jeudi 13 novembre 2025

COMMENT DÉCRIRE CE QU’EST LA RÉALITÉ

QUEL DÉBUT DE ROMAN singulier que celui de Martha Baillie! Dans «Seule la peur est bleue», tout tourne autour du décès de sa mère, qui touchait presque ses cent ans. L’auteure s’attarde à la longue agonie de celle-ci, aux derniers moments et surtout aux préparatifs pour faire un masque funéraire, une cérémonie qui n’existe plus. Un usage qui vient des Égyptiens et qui est devenu populaire à partir du XVe siècle en Europe. Le masque funéraire était censé accompagner le mort vers une autre vie et fixer l’âme errante. Il permettait ainsi la renaissance du disparu dans un monde bien différent de celui qu’il quittait. En Europe, cette tradition servait surtout à garder un souvenir du défunt. Est-ce une illustration du travail de l’écrivaine qui tente de reproduire exactement, avec ses mots, le parcours de sa mère et de sa sœur qui a eu une existence chaotique (elle souffrait de schizophrénie et peut-être aussi d’une forme d’autisme), jusqu’à ce qu’elle mette fin à ses jours? Il fallait l’exorcisme de l’écriture pour s’ajuster à son passé et s’installer dans le présent sans se sentir coupable ou encore étouffé par les regrets.

 

L’enfance de Martha Baillie a été marquée par les agissements de sa sœur Christina, qui a pour ainsi dire dirigé la famille par son comportement, ses sautes d’humeur, ses ruptures et ses demandes d’aide sans cesse renouvelées. Elle voulait son autonomie sans jamais pouvoir régler ses grands et petits problèmes. 

Martha, après le décès de sa mère, tente de comprendre sa relation avec cette sœur énigmatique, ses affirmations, ses décisions impulsives, sa réclusion en s’adonnant à son art dans des œuvres étranges et fascinantes qui ont fini par encombrer la maison et tout son environnement. Une originale qui, après avoir vécu une aventure amoureuse platonique à Victoria, en Colombie-Britannique, est revenue s’installer à Toronto, sa ville d’enfance. 

Elle ne supportait pas la présence des autres, même si elle avait recours à sa sœur et sa mère pour régler tous les petits problèmes de son quotidien. Un fardeau pour Martha, qui doit accourir au moindre appel de sa sœur. D’autant plus que Christina était imprévisible et susceptible. Leurs rencontres se terminaient souvent mal et par des ruptures. Un mot interprété de travers suffisait pour que le drame éclate. Une originale pour ne pas dire autre chose qui écrivait sur les murs de la maison familiale créait des œuvres avec des matériaux trouvés un peu partout dans la ville. Elle vivait dans un capharnaüm et après plusieurs tentatives de suicide, elle a réussi à en finir après avoir rédigé un court texte, une énigme ou une charade qui explique tout et rien. Une femme imprévisible et fascinante qui se servait des autres, comme les rebuts qu’elle récoltait pour ses sculptures.

 

«Dans sa chambre, en paroles sur le mur, et dans la cuisine, en peinture sur les toiles, c’était à elle-même qu’elle parlait, à ses multiples identités d’âges et de genres différents, tu peux dire adieu : c’est ainsi qu’une ou plusieurs d’entre elles rassuraient les autres. Tu as le droit de t’en aller. Elle s’adressait peut-être aussi à moi, sa sœur qui trouverait sûrement son corps. À part elle, j’étais la seule à posséder une clé de la maison. Quand je me suis convaincue que ces trois lignes me visaient, j’ai senti remuer la lame de sa colère. Me visant, tu peux dire adieu : devenait un ordre.» (p.56)

 

Martha ne sait jamais comment interpréter les messages de Christina, ses écrits et ses réflexions. C’est l’histoire de sa vie et de sa mère qui a protégé sa fille en la devinant instable émotionnellement et terriblement vulnérable. 

 

UN ART

 

Christina avait l’art de semer le doute chez les autres, vivant dans une dimension où un rien devenait une tragédie avec cris et déchirements. C’était un fardeau pour sa mère et sa sœur, une responsabilité aussi parce qu’il y avait toujours la menace d’un suicide et la culpabilité de ne pas en faire assez pour elle. 

Martha tente de comprendre le mal qui hantait sa sœur et qui a bouleversé les jours de sa famille. Elle avait l’art de blesser, d’égratigner l’âme et de déstabiliser. Christina jurait que son père l’avait agressée sexuellement, bien que cela fut peu probable. Elle avait surtout un don pour semer le doute chez ses proches. L’incertitude était la pire conséquence de ses divagations. Elle naviguait entre la fabulation et la réalité. 

 

«Non seulement ma sœur avait soif de logique et de cohérence en toute chose, y compris les êtres humains, mais elle considérait que ma mère lui avait fait des promesses qu’elle n’avait pu tenir au fil du temps : d’exclusivité, de complicité sans failles, d’un lien privilégié entre elles deux.» (p.98)

 

Un quotidien où le délire et le réel se confondent. Tout tournait autour de Christina, qui était d’une intransigeance terrible envers tous, ne tolérant pas un mot et un geste qui pouvaient lui déplaire. La tornade n’était jamais loin avec de grandes tirades existentielles.

 

AVENTURE

 

Martha a dû faire abstraction de sa personnalité, de ses idées et de ses propres besoins pour satisfaire les moindres caprices de sa sœur tout en marchant sur des œufs pour ne pas provoquer sa colère. L’écrivaine ne savait jamais à quoi s’attendre. Christina se permettait de couper tous les ponts et de ne voir personne pendant un temps. C’était ce qu’il y avait de plus difficile avec elle : l’incertitude et la peur de soulever son courroux.

 

«Notre désaccord à propos de la maison — son désir de se l’arroger, ma résistance à cette appropriation — se résume en partie à une lutte pour savoir lequel de nos deux récits l’emporteraient. Laquelle de nos deux versions du passé dominerait l’avenir. Chaque demeure contient des souvenirs, une histoire. En nous querellant à son sujet, nous cherchions à déterminer si le Conte du genévrier dépeignait avec justesse ou fausseté nos enfances inextricables.» (p.122)

 

Parce qu’il y a ces assertions de Christina où elle affirme avoir été agressée par son père, un fasciste selon elle. Bien plus, elle répétera que ses parents faisaient partie d’un réseau de pédophiles et que sa mère la torturait. Tout cela dans la tête d’une femme qui entretenait une fixation pour la langue et qui entendait des voix. Pour tout dire, elle discutait avec elle-même tout le temps. 

Un récit extrêmement troublant où l’on ne sait jamais sur quel pied danser. C’est le drame de Martha qui a toujours été déstabilisée par cette sœur qui la fascinait autant par ses sculptures que ses écrits énigmatiques. 

 

«Elle avait une expérience quantique de notre univers humain, composé de mots, et trouvait une certaine détente dans Finnegans Wake de James Joyce, où elle se sentait délivrée de la fausse rigidité qu’imposait au langage la majeure partie de son espèce.» (p.138)

 

Martha Baillie parvient à nous faire douter de tout. Il y a toujours plusieurs facettes dans le vécu d’une famille, des mots et des images qui ont des sens différents selon les jours et les circonstances. La vie est mouvante, changeante, prend toutes les teintes du regard et des heures. 

Un récit fascinant, plein d’avancées et de reculs, d’affirmations qui deviennent des flottements. Une relation entre deux sœurs qui s’aiment, mais ne peuvent se rejoindre parce qu’elles n’utilisent jamais les mêmes mots pour dire leur réalité. Un roman lesté de questions et surtout une réflexion de ce que peut être l’existence, l’œuvre d’art, les mots et les idées qui ne sont jamais immuables. La vie est un mouvement perpétuel, un flottement, une chose et son contraire. 

La traduction de Sophie Voillot de «Seule la peur est bleue» de l’écrivaine d’origine torontoise est formidable. Elle a su épouser les circonvolutions du témoignage de Martha, qui se débat dans un tricot terrible où le moindre fil qu’elle tire peut tout défaire autour d’elle.

 

BAILLIE MARTHA : «Seule la peur est bleue», Éditions Alto, Québec, 2025, 216 pages, 26,95 $.

https://editionsalto.com/collaborateur/martha-baillie/

 

 

 

 

 

 

 

 

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