jeudi 12 juin 2025

VICTOR-LÉVY BEAULIEU L'INMOURABLE

VICTOR-LÉVY BEAULIEU est mort dans son sommeil, tout doucement, semble-t-il. Que j’ai du mal avec ces mots! Mon ami Victor-Lévy était «inmourable», comme l’écrit Gérard Bouchard dans «Mistouk». Et je me tourne aussi vers Larry Tremblay qui, en parlant du décès de Claude Poissant, affirme : «Comme si on m’arrachait un morceau de moi». Qu’il a raison! C’est tout un pan de ma vie qui disparaît. On me prend plutôt tout mon parcours de «souffleur de mots». Victor-Lévy Beaulieu, c’est ma réalité d’écrivain depuis plus de cinquante ans.

 

C’est avec lui que j’ai fait mon entrée en littérature en 1971. C’est dire que nous nous croisions depuis plus de cinquante ans. Il a été mon premier éditeur, celui qui, pour la première fois, acceptait les poésies de «l’Octobre des Indiens». Il est devenu alors un ami que je ne voyais pas souvent. Nous étions tous les deux des sauvages qui ne renchaussaient pas beaucoup leurs connivences. On se laissait porter par les événements et les circonstances et, quand nous nous retrouvions, le temps se défaisait. Comme si nous nous étions quittés la veille. 

Je n’oublierai jamais ce petit bureau des Éditions du Jour, rue Saint-Denis à Montréal, en 1971. J’étais là, intimidé, aux côtés de Raoul Duguay, qui ratifiait aussi un contrat pour «Lapôkalipso». Ce dernier lisait tous les articles avec l’attention d’un archéologue qui fouille son petit coin de recherche. Moi, j’aurais signé n’importe quoi, les yeux fermés. Avoir mon nom sur la page couverture d’un livre, c’était prouver à tous que j’étais vivant.

 Grâce à lui, je devenais un «pousseux de crayon», comme répétait mon père, et un poète. J’avais un morceau de papier pour me rassurer, moi qui ai pris tant de temps à me dire écrivain. Il a fallu que je publie cinq ou six titres avant d’utiliser l'épithète. Comme si je me sentais coupable, comme si je trahissais la lignée des hommes de ma famille qui étaient des forestiers de génération en génération, des travailleurs qui se méfiaient des mots écrits et des livres, des hommes qui misaient tout sur leur force physique et qui savaient transcender leur misère par l’exagération et les rires. 

 

ORIGINES

 

Victor-Lévy Beaulieu était d’une région comme moi, de ces terres peu productives où nos ancêtres se sont désâmés, de la forêt et des champs où nous étions plus à l’aise que sur les trottoirs de la rue Papineau. Nous n’avions pas la crainte des arbres que Louis Hémon décrit si bien dans «Maria Chapdelaine». 

Et il a également publié «Anna-Belle», un an plus tard, avant les grandes marées qui ont secoué les Éditions du Jour. Je l’ai retrouvé chez VLB Éditeur avec «La mort d’Alexandre», un roman qu’il a accepté tout de suite en me demandant une seule chose : «Vas-tu le régler le problème de ton père?» Ce fut assez pour que je retravaille toute la dernière partie du texte. Je pensais bien que nous allions nous suivre toute la vie après ça, mais le monde de l’édition est fragile et plutôt imprévisible. La venue de Jacques Lanctôt dans la maison VLB devait tout changer aussi.

J’ai vite pris l’habitude d’aller le visiter dans son beau refuge des Trois-Pistoles, de la paroisse Notre-Dame-des-Neiges, comme il disait pour marquer sa dissidence après les différends qu’il avait eus avec le conseil municipal de Trois-Pistoles. Nous arrivions chez lui, Danielle et moi, pour deux ou trois jours, avions une chambre qui donnait sur le fleuve et les montagnes de Charlevoix, de l’autre côté du Saint-Laurent. 

Le vaste terrain qui déboulait jusqu’au fleuve pouvait satisfaire son goût pour les arbres, les plantes et les bêtes. Le champ descendait doucement vers la voie ferrée qui établissait une frontière entre son domaine et l’eau. 

C’était la seule façon de le rencontrer parce qu’il ne répondait à peu près jamais à mes appels ou encore aux courriels quand c’est devenu la mode. Parfois, il me faisait la surprise de décrocher et s’amusait de ma réaction. Je pense qu’il aimait se faire un peu rare et être courtisé. Et, il y avait certainement un tas de gens qui voulaient lui parler, lui proposer des projets sans compter les hurluberlus qu’il attirait et qui se prenaient pour les nouveaux sauveurs du Québec. Il était une référence après tout et devait se protéger.

 

SÉJOUR

 

J’ai toujours adoré l’ancien manoir French qu’il avait rénové et qui était cerné par les arbres, des lilas, et d’autres espèces qu’il avait choisies et plantées de ses mains. Avec les années, ça ferait une véritable muraille végétale entre la route et cette grande maison où flottait un drapeau de pirate qui tenait tête à tous les vents qui montaient du fleuve. 

Le chien prenait le temps de japper tout son saoul. C’était un rituel que d’être accepté par le chien de Victor qui a changé selon les années et les aléas de la vie canine. Jamais je ne l’ai entendu lever la voix contre l’animal. C’est lors de l’un de ses séjours qu’il m’a fait l’honneur de me demander de participer à la si belle collection «Écrire». Cela donnerait «Souffleur de mots». Plus tard, il serait le seul à vouloir de mon «Réflexe d’Adam».

Nous avions un même amour pour les histoires et les livres, bien sûr, mais aussi celle des arbres et des arbustes, des fleurs et des champs d’herbes sauvages et de tout ce qui s’envole, bondit et rampe. J’avais du mal pourtant à partager sa fascination pour les voitures anciennes, particulièrement pour la Cadillac décapotable «aux ailerons lumineux» dont il était si fier. Tout comme sa passion pour les quilles. Il jouait dans une ligue de Trois-Pistoles et participait aux tournois de fin de saison. En retour, il se demandait pourquoi je perdais mon temps à courir le marathon.

Il avait creusé un étang plus bas pour les canards qui le suivaient quand il arpentait ses terres. Il devenait Moïse guidant sa famille de volatiles. Il y avait aussi l’enclos des chèvres et du bouc Will (un hommage à William Shakespeare) et d’autres bêtes qu’il nourrissait avec plaisir et attention et qui entraient parfois dans la cuisine. Et je ne compte pas les innombrables générations de chats qui hantaient les environs et les étages de la maison. 

 

LES FRAISES

 

C’était souvent le temps des fraises lors de notre arrivée. Il préparait ses confitures et la maison devenait un pain de sucre. Il parlait, plaisantait tout en remuant le contenu de sa grande marmite. Et il racontait des anecdotes. Un admirateur habillé comme son Junior de «L’héritage» était débarqué un matin avec sa caisse de bière pour s'installer sur la galerie. Ou encore cette femme «un peu fêlée du chaudron» qui le talonnait l’été et qui se faufilait dans sa Cadillac «aux ailerons lumineux» pour se faire une petite place dans sa vie, peut-être.

Il connaissait tous les écrivains et écrivaines et pouvait être intarissable. Ou bien, il racontait des moments de son enfance, la terrible rupture qu’avait été pour lui le départ du rang Rallonge et de migrer avec toute la tribu des Beaulieu dans le grand Morial-Mort. Sa peine de devoir abandonner ses champs et la rivière, les bêtes qu’il soignait déjà avec passion. Il n’avait guère plus de seize ans quand il quittait Montréal sur son vieux vélo pour revenir sur les lieux de ses origines, pour bivouaquer et satisfaire son besoin d’espace, de silence, et de respirer à la largeur du fleuve. 

Je lui racontais mes étés dans la forêt, dans un camp que mes parents avaient habité le temps de croire qu’ils fonderaient une nouvelle paroisse au nord de La Doré. Mon bonheur au milieu des cyprès, de surprendre l’ours et l’orignal, ou encore le loup-cervier qui se faisait si rare, et du plaisir aussi de se baigner dans le lac Pémonka aux eaux transparentes. Nous avions un même univers. J’avais la rivière Ashuapmushuan et lui la Boisbouscache.

Le matin, quand le soleil était juste assez haut, nous partions dans sa grande Cadillac «aux ailerons lumineux» et j’avais l’impression d’accompagner un Seigneur sur ses terres. Il nous présentait le pays par les chemins peu fréquentés, des boisés et les lieux qui portaient ses romans, des endroits où des scènes de «L’héritage» avaient été tournées. 

Et brusquement, il freinait. 

Un cheval, le nez sur la clôture, les yeux masqués par une longue crinière, ne bougeait pas. Il ramassait une pomme et s’approchait en parlant tout bas. Je suis convaincu qu’il faisait ça souvent et que l’animal l’attendait. La bête croquait la pomme et Victor-Lévy le caressait de sa main gauche, celle de l’écriture pour montrer toute l’importance qu’il accordait à ce contact. Il adorait les chevaux et en a fait une scène inoubliable de son téléroman «L’héritage». Il savait leur parler. Peut-être un don de son grand-père forgeron et de toute cette lignée d’hommes qui vivaient avec les chevaux sur les terres et dans la forêt. 

 

LE MONDE DE VLB

 

Il nous entraînait dans «Le grenier d’Albertine» au cœur de Trois-Pistoles où il avait toujours quelque chose à régler. C’était le centre palpitant du village. Le lieu servait de restaurant, avec le musée tout à côté où l’on pouvait visionner des épisodes de ses téléromans, se pencher sur les dialogues de «L’héritage». Il avait noirci plus de 10000 pages de sa main gauche. Des photos et des artefacts qui nous expliquaient ses travaux. Il écrivait sur de grandes feuilles de notaire, une écriture un peu étrange que je qualifiais de gothique. Ça le faisait sourire. Même en écriture, il avait besoin d’espace et de respirer l’air du large. Il y avait aussi «Le caveau», où un nouveau texte de lui était présenté chaque été, du vrai théâtre qui ne cherchait pas juste à accumuler les rires. J’y ai vu de belles productions. Et «Le bric-à-brac de l’Homme cheval», que l’un de ses frères tenait. 

On pouvait passer la journée en compagnie de son œuvre et de son univers unique. J’y ai croisé là des écrivains et le comédien Gilles Pelletier, qui était le Xavier Galarneau irascible de «L’héritage». C’était un lieu magique pour moi qui m’intéresse autant à la manière d’écrire qu’aux ouvrages que l’on trouve dans les librairies et les bibliothèques. 

Et que dire de sa fabuleuse mémoire qui lui servait si bien dans ses livres-hommages (Melville, Joyce, Hugo, Kérouac, Nietzsche)? Des textes qu’il ruminait pendant des années, parfois des décennies, comme ceux de Nietzsche. Il finissait par les connaître par cœur presque. Il lisait et relisait ses écrivains favoris jusqu’à les ingurgiter. Il ne prenait jamais de notes et, quand il avait toutes les écritures d’un écrivain en mémoire, il pouvait se lancer et voguer sur la mer océane tout en s’y installant pour dialoguer avec eux d’égal à égal. Une approche peu commune qui tenait plus de l’immersion que de la reptation studieuse, du parcours de la baleine blanche de Melville qui ne craignait pas les profondeurs. 

Et quel lecteur formidable

J’aimais sa maison pleine de livres du Québec et d’ailleurs. Il était un peu triste d’avoir perdu toute la collection publiée aux Éditions du Jour dans un déménagement. C’est le seul regret que je l’ai entendu formuler. 

Tout doit être encore là sur les étages et dans les chambres ou dans sa salle de travail avec ses grandes tables. Il y avait celle où il écrivait ses livres personnels (la table de pommier), la table de l’éditeur et celle des lectures et des manuscrits. Il allait de l’une à l’autre selon les moments du jour. Dormant peu, il pouvait besogner vingt heures par jour. 

 

INVITATION

 

Il était venu à Chicoutimi avec son groupe de l’Aurore pour rencontrer les étudiants du cégep. J’étais alors jeune journaliste et je l’avais suivi pour décrire ce qu’il tentait de faire auprès de ces jeunes. C’est pendant ce séjour qu’il a fait la connaissance de Samek, une magnifique Innue qui jouait de la guitare et chantait. Il en ferait un personnage, Samm, qui hanterait ses livres à venir et qui serait sa première lectrice. Elle sera la seule à entendre la voix du narrateur dans «666 Friedrich Nietzshe».

Je l’ai souvent invité à participer à des événements que nous organisions pour le Salon du livre ou encore pour l’Association des écrivains de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. 

Je me souviens particulièrement d’un gala du livre. Oui, nous avons eu cela au Saguenay pendant quelques années. Un vrai gala avec des écrivains et des lecteurs, des prix littéraires qui sont accordés maintenant lors du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. C’était la fête et le président d’honneur animait la soirée avec mon ami Richard Boivin. 

Pour le gala, les invités de marque portaient un Toxedo que nous louions. Ce fut un spectacle de voir Victor-Lévy en Toxedo, avec son chapeau et sa pipe. Et, bien sûr, ses espadrilles un peu usées. Que de rigolades!  

Victor-Lévy Beaulieu aimait rire, plaisanter. Il racontait comment il faisait trébucher Jean-Louis Millette, alias Philippe Couture dans «L’héritage», en modifiant l’ordre des mots de ses réparties.  

Lors de ces séjours, il s’installait à la maison et ne manquait pas d’attirer la curiosité des voisins qui suivaient ses téléromans. Nous partagions un amour pour le hockey et étions de vrais partisans des Nordiques. 

Il avait aussi la fâcheuse habitude de se désister au dernier moment, un cauchemar pour les organisateurs, compromettant souvent l’événement. Ce qu’il m’a fait rager. Assez pour ne plus l’inviter, ce qui faisait bien son affaire, j’en suis certain. 

 

LE MONDE SANS LUI

 

Nous avions le même âge. Lui est né en septembre 1945 et moi, en février 1946. Nous avions peut-être un lointain lien de parenté. Sa mère était une Bélanger, et ma mère, Aline, était aussi une Bélanger. 

Il a été plutôt discret ces dernières années, son corps étant usé. Il ne sortait plus de sa maison et n’arrivait plus à noircir ses grandes feuilles de notaire. Il avait tout mis dans «666 Friedrich Nietzsche», son testament où le narrateur (lui-même) se retire dans une sorte de village utopique faute d’avoir un pays à soi. Il avait pris tout le Québec sur ses épaules et le poids a fini par lui briser les reins. 

Il se confie à Samm.

C’était inévitable. 

J’étais fasciné par cet insomniaque qui travaillait sans arrêt et qui occupait toutes les sphères de la société, suivant en cela les assertions de «Monsieur de Voltaire». Il me reste ses livres. Une bibliothèque presque. Tous ces ouvrages qu’il préparait avec tant de soin. Il adorait les beaux livres, les éditions rares. J’affectionne la première mouture de «Monsieur Melville», les trois tomes publiés chez VLB Éditeur, les illustrations et les motifs. Magnifique, tout simplement, avec la petite baleine comme rappel de sa quête. Et aussi ce personnage de Goulatromba qu’il a croisé dans les dessins de Victor Hugo.

Les médias parlent beaucoup de son œuvre gigantesque, de sa place, de son immense amour du Québec qu’il ne manquait pas de rabrouer souvent. Il est vrai que les hésitations des Québécois lors des deux référendums le désespéraient. Je pense à sa peine quand Jacques Parizeau est mort. C’était un homme à sa mesure qu’il aimait profondément. «L’homme de la plus haute autorité», disait-il. Comme si le politique et la culture se rencontraient avec lui et le grand Jacques, qui se faisait un devoir de lui rendre visite à Trois-Pistoles pendant l’été. 

Je garde surtout sa complicité, son empathie, ses impatiences devant le peu d’envergure et d’ambitions de nos contemporains, de cette peur qui nous empêche d’entreprendre la plus folle des aventures, soit celle de se donner un pays. Son amour pour les écrivains, les récits étranges qui font de son «Manuel de la petite littérature du Québec» un bijou. 

Allez mon ami Victor. Je suis triste et en même temps serein. J’ai tous tes livres pour naviguer encore sur la mer océane de toutes tes inventions, celles des pays les plus lointains et celles de «ce pays qui n’est toujours pas un pays».

2 commentaires:

  1. Merci Yvon pour cet hommage à ton vieil ami.

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  2. Bravo cher Yvon pour ce merveilleux texte sur Victor Lévy Beaulieu. Je l’ai grandement apprécié et savouré. Mes amitiés.

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