mercredi 27 février 2019

L’AMOUR AU TEMPS DU QUOTIDIEN

J’AI AMORCÉ MA LECTURE d’Un lien familial de Nadine Bismuth, tout doucement, sur la pointe des pieds, me laissant emporter par une histoire où les couples se défont. Les héritiers sont ballottés entre les parents qui se perdent, se détestent, doivent se voir parce qu’ils partagent la garde de leur progéniture. Des problématiques quotidiennes, des gestes qui remplissent le jour du matin au soir. Soins aux petits, l’école, le gardiennage, les lunchs, les maladies, les mensonges, le travail qui vous aspire, la grisaille que l’on accepte au nom de l’enfant et peut-être aussi par lâcheté. Il reste à se stimuler dans une aventure avec une collègue ou un proche quand on n’a pas le courage de prendre la situation par les cornes et de tout bousculer. Et puis après une centaine de pages, j’ai décroché, un peu par lassitude, n’arrivant pas à m’émouvoir avec Magalie, Mathieu, Sophie, Guillaume et les enfants. Même si Monique, la mère de Magalie, se met de la partie avec un nouvel amoureux après des années de veuvage.

Des semaines plus tard, j’ai recommencé ma lecture, me disant que j’avais peut-être raté un grand moment. Un peu partout dans les médias on parlait de ce roman avec des qualificatifs qui prenaient des proportions inquiétantes. Une histoire toute simple pourtant, banale qui aurait pu être la mienne ou celle d’un proche. On le sait, maintenant, les couples sont faits d’argile et il suffit d’une bourrasque pour que tout vole en morceaux.
Peut-être aussi parce que les joies du quotidien, les cachotteries, les mensonges pour vivre une double existence, les exigences de la nouvelle flamme qui demande toute l’attention me poussaient dans en terrain mille fois exploré en littérature. Et cette Magalie qui fait comme si de rien n’était, qui se tait par lâcheté, qui trouve toutes les raisons du monde de ne rien dire. Bien sûr, il y a sa fille Charlotte, mais elle tient surtout à protéger sa vie bien douillette. C’est gentil, sympathique, que je me répétais, mais il me semble qu’il faut plus quand on décide de s’aventurer dans une fiction. Un roman est-il une copie collée de la réalité ?
Nadine Bismuth ne lève jamais la tête, prend plaisir on dirait à noter minutieusement ce qui arrive à ses personnages, en se collant à eux pour leur souffler dans le cou. Une sorte de roman-réalité comme on le fait à la télévision. En général, ce genre de prose m’ennuie. J’aime un espace où me faufiler, me perdre, rêver, réinventer le monde en suivant une écriture qui s’aventure hors des sentiers battus. Un texte qui vous accroche comme ma chatte qui enfonce ses griffes dans l’écorce d’un arbre.
J’ai recommencé ma lecture, mettant les pieds dans les empreintes de ma première tentative, pas trop convaincu, essayant de trouver un élan et ce plaisir si précieux que je vis souvent avec les romanciers et les poètes.
Les cent premières pages sont grises et monotones comme les sanglots longs d’un certain monsieur Verlaine. C’est peut-être la fausseté que je déteste par-dessus tout, la duperie dans laquelle les personnages de Nadine Bismuth baignent pour protéger leur petit confort et leur carrière. Les enfants ont le dos large dans cette couardise. Elle aurait pu choisir comme titre : Les lâchetés au quotidien.

Je n’en peux plus des cachotteries, des mensonges, des noms de code ésotériques sur nos écrans de cellulaire, quand on se texte ou qu’on s’appelle. C’était excitant au début, mais plus maintenant. Je veux être avec toi tout le temps, Mathieu, devant tout le monde, et c’est ce que tu dois vouloir toi aussi puisque tu dis que tu m’aimes. (p.11)

Cet ultimatum est lancé par Sophie qui présente l’intrigue du roman dans une sorte de préface. La maîtresse de Mathieu, un personnage secondaire qui restera toujours dans les coulisses et à qui l’écrivaine ne s’intéresse guère. Une drôle de manière de nous pousser dans ces histoires. Et puis j’ai commencé à aller de l’un à l’autre, comme dans ces soirées mondaines où l’on trinque sans jamais pouvoir amorcer une conversation, comme si chacun donnait sa version des faits et plaidait sa cause devant un conseiller matrimonial qui est là pour aider à voir clair, à réparer les pots sans qu’il y ait trop de dommages collatéraux. 

ANNABELLE

Et il y a une femme qui fait les manchettes. Une certaine Annabelle Juneau disparaît. Des gens l’ont vue avec un homme et tous imaginent le pire. On connaît le dénouement de ce genre de catastrophe. La télévision est friande de ces tragédies et nous matraque de témoignages et de larmes pendant des jours quand un drame intime devient national. Agression, meurtre, viol, l’actualité nous a habitués à de tels scénarios. Cette femme, grâce aux médias, hante un peu tout le monde.
Pendant ce temps, Monique la mère de Magalie vit un nouvel amour avec André. Mathieu trompe Magalie avec Sophie et Magalie en fait autant avec son partenaire de travail. Dans une rencontre familiale, Guillaume, le fils d’André, policier de son état, séparé de Karine est attiré par la belle Magalie. Il est facile d’imaginer le reste.

La fille de Monique, Magalie, est une grande brune, mince et jolie. Elle porte une robe noire dont elle a roulé les manches jusqu’aux coudes et des ballerines léopard. Ses joues sont parsemées de taches de rousseur et elle a les traits un peu fatigués, mais derrière ses cernes bleutés, son regard gris perle est vif et intelligent. (p.41)

Un chassé-croisé d’aventures, d’attirances, de ruptures, de retrouvailles, de duperies, tout va dans le même sens et tous cherchent une forme de bonheur tranquille qui semble avoir la queue bien glissante pour reprendre la belle formule d’Abla Farhoud.

PIÈGE

J’ai fini par me prendre au jeu de Nadine Bismuth. À suivre les turpitudes de la vie de ces couples qui font jour de partout. Pas de grandes surprises. Guillaume fait tout pour revoir Magalie, faisant même rénover sa cuisine en y laissant des dizaines de milliers de dollars.
Et puis tout s’effrite, comme si tous se donnaient le mot. Monique rompt avec André en apprenant un bout de son passé, Magalie va en faire autant avec Mathieu, vivra un moment  torride avec Guillaume, mais rien ne peut plus arriver. Comme dans un jeu où toutes les quilles finissent par se retrouver par terre. On a beau vouloir s’accrocher, rien ne peut arrêter cette glissade.

Bref, les signes d’un pardon me semblaient s’être manifestés, et c’est pourquoi lorsque Mathieu,  une fois de retour à l’appartement, avait poursuivi le remplissage de sa valise, ma confusion avait été encore plus grande. Après tout, ne prétendait-il pas m’avoir choisie, moi, et non elle, et cela pas plus tard qu’avant hier ? Pourquoi ne voulait-il donc pas me pardonner un comportement semblable au sien ? (p.239)

Et me voilà empêtré dans le tricot de ces couples qui pourraient être mes voisins. Tout se défait, s’écroule, même l’entreprise où travaille Magalie parce qu’ils n’ont pas pris au sérieux le message désespéré d’Annabelle Juneau qui a inventé tout un scénario pour masquer son suicide. Étrange comme manipulation, comme mensonge, mais elle devient une héroïne et un symbole… On peut faire ça maintenant avec les réseaux sociaux.
Et me voilà à souhaiter que tout clique entre Guillaume et Magalie, mais ce serait trop simple. Nadine Bismuth tape sur le clou de l’effritement des couples et pas question d’avoir une embellie, un nouvel amour qui lève la tête. Tous foncent à des vitesses variables dans le mur.
Comment dire ? L’écrivaine ne m’a guère secoué, mais elle est parvenue à me retenir avec tous les petits rebondissements de cette histoire qui se donne une portée sociale avec la détresse d’Annabelle Juneau.

Plusieurs femmes n’ont pas tardé à s’identifier au drame d’Annabelle Juneau ; en quelques heures, celle-ci a cessé d’être l’illuminée du Carrefour Laval qui avait mis en scène sa disparition pour devenir le symbole de toutes ces mères épuisées et écrasées par les idéaux auxquels il est impossible de se conformer. (p.296)

Il faut dire que Nadine Bismuth possède l’art des aquarelles et qu’elle vous emporte avec ces petites doses qui finissent par créer une forme de dépendance. C’est un travail particulier, certainement, une pratique d’écriture difficile que je n’aurais pas l’habileté de mener à terme. J’ai aimé somme toute m’étourdir dans les affres de la vie ordinaire avec Magalie et les autres, dans les turbulences de ces couples qui posent le genou au sol. Et puis, il faut le dire, ce n’est pas le genre de roman qui vous bouleverse et vous remue. On partage les jours des personnages et on passe à autre chose, en espérant connaître de grands moments de lecture, un peu comme Magalie peut-être quand elle part en vacances avec sa mère pour tout mettre derrière elle… Nadine Bismuth est une habile tricoteuse du quotidien et elle finit par vous happer avec tous les petits drames de la vie ordinaire.


UN LIEN FAMILIAL, roman de NADINE BISMUTH, publié chez BORÉAL ÉDITEUR, 2018, 329 pages, 27,95 $.



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