ILS SONT RARES LES lecteurs qui savent aller au-delà de l’histoire et
des personnages d’un écrivain. François Ouellet est l’un de ces curieux à qui
rien n’échappe. Il prend le temps de s’attarder dans l’œuvre d’un écrivain, arrive
à dévoiler le pourquoi d’une démarche, le questionnement qui le fait aller
d’une publication à l’autre. La tâche était immense avec Jacques Ferron et
Victor-Lévy Beaulieu. On connaît la fresque quasi inextricable de son œuvre
immense. François Ouellet s’aventure dans cette jungle en s’accrochant à un fil
qui révèle le questionnement de l’auteur des Trois-Pistoles et l’un de ses
modèles, Jacques Ferron.
Les écrivains, qu’ils le
veuillent ou non, sont tributaires de ceux qui les précèdent. Ils prennent le
relais en quelque sorte et participent à une seule et immense œuvre qui se
nomme littérature. Jacques Ferron éclaire le travail de Victor-Lévy Beaulieu, en
est la source dans une certaine mesure. L’un ne saurait être sans l’autre. Une
écriture soudée par une thématique, une obsession je dirais qui permet de
comprendre les deux écrivains.
Ferron était préoccupé par la
question nationale et l’avenir du Québec, ce
pays incertain qui n’arrive toujours pas à s’affirmer comme nation. Et ce
malgré des partis politiques qui mettent la souveraineté au cœur de leur
programme depuis près de cinquante ans. De quoi désespérer pour un François
Ouellet qui ressent une énorme fatigue, celle de Jacques Ferron, devant les
hésitations des Québécois de plus en plus imprévisibles, prêts à toutes les
dérives. Les dernières élections sont assez représentatives de ce grand
naufrage collectif qui semble nous guetter.
Quant à moi, je veux bien, s’il le faut, en continuant à lire Ferron,
tenir le pari de la posture mélancolique. Après tout, comme l’écrit Victor-Lévy
Beaulieu dans son livre sur Ferron : « Mais on ne sort de la fatigue que
par une plus grande fatigue encore. Et c’est de cette nouvelle fatigue-là que
je vais survivre, ne méritant pas mieux de toute façon » (DF : 48). Sortir de la
fatigue, ce sera inévitablement opérer un retour à Ferron. (p.17)
François Ouellet, dans une
préface admirable, démontre bien la lassitude, la fatigue peut-être qui fait
désespérer les intellectuels du Québec, explique aussi leur silence.
Le pays
La question nationale est au
cœur de l’œuvre de Ferron et s’impose particulièrement dans Le ciel de Québec, un roman qui a connu
un succès mitigé à sa parution et que Victor-Lévy Beaulieu considère comme une
œuvre de la plus haute instance. La
grande œuvre québécoise.
La question que François
Ouellet répète tout au long de son essai : comment être écrivain dans un pays
qui refuse de devenir un pays ? Comment être un écrivain national dans une
nation qui n’existe pas ? Ferron n’a cessé de jongler avec cette question qui a
fini par le museler.
L’auteur de La charrette invente une formule
intéressante. Pour que le pays existe, il faut que le père guide le fils et
l’aide à devenir père à son tour. L’écrivain a besoin d’un père qui lui permet d’écrire
et de devenir écrivain. Mais pour que ce soit possible, il faut vivre dans un
pays normal qui fait entendre sa voix parmi les nations.
Si le pays n’existe pas ou
refuse de faire son indépendance, la question ne tient plus. Il faudrait alors
symboliquement que le fils prenne la place du père pour s’affirmer et que le
père devienne le fils. Ça peut paraître un peu tordu à première vue, mais cela
se tient.
Simplement, Ferron tout comme
Beaulieu affirment que pour être écrivain, un homme, il faut être père, devenir
un guide qui transmet une tradition ou une manière de vivre et de faire au fils.
Si le père refuse d’être père, quelle vie peut envisager le fils ?
Dans la dynamique du complexe paternel ferronien, l’écrivain reprend les
choses en main à partir de son père et se rend jusqu’au-delà de son fils, à qui
il trace la voie d’un dépassement plus grand que celui qu’il aurait lui-même
effectué par rapport à son père. C’est ainsi que le politique englobe le
personnel, en parachève le sens et inscrit le devenir dans une forme
d’espérance. (p.45)
Une question essentielle chez
Ferron qui désespère après Octobre 1970 et surtout après l’échec du référendum de
1980 où le Québec refuse d’accéder à l’indépendance. Il est condamné en quelque
sorte à demeurer un écrivain mineur à cause de ce pays qui ne veut pas être un
pays. Affirmation que contestera Victor-Lévy Beaulieu. Autrement dit, Beaulieu
cherche un père chez Ferron, un titre que réfutera l’auteur des Confitures de coings même s’il reconnaît
le talent de Beaulieu.
La question
François Ouellet suit ce fil
conducteur qui permet de comprendre l’œuvre de l’écrivain des Trois-Pistoles.
Il s’attarde à ses premières parutions, surtout à Monsieur Melville qui permet à l’écrivain d’atteindre un sommet.
Beaulieu a besoin de pères en littérature et devant le refus de Ferron, cherchera
du côté d’autres écrivains qui deviendront ses modèles et des guides. Il y aura
Victor Hugo, Jack Kerouac, Herman Melville, Jacques Ferron et surtout James
Joyce par qui Beaulieu parviendra à exprimer la quintessence de sa pensée et de
son œuvre, à être le grand écrivain national qu’il a toujours voulu être.
En fréquentant les grands
écrivains, Beaulieu parvient à leur niveau et surtout, peut-être, arrive à les
dépasser. James Joyce lui permettra d’atteindre une plénitude, une maturité et
une force inégalée. Plus le père est immense, plus le fils a des chances de
s’élever. James Joyce a tout pour fasciner Beaulieu. L’auteur de Gens de Dublin et d’Ulysse est né dans un pays qui a bien des similitudes avec le
Québec. L’Irlande a été conquise par les Britanniques tout comme le Québec et elle
lutte pour son indépendance sans parvenir à ses fins. James Joyce créera le
pays par une écriture singulière, unique. Il le forcera à exister parce qu’il le
pousse dans de grandes œuvres littéraires. Démarche que Victor-Lévy Beaulieu
fera sienne.
Pour arriver à être le grand
écrivain national, il faut que le fils prenne la place du père et que le père s’efface.
Ce qui se produira dans le James Joyce,
le Québec et les mots. Le père meurt et Abel devient père par une sorte de
transsubstantiation qui demeure inexplicable pour qui n’est pas conscient de
cette démarche.
Nouveau regard
Lecture éblouissante que
celle de François Ouellet, sentie, forte et convaincante. Un travail colossal
qui m’a donné un nouvel éclairage sur l’œuvre de Beaulieu et Ferron. Je lis
Victor-Lévy Beaulieu depuis ses débuts. Pourtant, François Ouellet m’a donné
l’impression d’avoir souvent mal compris cet écrivain que j’apprécie au plus
haut point.
Surtout, son essai a provoqué
un retour sur les ouvrages que j’ai publiés à partir des années 70. Victor-Lévy
Beaulieu amorçait sa carrière en même temps que moi et a été mon premier
éditeur. La question nationale était au cœur de l’Octobre des Indiens et elle s’est imposée dans les ouvrages qui
ont suivi. La question du père qui devra céder la place à la fille constitue la
trame de mon roman Le violoneux.
L’affirmation de soi et du pays s’impose dans toutes mes publications. Une
grande pulsion dont j’étais conscient sans pour autant m’y être trop attardé.
L’ouvrage de François Ouellet m’a donné des outils pour mieux comprendre ma démarche
d’écrivain. Et surtout, il m’a donné la motivation de retrouver Presquil, ce projet de roman écrit en
1984 que j’ai délaissé pour aller dans toutes les directions. Ce roman gigantesque
(le premier jet fait plus de 1600 pages) aborde la question nationale, l’échec
du référendum de 1980, l’amnésie d’une société qui n’arrive pas à s’affirmer. Presquil est la synthèse de cette
impuissance. Le personnage n’est plus tout à fait un je et de plus en plus un il.
Et Victor-Lévy Beaulieu devient le modèle, le père pour ce personnage
d’écrivain qui n’arrive pas à écrire dans le
pays improbable, à se donner une mémoire.
François Ouellet présente ici
un ouvrage essentiel, passionnant, important pour quiconque s’intéresse à la
littérature du Québec et aux deux grands écrivains que sont Jacques Ferron et
Victor-Lévy Beaulieu. À lire absolument.
Grandeurs et misères de l’écrivain
national, Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron de François
Ouellet est paru aux Éditions Nota Bene, 33,95 $.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire