jeudi 14 mars 2019

LARRY TREMBLAY CHASSE LES MOTS

JE NE SAIS SI Larry Tremblay s’est inspiré du cerveau avant de se lancer dans l’écriture de ce récit poétique. Comment dire ? L'ordinateur que nous avons dans la tête se partage les perceptions du monde ambiant entre les deux hémisphères. La gauche qui s’attarde aux petites choses sans établir nécessairement de liens entre eux. Tout comme l’oeil gauche, symboliquement, considère ce qui se déploie devant, permet de faire face à tous les dangers réels ou imaginaires. Le cerveau droit embrasse l’espace, reste plus conceptuel et social si vous voulez. Cette partie serait reliée à notre aspect féminin et à l’intime. Comme quoi nous surprenons le monde des deux côtés à la fois pour entendre, comprendre, s’imposer dans un environnement qui peut être hostile ou fascinant ?

L’œil soldat fait appel au regard qui permet de voir notre milieu de vie dans toutes ses dimensions. La vue gauche qui s’attarde, je dirais, au récit ou à l’ensemble des moments qui vont de l’enfance à l’âge adulte. Les grands et petits événements qui forment une trame, ces expériences marquantes, traumatisantes qui finissent par devenir l’aventure humaine. Comme si la personnalité des individus était un énorme casse-tête qui s’assemble lentement et patiemment pour constituer un individu avec ses humeurs, ses envies et ses lubies. Tout ce qui permet d’avancer dans la vie, de s’installer dans un lieu et de marcher jusqu’à notre dernier souffle. Des sensations d’abord de froid et de chaud, de contact avec la lumière et l’obscurité que nous apprenons dès les premières respirations. La découverte de notre environnement par ces « senseurs » que possède le corps. Le récit de la création dans la Bible est l’allégorie parfaite de cette prise de conscience du réel ambiant. Le voyage de l’enfance marque à jamais et oriente notre regard sur le monde et les humains.

Je dors
au creux des mains
d’une femme
aux longs cheveux

Les questions
n’existent pas

J’ajoute au soleil
un regard (p.12)

Prendre conscience de l’espace qui peut vous aspirer et le moi, mon refuge dans l’aventure de la vie. Tous ces apprivoisements et ces apprentissages avant de devenir un regard qui reconnaît les choses. Comme si le cercle qui est scellé sur soi à la naissance devait se briser pour nous permettre d’avancer vers l’horizon qui se rapproche ou s’éloigne selon les saisons et les expériences.

RÉCIT

Larry Tremblay scande un récit qui devient une respiration (jamais plus de trois ou quatre mots par strophes), une sorte de marche qui hypnotise. L’écrivain s’attarde d’abord, dans L’histoire de l’œil gauche, à l’enfance, à des souvenirs qui forment peu à peu une trame narrative. Comme s’il fallait avancer en regardant derrière soi pour comprendre le monde dans lequel nous sommes piégés. Des éclats de mots, des gestes précis, une douleur, autant de moments d’oublis, de bonheur et de recommencement. Parce que la mémoire trie tout, rejette autant qu’elle accumule. Et quelle aventure pour s’arracher aux menottes du passé pour conquérir son territoire d’adulte !

M’enfuir de moi-même
laissant
une peau d’enfant
que ma mère au matin
tassera d’un coup de balai ?

Je me réveille dans mon lit
le sourire cousu (p.19)

Pour devenir humain, il faut explorer la planète qui fascine ou encore un territoire restreint, vivre des expériences, encaisser des coups, se débattre avec des chagrins qui burinent l’esprit et arrivent souvent à vous briser. Quelle terrible aventure que celle d’échapper à l’enfance. Tout s’entasse dans le capharnaüm du passé. Douleurs, bonheurs, plaisirs, découvertes, images obsédantes que nous cherchons souvent à oublier. Les écrivains sont particulièrement doués pour ressasser ces souvenirs. La vie est une sorte de tableau et des moments y laissent leurs empreintes ou encore glissent à la surface sans rien y écrire. Vivre, occuper le véhicule qui nous donne un regard unique dans la cohue humaine. Tout ce que nous touchons, goûtons, aimons, détestons nous suit jusqu’au dernier souffle que nous cherchons à repousser le plus loin possible.

PARTAGE

Larry Tremblay suit la ligne qui se faufile entre l’oeil gauche et le droit. C’est la démarche même de l’esprit et monsieur Hegel aura été particulièrement sensible à cette façon de secouer le réel et de tenter de s’expliquer avec la vie.

La rivière
coule à présent
solide comme une phrase

Je la regarde écrire
le lent commencement
du jour (p.42)

Et notre frère bouge dans mon espace, impose des règles et des comportements. Nous avons besoin de tous les esprits pour former une nation ou un clan. Mais comment ne pas être avalé par ce moule qui casse votre originalité et demande à tous de marcher d’un même pas ? L’autre si violent, autant que soi. Les alarmes sonnent, mais nous sommes sourds depuis si longtemps, obsédés par des croyances, des vérités et des dieux. Les sociétés imposent une direction qu’il faut suivre sans discuter. Pourtant, respirer en Amérique du Nord, au Québec, ce n’est pas vivre au Pakistan ou à Bamaoul en Sibérie. Mais peu importe l’endroit de la planète, l’individu doit lutter, tuer si nécessaire au nom de principes souvent fallacieux. C’est le monde de l’œil droit. L’ensemble, la dictature du plus grand nombre ou du despote. Le combat s’amorce, terrible chez Larry Tremblay pour résister, retrouver peut-être l’enfant qui s’émerveillait d’un rayon de soleil, de la présence d’une femme aux cheveux longs, d’une comptine qui le faisait sourire. Comment échapper à l’œil soldat qui cherche le sang, sème la mort autour de lui pour prouver qu’il est là.

ŒIL DROIT

L’œil droit surprend celui qui marche à vos côtés, vous apostrophe en empruntant vos mots, vos gestes, les mêmes regards et les mêmes larmes. L’autre qui devient le danger que vous représentez pour lui. L’arme que vous pointez vous menace tout autant qu’elle vous protège. Le langage bat les tambours, affole les slogans que l’on a martelés sur les enclumes de la guerre. Toutes ces phrases qui vous cernent depuis la conscience peut-être du vent sur vos paupières. Alors, Larry Tremblay entreprend de parler autrement pour se donner un regard neuf, tenter de se sevrer du goût du sang et de la mort ?

acheter des mots neufs
remplacer
ceux qui ont failli
tuer
les mots malades
pour tuer le désir de tuer
piétiner les mots
avec leurs lèvres
leur claquement

que faut-il pour que la neige
retrouve la vue ?

faut-il que la langue
pour désintégrer
les mots prières
les mots d’attentats
se suicide ? (p.60)

Comment neutraliser le meurtrier, contrer la catastrophe qui avance sur tous les fronts, calmer la révolte de la Terre qui n’en peut plus de nos déraisons de prédateur ? Est-il possible de s’inventer autrement ? Peut-on se faire confiance ? Nous avons été capables du pire à travers les âges ? Comment faire face au soldat, à l’œil chasseur qui n’aime que la mort et la destruction.
Voilà certainement une entreprise nécessaire qui doit mobiliser l’humanité si elle veut survivre. Et pas question de nous décharger de nos responsabilités sur les épaules de la génération qui suit. Il faut agir là, maintenant, dans le matin qui débute, dans la neige qui tombe tout doucement pour recouvrir les plaies de l’hier.

J’enlève mon casque.
Avec lui, j’arrache la peur de ma tête.
J’arrache la lumière noire de mes cheveux.
J’arrache la boue, le sang séché.
J’arrache ma tête de soldat.
Je ne veux plus tuer. (p.75)

Larry Tremblay secoue des phrases, les messages creux et nos missions impossibles. Il exige une  sorte de métamorphose pour arriver à nous tourner résolument vers l’humain que nous avons ligoté en nous. L’éveilleur en appelle à la mutation. Il faut tuer le tueur, celui qui se nourrit de sang et de toutes les violences. Une tâche terrible, nécessaire, de survie.
L’écrivain nous offre un chant qui permettra peut-être, dans le battement des tambours et des messages publicitaires, de retrouver notre âme et le sens du mot conscience.
L’appel grince dans la cacophonie actuelle où tout le monde parle en même temps sur les réseaux sociaux sans jamais se donner la peine d’écouter. Le romancier et dramaturge hurle, mais qui a encore des oreilles pour entendre ? Qui veut comprendre dans la « clameur marchande » pour paraphraser Jacques Godbout.
Et je suis là, dans mon hésitation, dans ma crainte, dans la paix blanche qui tombe tout doucement sur la pointe Wilson, devant le grand lac qui pousse des ombres vers le large. 
Le vent reprend la voix de Larry Tremblay qui me répète de ne pas désespérer, que je dois respirer pour muter, enlever ce casque qui étouffe mes pensées. Il est possible de vivre sans entendre le sifflement des balles et des bombes. Malheureusement, Donald Trump ou Vladimir Poutine ne liront jamais L’œil soldat. Il le faudrait pourtant.
Et je crois, avec Larry Tremblay, que la poésie peut changer le monde et notre langage de guerrier. L’écrivain me donne des mots pour comprendre mon malaise devant l’œil gauche qui cherche à crever l’œil droit. Je m’ouvre les oreilles pour l’entendre dans le vent qui secoue les pins tout autour de la maison. 
Je sais, ce texte va m’accompagner longtemps, me réveiller la nuit, lorsque la lune plaque des silhouettes sur la neige ou encore quand je me faufile entre les épinettes et les sapins sur mes skis. Ces mots qui collent à la complainte d’un arbre qui geint dans le froid qui paralyse tout. C’est le propre des livres nécessaires, des images qui vous font respirer et espérer. Vivre mieux tout simplement.


L’ŒIL SOLDAT, récit poétique de LARRY TREMBLAY, publié chez LA PEUPLADE, 2019, 96 pages, 19,95 $.


http://lapeuplade.com/livres/oeilsoldat/

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