mercredi 26 juin 2024

L’AVENTURE DE LA VIE EN DIX NOUVELLES

LES TEXTES d’Étienne Goudreau-Lajeunesse nous entraînent d’abord dans le monde rural, sur une ferme avec ses rites, ses habitudes, ses fêtes qui marquent les saisons. Cela n’empêche pas l’écrivain, qui en est à son premier livre, de déborder sur la vie moderne avec ses obligations, ses points de repère et des heures incontournables. Pourtant, il y a des jours dans l’année où il faut renouer avec les siens pour s’inscrire peut-être dans le temps et l’espace.

 

Tout commence en automne avec la nouvelle Cochoncetés qui donne le titre au recueil. Le cochon que l’on a soigné pendant des mois et que l’on abat selon un rituel défini, provoquant des moments intenses et des joies. Je me souviens de ces jours attendus qui arrivaient toujours après les premières grosses gelées. Nous n’avions pas de congélateur alors et ma famille conservait la viande dans le hangar. C’était une fête où l’on glissait de la vie à la mort (ou l’inverse) en immolant le cochon qui nourrirait la maisonnée pendant toute la saison froide. Le moment dramatique survenait quand mon père attrapait le porc avec une sorte de collet qu’il lui passait dans la gueule avant de le traîner dehors. Les cris de l’animal, ses hurlements stridents que j’entends encore. Jusqu’à la saignée effectuée par mon père. L’acte sacrificiel lui était réservé. C’était toujours lui qui saignait le cochon et jamais un de mes frères ne s’est chargé de cette tâche. Nous scrutions chacun de ses gestes en silence lorsqu’il officiait. 

Le sang giclait avec les battements du cœur de la bête et nous le recueillions, les plus jeunes, dans un poêlon qu’il fallait remuer pour que le précieux liquide ne caille pas. Les hurlements du porc restent un moment dramatique. Je me demandais si notre cochon savait que sa fin était arrivée. Je pensais que oui et je le crois encore. C’est pourquoi il protestait de toutes ses forces. Rien d’aussi spectaculaire avec la taure. Mon père, le maître de la vie et de la mort, l’abattait avec sa carabine Winchester 30-30 un peu plus tard dans la saison. 

Après, quand le grand bac d’eau chaude fumait, nous ébouillantions le cochon avant de le gratter avec des couteaux pour enlever les poils, pour que sa peau devienne lisse et rose. Tout le monde y participait et c’était la fête, les rires alors.

 

«Le cochon est bel et bien mort, la balle s’est logée dans la tête. Ça, les enfants, c’est un fusil de chasse de calibre .410, ça nous assure une mort rapide, il faut tenir le fusil à environ dix centimètres de la tête et tirer avec assurance, avec assurance, je vous dis, surtout ne pas avoir peur, c’est ainsi qu’on assure à la bête une mort digne, on n’est pas un abattoir industriel, ici, on fait les choses à l’ancienne, avec respect et humanité, et pendant que le père prononce ces paroles, la main sur le cœur, les enfants l’écoutent, immobiles, fascinés par le cochon échoué dans la boue.» (p.12)

 

La mort que l’on regardait en face dès que l’on pouvait demeurer sur ses deux jambes. Un rituel où les adultes et les enfants avaient leur rôle défini et que nul ne contestait. 

Un moment sacré.

 

QUÊTE

 

Les dix textes du recueil d’Étienne Goudreau-Lajeunesse flirtent avec la vie et la mort. Comme s’il se glissait dans nos existences sur la pointe des pieds et qu’il nous arrêtait sur des moments où nous avons l’impression de courir sur une corde raide. 

J’avoue avoir un faible pour la nouvelle intitulée L’inachevé. Un peintre tente de capturer le réel avec ses pinceaux et ses couleurs. Jamais il ne parviendra à être satisfait de son travail. Comment piéger le temps, l’instant qui contient tous les autres?

 

«Il s’était enfoncé dans une logique sans idéal, il ne lui restait que ce qu’il appelait le réel, toujours changeant, insaisissable; le peintre ne s’en était jamais rendu compte, mais il essayait dans son œuvre d’enfermer non pas un instant du réel, mais le temps lui-même, le temps qui transforme tout, qui corrode et qui détruit. Et le temps avait eu raison de lui.» (p.72)

 

Un texte percutant, une quête impossible, l’obsession de tout artiste, peintre et écrivain, qui cherchent la perfection qu’il n’arrive jamais à effleurer. C’est pourquoi les créateurs recommencent sans cesse leur travail pour faire, peut-être, ce qu’il croit être un pas vers l’absolu. 

 

BASCULE

 

Il y a aussi le moment fatal où un accident se produit. La vie que l’on savourait par tous les pores de sa peau n’est plus. Il a suffi d’une seconde d’inattention et tout bascule.

Parce que la vie garde les mains sur la mort, qu’on le veuille ou non. Les deux faces de ce qu’est l’existence. L’enfance et l’adolescence où on a l’impression d’être capable de tout et la vieillesse où la mort occupe peu à peu tout le terrain. Nous le savons, le vivons jour après jour, mais faisons souvent comme si nous étions immortels. Il faut toujours cette tension pour que la vie soit possible. Gaudreau-Lajeunesse l’illustre avec une habilité remarquable. 

Une écriture particulière qui bouscule tout, vous arrête dans un élan pour s’attarder dans une fulgurante lucidité, à des gestes que l’on effectue sans y penser la plupart du temps et qui font que l’on forme une famille, un clan avec ses fêtes, ses traditions et ses rites qui vous rapprochent ou vous éloignent dans certains cas. Parce que l’existence n’est qu’une suite d’habitudes qui avalent les jours et les semaines.

Chacun des textes de cet auteur devient un temps de connaissance qui transforme et nous pousse peut-être vers une forme de clairvoyance. Nous en sortons plus conscients du moment présent et de tout ce qui constitue l’aventure de la vie. Une quête de beauté et du réel certainement. Tout ce qui reste insaisissable et que l’on tente d’attraper dans nos folles occupations et nos obsessions. L’écrivain nous garde sur un pied d’alerte et nous permet de plonger dans des éclats de vie où nous sentons, entre deux respirations, la pulsion de l’être et sa fragilité. Dix moments fascinants et intenses.

 

GOUDREAU-LAJEUNESSE ÉTIENNE : Cochoncetés, Éditions du Boréal, Montréal, 152 pages.


https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/cochoncetes-4030.html

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