LES VIETNAMIENS ONT VÉCU bien des
pérégrinations avec la guerre d’indépendance contre la France et aussi ce conflit
qui a scindé le pays en deux. Plusieurs familles du Nord, surtout les plus
nantis, ont quitté Hanoï pour migrer vers le Sud en espérant retrouver la vie
d’avant avec l’intervention des Américains. On sait ce qui s’est produit avec
la victoire des troupes communistes. Des milliers de personnes ont pris la
fuite pour s’installer dans différents pays. Plusieurs sont venus au Canada et au
Québec. La famille de Kim Thuy est peut-être la plus connue avec la célébrité de
l’écrivaine. Caroline Vu raconte son périple, l’histoire d’une famille étonnante.
Bien des réfugiés
vietnamiens ont fui les communistes, trouvé des bateaux, souvent en très
mauvais état, pour migrer en Amérique où ils pensaient trouver la paix.
La famille Vu était bien nantie à Hanoï avant la guerre. Le grand-père avait fait
des études en Europe, était devenu médecin et avait participé à la guerre
contre l’Allemagne. Il ne jurait que par la France et comme l’écrit la
narratrice, sa petite-fille, il était parfaitement aliéné. À son retour au pays,
il a vite fait de s’installer et de s’enrichir malgré un penchant pour l’opium.
Plusieurs Vietnamiens choisissaient la drogue pour oublier les affres de la vie
et cette guerre fratricide. Des familles entières quittèrent les zones de combats, se
réfugièrent à la campagne. Des jeunes hommes s’enrôlèrent dans un camp comme dans
l’autre pour participer à l’histoire, créant des tensions.
La famille Vu vit des
moments singuliers avec la guerre contre les Français d’abord et ce conflit où les
Américains régentent tout.
Les livres
d’histoire appelleraient ce nouveau conflit une « Guerre par procuration »
entre les deux superpuissances de l’époque : les États-Unis et l’Union
soviétique. Ils la classeraient habilement dans la rubrique « Guerre froide ».
Les médias occidentaux, quand ils feraient allusion à cette sanglante période,
l’appelleraient Guerre du Vietnam. Mais au Vietnam, les gens l’appelaient
Guerre américaine. Pour eux, la guerre n’était pas froide ; elle était
brûlante. (p.20)
La famille finira
par quitter le pays pour venir en Amérique, aux États-Unis d’abord, et à
Montréal ensuite. Après tout, on parle français à Montréal et c’est l’endroit
idéal pour plusieurs qui connaissaient la langue. La famille aura tout perdu
dans cette aventure.
La cité que nous
quittions puait le diesel qui montait de ses sordides ruelles dans lesquelles à tout moment on
risquait de se faire tuer ou au contraire d’avoir de la chance au jeu, de
trouver l’amour ou le plaisir dans la drogue. Saïgon ne dormait jamais, malgré
le couvre-feu et les missiles. Partis d’un tel endroit où tous les excès
étaient possibles, nous fûmes parachutés du jour au lendemain dans une petite
ville de Nouvelle-Angleterre, paralysée le soir où nous arrivâmes par la
première tempête de neige de la saison. (p.31)
Le grand-père,
perdu dans les volutes de l’opium, devient de plus en plus absent et perd
contact avec la réalité. La grand-mère, une femme autoritaire, s’accroche aux traditions
qui ont toujours régi la famille. Les mariages des filles, par exemple, qui sont
organisés par les parents pour créer des alliances entre des clans et améliorer
leurs conditions matérielles. Elle forcera ses filles à épouser des hommes
qu’elles n’aiment pas alors qu’elles sont encore des adolescentes. Ce sera le
cas de la mère de la narratrice, une femme de tête, une rebelle qui entend
faire sa vie et vivre ses émotions.
En ces temps
troublés, l’amour importait peu. Tomber amoureuse de quelqu’un avant de
l’épouser était devenu une idée farfelue. Comme beaucoup d’hommes de sa
génération, grand-père n’imaginait pas que les femmes soient capables de
prendre seules soin d’elles-mêmes. Oui, les jeunes filles avaient effectivement
besoin de maris pour les protéger ! Ce furent donc les soldats japonais qui
scellèrent le destin de ma mère. Mes grands-parents arrangèrent les mariages de
leurs trois filles plus âgées en quelques mois. Ma mère se révolta mais sa
rébellion ne la mena nulle part. (p.44)
Elle aura des
aventures hors mariage et même des enfants avec un cousin. Un frère étudiera en
France, épousera une Française et reviendra au Vietnam. Cette Européenne n’arrivera pas à s’adapter et abandonnera son fils. Des enfants mal-aimés, perdus et cette
grand-mère qui réussit, la plupart du temps, à imposer ses diktats. Elle m’a
fait penser à un personnage de Gabriel Garcia Marquez qui vit plus de cent ans.
SAGA
Véritable fresque qu’esquisse
Caroline Vu avec cette tribu où des femmes résistent aux traditions et aux perversités
des hommes. Elles vivent leur vie comme la mère de la narratrice qui devient
femme d’affaires au Vietnam, dirige un restaurant français très fréquenté avant
de migrer à Montréal, de faire des études en médecine pour devenir indépendante
matériellement. Elle s’impose, mais d’autres seront brisées par ces mariages qui
ressemblent plus à des condamnations.
Des oncles, des
cousins, des coureurs de jupons qui agressent les femmes du clan, finissent par
les mettre enceinte sous le regard complaisant de l’aïeule qui fait tout pour
protéger sa réputation. Il y aura aussi un mari qui se faufile dans les
chambres le soir pour caresser les petites filles. Et Daniel, le mal-aimé, vivra son homosexualité en prenant tous les risques. Il sera victime du sida qui
commence à faire des ravages dans la communauté gaie même si son père et la
grand-mère nieront toujours cette réalité.
Puis elle ajouta
rapidement : « Il n’y a pas d’homosexualité dans ma famille vietnamienne.
Je ne sais pas ce que c’est et je n’en ai jamais entendu parler ! » Grand-mère
aimait opposer une fin de non-recevoir à certaines choses. Elle prenait plaisir
aussi à critiquer les autres. Elle ne s’accusait bien sûr jamais, ne remettait
jamais ses propres actes en question. S’il s’avérait que Daniel s’était avili,
grand-mère en rejetait la faute ailleurs. Dans son esprit, les problèmes de
Daniel trouvaient leur origine dans les gênes médiocres de Catherine. Ces gênes
français de bas-étage, qui avaient donné naissance à un individu lascif et
narcissique, n’étaient assurément pas de qualité « Champs Élysées », mais
semblaient sortir tout droit des catacombes de Paris. (p.124)
Véritable saga qu’esquisse
Caroline Vu avec ses drogués, ses prédateurs, ses femmes fortes, ses victimes
et surtout cette terrible grand-mère qui s’accroche à des traditions malgré la
vie qui ne peut plus être la même avec les migrations.
Je pensais en
savoir beaucoup sur le Vietnam après avoir lu Kim Thuy qui a raconté un
parcours similaire. Caroline Vu va plus loin en dressant un portrait sans compromis,
décrivant des hommes et des femmes dans leur grandeur et leur petitesse, dans des
vices que l’on tente de dissimuler pour sauver sa réputation. La grand-mère
n’hésite jamais à sacrifier un membre de sa tribu pour garder son pouvoir et son
image. Un monde qui s’effrite avec ses fous, ses irresponsables, des incompris,
des rebelles qui réussissent à faire des études et à faire leur chemin dans leur
nouvelle société.
Un roman
formidable qui présente des figures inoubliables comme celle de cette
grand-mère séduisante malgré ses travers. Il a fallu beaucoup de courage à
Caroline Vu pour ouvrir les coffres de sa famille et tout mettre sur la table. Elle
en sentait le besoin, surtout l’obligation. Il fallait dire certaines vérités à ses
enfants.
En Amérique du
Nord, mes enfants mènent une vie plutôt normale. Ils suivent les drames des
vedettes des émissions de téléréalité. Ils passent des heures sur Facebook,
photoshoppent ce qui leur arrive tous les jours. Dans leur quête d’identité,
ils se googlent. Mais les identités ne se trouvent pas sur Internet. Elles se
trouvent dans les mots transmis d’une génération à une autre. Les récits
familiaux, tout à la fois dérangeants et fascinants, hurlent pour se faire
entendre… Cette histoire d’un pays dont tout le monde parlait naguère, mais
qu’on oublie aujourd’hui, mérite d’être racontée. C’est pour eux que je la
raconte, pour les enfants de la prochaine génération. (p.178)
Un récit qui m'a laissé le souffle court et le cœur en chamade. Un moment de l’histoire qu’il faut
connaître, ne jamais oublier. Une tragédie qui ne cesse de se répéter avec tous
les conflits, les millions de réfugiés qui ne savent où aller pour arriver à respirer tout simplement. Un livre brûlant d’actualité.
UN
ÉTÉ À PROVINCETOWN de CAROLINE VU est publié aux ÉDITIONS DE LA PLEINE LUNE.
PROCHAINE
CHRONIQUE :
LES YEUX TRISTES DE MON CAMION de SERGE BOUCHARD,
paru chez BORÉAL ÉDITEUR.
http://www.pleinelune.qc.ca/titre/443/un-ete-a-provincetown
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