. Une grande roue qui emporte l’humain dans le recommencement et la répétition. Un cercle qu’il faut briser pour atteindre une autre dimension. Nietzsche y parviendra par la volonté de puissance, en devenant le surhomme, l’homme de la suprême intelligence, des désirs et de la conscience élargie.
Pour illustrer cet éternel recommencement, Victor-Lévy Beaulieu revient sur sa vie, ses livres, son histoire personnelle, celle de sa famille et le Québec. Moi, qui lis les écrits de cet écrivain depuis la parution de Mémoire d’outre-tonneau, j’ai eu souvent l’occasion de mettre mes pieds dans ses empreintes. L’enfance paradisiaque sur la ferme de Saint-Jean-de-Dieu, le jeune Victor-Lévy qui est déjà un surenfant en s’occupant de la ferme, des animaux et de la famille à l’âge où l’on s’amuse avec des chevaux de bois.

L’enfance est innocence et oubli, recommencement, puis affirmation sacrée de la vie, a écrit Nietzsche, à tort pour une bonne part, me semble-t-il. On y expérimente trop la cruauté, la sienne et celle des autres, pour qu’elle soit véritablement du seul domaine de l’innocence et de l’oubli : l’enfance est davantage une mémoire, donc un en-deçà ou un-delà de l’oubli, elle ne rejette rien de ce qui fait que l’individualité s’exprime dans ce corps-là et cet esprit-là, plutôt que dans celui d’un autre ; elle est peut-être commencement, mais jamais recommencement, ni affirmation sacrée de la vie : le recommencement et l’affirmation sacrée de la vie sont le nœud gordien de l’adolescence : ceux qui  le défont comme fit Alexandre le Grand deviennent vraiment ce qu’ils étaient depuis leur enfance. (p.137)

La grande déchirure surviendra avec le départ et l’installation à Morial-Mort dans un taudis où tout le monde se marche sur les pieds. Et il faut travailler pour survivre, chacun faisant son effort. L’amorce d’une autre vie, l’apprivoisement d’un autre monde, la certitude d’avoir perdu le paradis par la volonté du père. Il faudra une attaque de poliomyélite pour que tout bascule, pour que Victor-Lévy Beaulieu prenne définitivement la direction de l’écriture avec toute la démesure qu’on lui connaît.
Tout cela en évoquant le jeune Nietzsche, son enfance, la mort du père, les études, les maladies, ses espoirs, ses amitiés et son désir plus grand que tout d’être celui qui éclaire le chemin. Heureusement, Beaulieu n’a jamais eu ces prétentions même s’il demeure conscient de la place singulière qu’il occupe dans le monde des lettres québécoises.
Un écrivain doit revenir souvent sur ses empreintes pour savoir qui il est et ce qui le pousse dans les sentiers qu’il visite tout au long de sa vie. Je n’ai pas fait autre chose en évoquant constamment mes années à La Doré, ce bout de vie qui a imprégné tout ce que j’ai écrit par la suite. Comme si j’avais besoin de comprendre et peut-être, de retrouver ce paradis où nous avons pris conscience du monde. Qu’a fait Réjean Ducharme en refusant de faire vieillir sa Bérénice, Mille-Milles et Châteauguay ?
Victor-Lévy Beaulieu s’avance encore plus loin dans son intimité, ses amours avec la grande actrice rousse et la femme rare, la vie avec ses filles sauvages, ses heures d’écriture et le monde de l’édition. Ses migrations aussi jusqu’au grand retour au pays quand il achète la grande maison des Trois-Pistoles sur un coup de tête. Une demeure magnifique qui se dresse en dehors du village, face au fleuve qui change avec les heures du jour. Ce grand fleuve qui glisse vers la mer océane, avec l’entaille du Saguenay toujours visible de l’autre côté, là où tout a commencé pour la vie française en terre d’Amérique.

MIGRATIONS

Nietzsche vivra aussi de grandes migrations et se retrouvera pendant un certain temps dans l’intimité de Richard Wagner et de Cosima Liszt, la fille de Frantz. Il sera surtout près de Cosima, la femme idéale, pouvant être maternelle et aussi une interlocutrice. Une amitié dans l’ombre du grand Richard qui rêve de devenir la référence musicale en Allemagne et dans le monde, de bousculer toutes les conceptions que l’on peut avoir de la musique en écrivant des opéras démesurés, en réussissant à inventer Bayreuth où l’on ne joue que sa musique depuis. Deux êtres qui rêvent d’être les phares de leur siècle. Pas étonnant que cette amitié s’effrite rapidement. Deux surhommes ne peuvent cohabiter sans se faire de l’ombrage. L’un étant aussi convaincu que l’autre de la supériorité de son œuvre, de son rôle et de son importance.

« Comme cet homme pressent rien de la profondeur dionysiaque de la musique, il transforme à son usage la jouissance musicale en une rhétorique rationnelle de la passion parlée ou chantée, où les artifices du chanteur se donnent carrière. Incapable de vision, il prend à son service le machiniste et le décorateur. La condition nécessaire de l’opéra, c’est une croyance fausse au sujet de la création esthétique, c’est cette croyance idyllique que tout homme sensé est artiste. Conformément à cette croyance, l’opéra exprime la prétention esthétique des amateurs, qui édictent leur loi avec le souriant optimisme de l’homme théorique. » Ma chère Samm, garde en mémoire ces deux paragraphes de Nietzsche : ils seront au centre de cette rupture brutale entre l’auteur de La Naissance de la tragédie et celui de Siegfried. Le Père tant cherché y sera tué, et le Fils orphelin se crucifiera lui-même sur la crois de sa souffrance - inguérissable. (p.310)

Me voilà dans les méandres de la pensée de Nietzsche et celle de Victor-Lévy Beaulieu. Je fais des détours par les maîtres qui ont influencé ces écrivains, des événements et des rencontres qui changeront le monde dans lequel ils vivent. Tout autant en Allemagne que dans ce pays du Québec où Beaulieu travaille jour et nuit à écrire pour la télévision. Tout comme Nietzsche qui s’enferme de plus en plus et arrive à écrire en faisant l’usage de drogues. Comme Beaulieu le fera avec l’alcool. Des vies où seul l’objectif importe.
Victor-Lévy Beaulieu raconte à Samm, dialogue avec ses ancêtres, aimant mieux fréquenter ce bouc nommé Will Shakespeare qui l’accompagne jusqu’à la fin. On connaît la passion des animaux de Beaulieu. Ma vie avec ces animaux qui guérissent a connu un beau succès.

LECTURE

Me voici au bout du livre après avoir tourné les 1400 pages, les avoir détournées pour les retrouver. Et me voilà un peu égaré, fourbu, comme en manque. Parce que 666 Friedrich Nietzsche devient une sorte de drogue et peut créer la dépendance. Au bout du livre, mais encore dedans.
Nietzsche est aliéné et retourne chez sa mère, redevient le petit garçon qu’il était et sera totalement dépendant de sa sœur Lisbeth après le décès de Franziska. Elle s’occupe de ses affaires et décide ce qui doit être publié ou pas, charcute les manuscrits aveuglément. Une sœur qui devient la mère et l’héritière de son oeuvre. Nietzsche sera au-delà, du côté du surhomme peut-être, indifférent après avoir épuisé toutes les forces de son esprit et de son corps.
Il reste cette pensée qui peut engendrer toutes les dérives, la nécessité de la guerre pour éliminer les superflus, les pauvres, les inutiles qui ne savent toujours que répéter les gestes de leurs géniteurs.

La montée de l’individualisme, qui coïncide avec la venue des États démocratiques, renforce de génération en génération cette religion du bien-être, la conscience du citoyen se désintégrant au même rythme  que se développe son égoïsme. Conséquence ? Il finira par demander et obtenir le droit au bien-être, et cela sans même qu’il ne donne lui-même quoi que ce soit à la société. L’état le nourrira, l’habillera, lui offrira le gîte et le protégera de tous les dangers. Et principalement de celui de la maladie - comme si la maladie pouvait, non seulement être soulagée, mais abolie. C’est sur cette incursion que se fonde l’individualisme, et c’est sur cette illusion-là aussi que se fonde l’État démocratique - sur cette masse pauvre et maladive dont il a désormais besoin s’in ne veut pas voir son pouvoir lui échapper. (P.1163)

Que dire ? Souhaiter une société dirigée par des hommes qui savent où est la vérité et ce qui est bon pour ces parasites ? Ces idées permettent bien des dérives et des écarts. Il n’est pas loin de Jean-Paul Sartre qui affirmait que peu de gens atteignent la conscience et que la plupart vivent comme des animaux. C’est peut-être pourquoi le philosophe français a mis tant de temps à dénoncer les massacres faits par les Khmers rouges au Cambodge.

MAINTENANT

Victor-Lévy Beaulieu après cette entreprise semble nous dire que l’écriture est derrière lui, qu’il est devenu un simple lecteur et qu’il ne sait plus où vont le mener ses pas.

Chère Samm, voilà où j’en suis maintenant que je me trouve seul dans la vaste maison décorée aux couleurs gabonaises et me demandant, assis sur la longue table de pommier, si, depuis que je me suis à lire, je vis en état de syncope ou en état d’épiphanie. J’ai maintenant peur d’avoir tout imaginé, aussi bien L’Antiterre que Calixthe et ses enfants, aussi bien Abé Abebé que la mort de Will Shakespeare. Peut-être la vaste maison est-elle toujours aux Trois-Pistoles et peut-être y vis-je tout seul depuis trente-trois ans, en attente de ce sieur de Gallery venant d’Italie  du haut des airs - car lui seul pourrait me confirmer, m’affermir, m’assurer que je suis bien tel que je crois être, réel - c’est-à-dire ce qui ne peut s’inventer ni se forger, pas plus dans l’intention que dans l’attention. (P.1133)

Certes, voici la bible de l’écrivain des Trois-Pistoles, de ce pays qui n’est toujours pas un pays. Le livre le plus consistant, le plus ambitieux, celui qu’il a mis une vie à écrire et à ruminer comme disait Gaston Miron. Je l’ai suivi dans les grandes étapes de sa vie d’écrivain et d’éditeur, tout comme j’ai accompagné Nietzsche dans ses migrations, ses amitiés et ses amours avec des hommes qui se refusent et Lou Andréas Salomé qui sera la femme rêvée pendant un temps. Un amour presque, une femme qu’il aurait voulu épouser, mais que Lisbeth, sa sœur, a su éloigner.
Je me suis attardé aux épiphanies de cet immense livre où Victor-Lévy Beaulieu dresse un bilan touchant de sa vie d’écriture.

J’ai longtemps pensé aussi que si je faisais de ma vie le corps et l’esprit de l’écriture, l’épopée serait pour ainsi dire forcée de venir au monde de la volonté de puissance. Dans le grand chaudron des mots, j’ai décrit en premier lieu tout ce qui, dans les anfractuosités de ma société, devait être démembré : ses tares physiques tout autant que ses tares morales, sa pensée basse de plafond tout autant que le monde de ses fausses croyances - bref, tout ce qui pouvait constituer son être difforme. Je l’ai fait en prenant pour exemple la famille dans laquelle je suis né, au beau mitan d’elle, étant le sixième de onze frères et sœurs. Une famille comme il y en a eu tellement depuis l’établissement de la Nouvelle-France en Amérique septentrionale, le nez collé sur les choses proches, celles de la résistance - résister à l’hiver, aux printemps tardifs, aux étés pluvieux, aux automnes hâtifs, résister malgré la pauvreté des moissons et les maladies qui en sont le complément direct. (p.1361,1362)

J’ai refermé le livre avec l’impression d’avoir tout perdu et d’avoir tout gagné. La crainte d’avoir été avalé et régurgité avec Jonas. Comme si je savais tout de ces hommes plus grands que nature qui ont poussé leur vie dans la seule direction du texte, de la pensée pour aller au-delà du bien et mal, dans une dimension où les mots, les idées, les phrases se bousculent comme les dieux de l’antiquité savaient si bien le faire. L’impression de tout savoir et de tout ignorer. Comment retourner la pensée d’un écrivain, secouer l’œuvre d’une vie pour en connaître toutes les surfaces.
Une entreprise colossale qui met fin à un cycle d’écriture qui dépasse l’entendement. Ceux et celles qui veulent s’aventurer dans le métier d’écrivain, en ce pays qui n’est toujours pas un pays, devraient lire ce dithyrambe beublique.
J’ai refermé le livre du devoir et des révélations, mais il va continuer à me hanter et je sais que je ne pourrai résister à l’envie d’y retourner pour me pencher sur une épître, un passage sans cesse médité. Voilà peut-être le livre que l’on ne cesse jamais de lire,


666, Friedrich Nietzche, dithyrambe beubliques de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles, 1400 pages, 66,66 $.