ANNE MICHAELS ne cesse d’étonner. Ses personnages, toujours intenses et curieux, permettent de nous glisser dans des moments qui traumatisent des populations et bousculent des manières de faire. Avery et Jeanne se retrouvent sur les lieux de grands travaux qui changent la vie de certains peuples et transforment leur pays dans LE TOMBEAU D’HIVER. L’ingénieur doit déplacer le tombeau de Ramsès d’Abou Simbel en Égypte. La construction du barrage d’Assouan force des centaines de familles à quitter leurs villages qui vont disparaître sous les eaux. Ils viendront aussi sur le chantier de la voie maritime du Saint-Laurent qui a touché le quotidien de milliers de personnes et tué une merveille de la nature : le Long Sault.
Avery est ingénieur, son père l’était également, et déplacer un temple comme celui de Ramsès d’Abou Simbel, dans le désert égyptien, n’est pas une mince affaire. Un travail colossal où il doit découper cette merveille ciselée à même une colline. Des millions de tonnes de pierre taillée en un véritable puzzle qu’il faut rassembler plus tard. Les équipes morcellent les sculptures avec une délicatesse de chirurgien, transportent ces masses énormes et replace le tout dans un autre espace.
Avery se questionne cependant. Une cathédrale ou une pyramide perdent-elles leur essence en changeant de site comme les personnes qui sont forcées de migrer dans de nouveaux villages ? Comment reconstituer un milieu de vie, les endroits où des humains sont nés, où les parents ont grandi et ont été enterrés ? Un déporté reste un étranger dans son autre espace tout comme un temple devient quelque chose d’incongru sur un lieu différent. Un travail de sauvegarde, mais aussi une terrible tâche de destruction. Ces monuments trouvent leur essence et leur singularité en s’intégrant parfaitement à un environnement qui forge l’âme et donne un souffle particulier.
« La Nubie tout entière — cent vingt mille villageois, leurs maisons, leurs terres, leurs anciens vergers de dattiers entretenus avec soin et plusieurs centaines de sites archéologiques — s’évanouit. Même un fleuve peut se noyer. Évanoui lui aussi, sous les eaux du lac Nasser, reposait le fleuve des Nubiens, leur Nil, qui avait arrosé tous les rituels de leur vie quotidienne, guidé leur pensée philosophique et béni la naissance de tous leurs enfants pendant plus de cinq millénaires. » (p.25)
Je ne peux m’empêcher de songer aux travaux gigantesques qui ont changé le Nord québécois, aux chantiers de la Grande à la baie James qui a noyé 10 000 kilomètres carrés de terrain, transformant un paysage à jamais, modifiant la vie des nomades et des bêtes qui y vivaient depuis des siècles, surtout les hardes de caribous.
VÉRITÉ
De grandes prouesses d’ingénierie, mais aussi une terrible tragédie pour l’Égypte qui a forcé des populations à se déplacer, changeant leur manière de vivre et leurs rapports avec l’environnement, surtout le Nil. Bien plus, des traditions et des habitudes ont disparu, sans compter les conséquences dramatiques. Ces immenses réservoirs ont modifié la rotation de la Terre et sa trajectoire autour du soleil, altéré imperceptiblement le climat de tous les continents. Comme quoi notre planète est sensible à ce que les humains entreprennent sans trop réfléchir. Et que dire des animaux et de la flore ? Que penser de la tragédie survenue en 1984 dans la rivière Caniapiscau où tout près de 10 000 caribous se sont noyés en traversant le cours d’eau gonflé par la crue ? Les Cris et les Inuits ont accusé Hydro-Québec d’avoir ouvert les vannes sans se préoccuper des bêtes migrantes. La société s’est dédouanée en parlant d’un phénomène naturel, mais que reste-t-il d’authentique dans un pays balafré par d’immenses barrages qui créent des lacs qui ont la dimension d’une mer ? J’en sais quelque chose en résidant sur les rives du lac Saint-Jean qui a été donné à une entreprise américaine, il y a cent ans. Les barrages ont tout changé, faisant disparaître des terres agricoles et des espèces végétales (le cerisier des sables entre autres). L’érosion s’est accentuée, agrandissant la superficie du lac de plus de 21 kilomètres carrés depuis la hausse des eaux en 1926.
Le barrage d’Assouan modifiera tout l’écosystème et dépossédera des centaines de milliers de gens de leur histoire, de leurs traditions, de leur milieu de vie et de leur façon d’être et de penser.
AU QUÉBEC
Ce sera tout aussi spectaculaire avec la voie maritime du Saint-Laurent qui touchera l’essence du fleuve. Une merveille de la nature, le Long Sault, ce lieu qui a marqué notre histoire avec l’aventure de Dollard des Ormeaux à l’époque de la Nouvelle-France ne sera plus qu'un souvenir dans les livres d'histoire. Un phénomène grandiose que l’on a détruit pour faire passer des bateaux, pour le commerce et le transport de produits jusqu’au cœur du continent. On peut se demander à qui ces agressions contre l’environnement ont profité.
« Le bruit des rapides du Long Sault était assourdissant : il avalait les mots dans l’air et tout ce qui se trouvait pris dans sa puissance. Sur près de cinq kilomètres, un lourd brouillard flottait au-dessus du fleuve, et même ceux qui s’en tenaient à bonne distance étaient trempés par les embruns. Les eaux bouillonnantes se précipitaient dans une gorge étroite en une descente graduelle de neuf mètres. » (p.50)
Imaginez que l’on érige un barrage et que l’on fasse disparaître les chutes Niagara. Ce serait un véritable sacrilège, un crime contre la planète et l’écosystème. Encore là, le Long Sault fut une catastrophe pour des milliers de personnes qui ont dû migrer en abandonnant tout leur passé derrière eux. On pourrait s’attarder à la création du parc de Forillon en Gaspésie qui a été une tragédie pour les habitants tout comme la fermeture de plusieurs villages dans les années 1970 dans cette même région du Québec.
GUERRE
Dans la deuxième partie du roman, l’écrivaine décrit les traumatismes que les Polonais ont vécus pendant la Deuxième Guerre mondiale avec l’invasion allemande d’abord et l’arrivée des Russes qui étaient là prétendument pour les libérer. Des villes détruites et des gens qui doivent subsister dans les ruines et errer pour trouver quelque chose à manger. Ce n’est pas sans rappeler Gaza où l’horreur se répète jour après jour depuis bientôt un an et où la folie humaine s’exprime dans tous ses excès et ses entreprises. Les survivants de ces apocalypses sont touchés au cœur et à l’âme.
Lucjan, un rescapé, un artiste ne peut s’empêcher de raconter son enfance et toute la souffrance qu’il a connues pendant sa jeunesse. Des années qui agitent son sommeil.
« J’ai besoin que tu entendes tout ce que je dis, et tout ce que je suis incapable de dire doit être entendu aussi. » (p.247)
C’est surtout une formidable histoire d’amour entre Jeanne et Avery qui cherchent à se retrouver et à colmater les fissures de leur être, de donner un sens à leur existence dans ces lieux sacrés qu’ils ont contribué à détruire, privant l’humanité d’une partie de son passé et de ses beautés. Ce fut un désastre en Égypte et il y a eu aussi ces changements dramatiques dont on parle moins ou peu dans le Grand Nord du Québec. Jeanne et Avery sont conscients de participer à des entreprises qui transforment le vécu de tous. Le couple tente de trouver les mots pour dire ce qu’ils éprouvent, ce qu’ils ressentent et s’il est possible de protéger la planète, la végétation et les âmes en peine qui transportent leur malheur d’un continent à l’autre.
Un roman fabuleux qui conserve toute sa pertinence et sa modernité malgré le temps qui s’est écoulé depuis qu’Anne Michaels a publié ce texte. Certains ouvrages gardent leur actualité et leur acuité en se penchant sur les grandes catastrophes causées par les entreprises humaines. Une histoire à la dimension du monde, des tragédies provoquées par l’avidité de dirigeants et des secousses sismiques qui affectent tous les êtres de la Terre. Nous en payons le prix maintenant avec les changements climatiques.
Un roman de la parole, du verbe, du dire et de l’écoute aussi, de la compassion et de la résilience devant ces drames, des guerres immondes ou encore des projets qui sont censés améliorer le quotidien de tous et qui tuent des points névralgiques de la planète.
Un regard sur des gestes et des entreprises qui laissent des cicatrices profondes que le temps ne peut effacer et qui modifient l’environnement et notre imaginaire. Le travail d’une écrivaine visionnaire qui ne cesse de nous bousculer. Une traduction magnifique de Dominique Fortier encore une fois.
MICHAELS ANNE : Le tombeau d’hiver, Éditions Alto, Québec, 400 pages.
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