ALFRED DESROCHERS, en 1966, répondait à la lettre
d’une jeune fille. Elle lui avait envoyé un projet de roman. J’imagine que le
poète recevait assez souvent ce genre de missives et qu’il répondait un peu pour
la forme. Tout écrivain reçoit ce type de demande un jour ou l’autre. Gisèle
Villeneuve, presque cinquante ans plus tard, répond à l’auteur d’À l’ombre de l’Orford dans un carnet
étonnant et souvent imprévisible. Une manière de dire ce qu’elle pense de la
littérature, de l’écriture, de son cheminement, de sa vie dans l’Ouest du
Canada.
Le carnet permet d’oublier les projets de fiction et de se faufiler
dans les coulisses de l’écriture. Il faut un peu de témérité parce que le genre demande une franchise totale. Ils sont quelques-uns
à pratiquer cette écriture en apnée depuis le début de cette collection dirigée
par Robert Lalonde chez Lévesque Éditeur. Gisèle Villeneuve signe ici le
huitième de la série. Une aventure qui permet d’ouvrir des portes et donne l’occasion à l’écrivain de flâner
dans des jardins que le roman lui interdit.
Gisèle Villeneuve jongle avec des idées bien arrêtées. Elle était
une jeune fille studieuse et certainement très audacieuse. Je n’aurais jamais
osé, quand j’ai commencé à fréquenter les mots, envoyer une de mes « tentatives » à une figure connue de la littérature. J’étais tellement imbibé de
mes lectures et obnubilé par des modèles qui me barraient tous les chemins. Certains
ont osé. Je pense à Pierre Caron qui a écrit à Georges Simenon. Il s’en est
suivi une belle amitié, une correspondance fort attachante pendant des années.
Alfred Desrochers était une figure connue et surtout un poète qui
n’a peut-être pas tout le mérite qu’il devrait avoir dans l’histoire de la
poésie québécoise. Un explorateur attentif de son milieu, de la condition de
ses semblables et de sa présence en cette terre d’Amérique que l’on feignait
d’ignorer alors.
LA LETTRE
Gisèle Villeneuve n’a pas oublié les mots du poète. Ce n’était pas
l’enthousiasme qu’elle attendait, certainement. On est si fragile quand on fait
ses premiers pas dans le monde du dire, si malhabile et si plein de clichés.
Nous ressemblons à une mince couche de givre un matin d’automne qui se brise au
moindre toucher.
Pour confesser quoi ? Mon impolitesse de ne pas vous avoir
répondu ? Pourtant, j’étais bien élevée. Pour justifier quoi ? Ma maladresse de
fille de quinze ans ? Plutôt l’expression d’une timidité apprise en famille.
Propos futiles qui n’expliqueraient rien. Malgré votre encouragement et vos
compliments sur mes premiers jets d’écriture, pourquoi n’ai je pas répondu à
votre lettre ? Je prends une gorgée de café. Par la fenêtre, je vois la
rivière. Sur le sentier, une joggeuse passe. Puis un cycliste. Vous regarde
droit dans les yeux. Parce que, cher poète disparu, je ne vous ai pas cru.
(p.18)
Comment lui parler au-delà de la mort ? Dire ce qui n’a pas été
dit. L’écrivaine s’est installée dans la partie ouest du Canada l’année où le
poète est décédé. Elle a appris l’autre langue et peut bondir de l’une
à l’autre sans perte d’équilibre, comme elle le fait quand elle va en montagne,
se lance à l’assaut d’une paroi friable où elle doit penser chacun de ses
gestes pour arriver au sommet, voir loin, voir le monde de haut comme
l’écrivain doit le faire.
Alfred Desrochers sera plus une oreille, écoutant celle qui tourne
dans les mots comme une derviche. Et que peut un mort, que lui
faire raconter quand il s’est recroquevillé dans le silence depuis tant
d’années ?
DEUX MONDES
Gisèle Villeneuve croit au travail, à la réflexion, au devoir de
choisir les mots avant de s’aventurer dans un texte. Bien sûr, elle est souvent
déroutante, surtout par son choix d’écrire en français et en anglais. Les deux
langues se bousculent dans son esprit et s’imposent quand elle glisse sur la
surface friable de la page. Non pas un mélange ou une forme de métissage, mais
la juxtaposition des deux langues qui se relancent et s’interpellent.
Cette pratique de la bi-langue en écriture, d’où vient-elle ?
Alfred, c’est en vous posant la question que je le reconnais. Cette pratique de
la bi-langue vient de l’amour, car je suis devenue amoureuse in anoher
language. Ce lien d’amour en écriture a poursuivi son petit bonhomme de chemin.
À mon insu. Ce qui donne encore raison au conseil de Lou : « Il faut non
seulement que la substance […] ait sombré dans l’oubli, mais encore qu’elle ait
été épuisée. » (p.89)
Madame Villeneuve peut aller de l’une à l’autre selon les moments
d’écriture, les émotions. Un peu difficile pour quelqu’un comme moi
qui trébuche souvent en lisant la langue anglaise. Chose certaine, cela demande
une gymnastique particulière. J’ai dû faire un effort singulier, me débattant
un peu comme un poisson hors de l’eau.
Pour revenir à l’écrit. Dans mon écriture, la bi-langue est
strictement un jeu littéraire. Le glissement d’une langue à l’autre dans le
texte est un jeu d’amour, qui amplifie le plaisir du rythme et du son. Le
plaisir aussi d’un certain déséquilibre. The uncanny. L’insolite. Une
désorientation temporaire pour faire pencher l’esprit, pour le forcer à
percevoir autrement. (p.95)
Malgré toutes les affirmations de l’écrivaine, je reste perplexe
devant cette façon de traduire la réalité. Bondir d’une langue à l’autre,
s’amuser à écrire dans la juxtaposions des « deux langues officielles » me laisse
perplexe. Je sais ce que Gisèle Villeneuve va dire.
Tout de même, contrairement aux réactionnaires (les traumatisés
de ma génération ?), je vois en ce jeu des deux langues parlées l’expression de
la plasticité du cerveau, qui intègre dans la pratique les deux langues dont
les éléments de syntaxe, de grammaire et de l’oralité sont dispersés partout
dans le cerveau. (p.94)
L’écrivaine a écrit Visiting
Elisabeth, un roman bi-langue qui peut être lu, selon elle, autant par les
francophones que les anglophones. Il faut être au-dessus du volcan pour arriver
à planer d’une langue à l’autre. Ce que je ne saurais faire. Il faut une vie pour apprivoiser une
culture et une langue... Il me semble que cette entreprise nous laisse dans un
entre-deux, sans jamais arriver à s’arracher à la gravité des mots, d’une
pensée ou d’un regard.
LITTÉRATURE
Gisèle Villeneuve s’attarde à des projets qui prennent forme très
lentement, raconte son amour de l’escalade et de la montagne. Ce sont là les
plus belles pages de ce carnet qui nous entraîne dans un monde où chaque geste
doit être pensé. Sinon, c’est la glissade et la mort. Un exercice exigeant
physiquement comme l’écriture qui doit être une sorte d’ascèse où les mots
deviennent essentiels au projet.
Elle raconte son enfance à Montréal, sa découverte du monde et son
apprentissage de la vie, ses amours avec un homme d’origine tchèque et sa
migration à Winnipeg. Le carnet devient
quasi un manifeste, une tentative de traduire une réalité qui ne cesse de bouger.
Malgré mes hésitations, je sais que Gisèle Villeneuve va continuer
sa route, grimper les parois des montagnes pour atteindre le sommet à bout de
souffle. Parce que l’écriture, peu importe où l’on se trouve, peu importe la
langue, est une aventure d'équilibriste. Chaque geste doit être pensé pour
éviter la catastrophe. Madame Villeneuve y réussit parfaitement et souvent dans
une prose étonnante. Elle aura au moins le mérite de m’avoir fait lire dans
l’autre langue, ce que je fais rarement, ayant assez de mal déjà à me faufiler
dans les textes en français. Un carnet étonnant où l’auteure bouscule nos pensées, nos certitudes et nos hésitations. L’écriture est là pour ça après
tout.
Oui, j’ai hésité devant certains propos, mais j’ai aimé. Et l’idée
de répondre à Alfred Desrochers m’a donné le goût de relire « ce fils déchu de
race surhumaine ». Un carnet fascinant, une pensée originale qui n’emprunte pas
les chemins balisés. Un étonnement et une manière particulièrement originale de secouer la réalité
et l'art de dire.
NUE ET CRUE LETTRE AU POÈTE DISPARU de
GISÈLE VILLENEUVE est publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.
PROCHAINE CHRONIQUE : Un été à Provincetown, de CAROLINE VU, paru aux ÉDITIONS DE LA PLEINE LUNE.
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