mercredi 28 août 2024

UNE PLONGÉE DANS L’ŒUVRE D’HAMELIN

J’ADMIRE ceux et celles qui passent des années à scruter les livres d’un écrivain pour en faire ressortir la quintessence et les forces gravitationnelles. Sous leur regard, l’écriture devient une matière à soupeser et à ausculter pour en extirper les composantes et les obsessions de l’auteur. Il faut beaucoup d’attention, de recoupements et de réflexions, pour parvenir à dégager l’ossature d’une œuvre, les directions qu’emprunte l’écrivain. Il y a les histoires, bien sûr, mais c’est comme un paysage de montagne que l’on survole. Nous découvrons la surface sans pour autant nous aventurer dans les saignées ou encore les tranchées creusées par un ruisseau ou une rivière. Ces chercheurs deviennent alors des explorateurs et ils s’enfoncent dans les gorges, les vallées et tous les replis du terrain pour nous en montrer la texture et les composantes. Quelles heures formidables j’ai passées dans Brandir le poing de Julien Desrochers qui s’est transformé en arpenteur pour analyser et décortiquer plusieurs romans de Louis Hamelin. Son essai substantiel permet de nous faufiler dans plusieurs ouvrages de cet auteur que je fréquente depuis ses premiers pas.

 

Julien Desrochers amorce son périple avec La rage paru en 1989 pour terminer son parcours avec Autour d’Éva qui voyait le jour en 2016. Un cheminement d’une trentaine d’années. C’est suffisant pour en dégager des forces, des thèmes et les directions qu’emprunte volontairement ou instinctivement l'écrivain.

J’ai lu la première histoire d’Hamelin peu de temps après sa sortie. J’ai suivi alors Édouard Mallarmé, ce révolté qui ne sait comment canaliser sa colère dans une prose qui se démarquait par son efflorescence et nous poussait dans une autre dimension. Nouveau, étonnant et surtout d’une originalité qui m’a happé. J’ai compris tout de suite que je serais un fidèle et que j’attendrais sa prochaine publication avec impatience. Il y a quelques auteurs qui m’ont touché comme ça dès leurs premiers pas et qui font partie de ma garde rapprochée. Louis Hamelin, Lise Tremblay, Jacques Poulin, Victor-Lévy Beaulieu, Dominique Fortier, Élise Turcotte, Alain Gagnon et Hervé Bouchard. Je pense également à Martine Desjardins, Suzanne Jacob, Francine Noël et Monique Proulx. Il y a aussi Louise Desjardins, Jocelyne Saucier et mon incomparable et inoubliable amie Nicole Houde que je relis de temps en temps avec recueillement, comme si je me penchais sur un psaume.

J’ai eu le bonheur de rencontrer Louis Hamelin à quelques reprises et ce fut toujours des moments agréables et particuliers, comme si je croisais quelqu’un de ma famille malgré notre différence d’âge. Peut-être que je partage avec lui une certaine histoire et des bouts de vie, je ne sais pas. 

J’ai même eu l’occasion de lui servir de chauffeur lors de l’une de ses visites au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean où je l’ai conduit à l’Université du Québec à Chicoutimi. Il était l’invité d’un groupe d’étudiants. Des instants privilégiés où l’on a pu faire connaissance. J’ai eu la chance de passer de précieux moments en accueillant dans ma petite Toyota Marie-Claire Blais, Sergio Kokis, Élise Turcotte, Louise Desjardins, Victor-Lévy Beaulieu et quelques autres. 

 

PROXIMITÉ

 


J’ai toujours ressenti une proximité avec l’univers de Louis Hamelin. Ses histoires d’abord qui me ramenaient souvent dans des territoires que j’ai fréquentés en tant que travailleur forestier. Particulièrement en Abitibi, avec ses marginaux révoltés et surtout la présence de la forêt qui devient un personnage dans plusieurs de ses romans. Je me répétais à la lecture de Cowboy, en 1992, que j’aurais pu écrire cette histoire parce que j’avais l’impression d’avoir arpenté le milieu que décrit Hamelin et surtout, je retrouvais les autochtones. Un monde, des moments qui sont demeurés gravés dans ma mémoire et qui me remuent encore quand je prends la peine de regarder derrière mon épaule comme on le fait tous en s’avançant dans l’aventure de la vie. Comment oublier ces moments de racisme pur et d’exploitation dont les Cris étaient les victimes
? Certains travailleurs se permettaient tout avec les autochtones qui avaient un village pas très loin du camp forestier, allant jusqu’à violer leurs femmes. J’ai effleuré le sujet dans La mort d’Alexandre sans trop insister.

 

FORCES

 

Julien Desrochers dégage les forces que portent les ouvrages d’Hamelin, suit les courants telluriques qui s’opposent et se confrontent pour constituer l’ossature des romans et des nouvelles de l’écrivain. La verticalité qui incarne le pouvoir qui opprime le peuple et la population s’impose dès la première publication de l’auteur. Une puissance qui écrase et étouffe les révoltés de Louis Hamelin. Enfermés dans une horizontalité dont ils ne peuvent échapper, ils doivent combattre pour tenter de se libérer même si cela s’avère impossible pour tout dire. Brandir le poing, s’en prendre aux dominants avec les mots comme seule arme, une force maléfique qui broie les héros hameliens.

 

«Partant, l’objectif principal du présent travail est d’offrir une étude d’ensemble de la figure du héros chez Hamelin, et ce, à partir de la manière dont il négocie cette situation de l’entre-deux. Il s’agira de montrer par quels moyens et par quelles stratégies discursives il s’échine, en tant que personnage lésé et subordonné, à opérer un processus de réappropriation lui permettant de s’inscrire dans l’intrigue en tant qu’acteur dynamique et véritable moteur du récit.» (p.13)

 

Bien sûr, c’est inévitable, il y a beaucoup de courbes et de méandres dans un essai de plus de 400 pages avant de parvenir à cerner les personnages de Hamelin. Parce que rien n’est simple et évident. L’auteur de Ces spectres agités prend bien des détours pour arriver à ses fins. Malicieux parfois, presque toujours, son narrateur, malgré les apparences, n’est jamais celui que l’on pense et il y a comme des doubles qui s’imposent et qui soufflent à l’oreille du héros. 

 

«En effet, le personnage-narrateur de Cowboy n’est pas en contrôle de ses actions langagières, lesquelles lui sont dictées par une entité altière, quasi surnaturelle. S’il finit par provoquer des bouleversements à Grande-Ourse, ce n’est pas tant parce qu’il a choisi de le faire que parce qu’il a été choisi par un individu qui préside ultimement à l’ensemble de ses actes de parole sur ce territoire.» (p.275)

 

Ce que je retiens surtout, c’est que Louis Hamelin tente la plupart du temps d’ancrer ses personnages dans la réalité québécoise avec ses déchirements, ses luttes de résistance sur un continent qui leur a été enlevé par la force des armes. Hamelin revendique tout le territoire de l’Amérique, surtout dans ses plus récentes publications. 

Des populations dépossédées, chassées de leurs terres comme les gens de Mirabel qui ont dû céder leurs fermes pour y construire un aéroport qui est devenu un éléphant blanc. Un gâchis sans nom qui ne sera jamais réparé et qui a détruit tout un milieu de vie. Tout comme les autochtones de Cowboy qui ont été privés de leurs territoires et que Boisvert exploite sans vergogne. C’est là une lutte constante dans les œuvres d’Hamelin, sans compter la tentative des membres du FLQ lors de la crise d’Octobre de 1970. 

 

CONSCIENCE

 

Les héros d’Hamelin ont conscience qu’ils sont des vaincus, des conquis et des dominés qui subissent les diktats des possédants qui occupent toujours le sommet de la tour ou de la ligne verticale. Même les Québécois qui réussissent à s’élever dans la hiérarchie du pouvoir restent les serviteurs de dirigeants invisibles qui ne leur laissent guère de marge de manœuvre. L’horizontalité est ce territoire incertain où des hommes et des femmes s’agitent, se perdent et arrivent plutôt mal à être entièrement dans leur corps et leur âme. Ils sont poussés par des forces aveugles qui les entraînent dans des combats qui ne peuvent que se retourner contre eux et qui devient suicidaire dans le cas d’Édouard Mallarmé de La rage. Ils ont beau brandir le poing dans des moments de colère, menacer le possédant, ils restent des pions qui sont broyés par le pouvoir qui s’impose toujours d’une manière ou d’une autre. 

 

«François Ouellet suggère avec raison que dans l’écriture d’Hamelin, mais aussi dans celle de plusieurs écrivains québécois, “la frontière marque un échec, une difficulté de passer à l’âge d’homme et que ce n’est, dans certains cas, qu’en sombrant dans la folie (pensons à Malarmé) que le héros est capable de “sauter les clôtures et de donner enfin libre cours à son instinct” ». (p.185)

 

Un essai solide, fouillé et détaillé, ancré dans le territoire des récits d’Hamelin. Je mentionne bien sûr La constellation du Lynx où l’auteur revient sur les événements d’Octobre 1970 et tente de mettre des mots sur la trame qui entoure cette révolte avortée. Étrangement, les acteurs de ces drames ont choisi de demeurer muets sur la mort de Pierre Laporte par exemple. Ils ont gardé un silence obstiné pour masquer leur échec certainement. Décision curieuse pour des révolutionnaires qui avaient commencé par l’action avant de rédiger un manifeste qui a été lu à la télévision de Radio-Canada.

Même si je suis un fidèle de Louis Hamelin, le travail de Julien Desrochers m’a permis de m’enfoncer plus profondément dans l’œuvre de cet écrivain marquant et important au Québec de maintenant. L’essayiste m’a surtout fait voir les grandes énergies telluriques que Louis Hamelin ne cesse de secouer en passant d’un roman à un autre. Un regard précis également sur la réception critique des ouvrages de ce romancier très révélateur.

Brandir le poing est passionnant, étonnant et sous l’étendue des mots et de l’histoire, il y a un univers qui se déploie et des forces qui s’affrontent. Comme quoi il faut aller plus loin, plus profondément pour découvrir le monde d’un écrivain. J’ai souvent répété dans mes chroniques que la trame narrative d’un roman ou d’un récit est la partie visible de l’iceberg qui dissimule la portion la plus importante de ce continent de glace qui dérive à la surface de l’océan et qui reste caché au spectateur. Et si Louis Hamelin plaît beaucoup au public et aux critiques, c’est qu’il confronte directement dans toutes ses publications le mal qui ronge les Québécois dans «ce pays qui n’est toujours pas un pays» comme le dit si bien Victor-Lévy Beaulieu.

 

DESROCHES JULIEN : Brandir le poing, Éditions Nota Bene, Montréal, 432 pages.

 https://www.groupenotabene.com/publication/brandir-le-poing-pouvoir-et-sujet-romanesque-dans-les-fictions-de-louis-hamelin

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