jeudi 16 mai 2024

DANIELLE DUSSAULT POURSUIT SA QUÊTE

«L'EXPÉRIENCE MILENA répond à ce qui se profile déjà dans une des œuvres de Danielle Dussault, Libera me (une correspondance problématique entre une femme et un homme) et dans Les ponts de Prague (la lettre brûlée et le motif du pont comme métaphore globale). Résultat : quelque chose essaie de se déposer, même si ce n’est pas toujours possible, car tout est affaire de mouvement, d’actions et de heurts entre des forces contradictoires : désir et peur; réalité présumée et réalité inventée, fantasmée; attraction et répulsion; ici et ailleurs; autrefois et maintenant. Devant, c’est derrière; derrière, c’est devant. Ainsi le récit avance comme une vis sans fin, en ramenant les individus à des figures, presque des archétypes : père, mari, homme. Ce livre appartient au lot de ce qui nous déjoue et nous échappe.»


— Gilles PellerinLa fenêtre en soi

 

Ce texte de Gilles Pellerin présente magnifiquement bien la démarche de Danielle Dussault dans L’aventure Milena, un essai-fiction. Encore une fois, après Les ponts de Prague, l’écrivaine revient dans cette ville pour tenter de retrouver des traces de Milena Jesenskà, une journaliste qui a aimé follement Frantz Kafka et qui a traduit plusieurs nouvelles de l’écrivain en tchèque. Cette passion devait mener ces êtres si différents à un échange épistolaire assez unique. Les missives de Milena ont été brûlées par on ne sait qui, mais celles de Kafka ont été préservées et publiées. Pourquoi? Qui a détruit ces lettres? Milena? Ou quelqu’un dans l’entourage de Kafka?

Le mystère demeure. 

Danielle Dussault revient sur ses pas, ranime des élans de sa jeunesse en tentant de retrouver celle qui était dévorée par le feu du désir qui étourdit et secoue l’âme. L’écrivaine, encore étudiante, était amoureuse, obsédée par un de ses professeurs, le suivant à la trace presque, le surveillant dans les couloirs de l’université. Ils ont échangé des missives qu’elle a détruites pour biffer ces moments de sa vie peut-être, oublier ces heures si bouleversantes et éprouvantes. C’est peut-être ce qui a poussé Milena à faire la même chose avec ses lettres, on ne le saura jamais. 

 

PARADOXE

 

Dans l’aventure de Danielle Dussault et de Milena Jesenskà, on se bute à un paradoxe fascinant. Pourquoi une écrivaine revient sur des moments de sa vie pour les transformer en récits littéraires?

Pourquoi?

Danielle Dussault jongle avec cette question en tentant de refaire le parcours de Milena Jesenskà dans Prague, scrutant les articles qu’elle a publiés dans différents journaux, les lettres que Kafka lui a adressées, bien sûr. Et c’est aussi ce geste, celui qu’elle a posé il y a longtemps, qu’elle veut comprendre. Pourquoi elle a tout biffé de cet amour qui l’a happée alors qu’elle était étudiante et qui a laissé un vide terrible en elle?

 

«Je me suis risquée dans ce récit, peut-être à corps perdu, sans doute parce que je reconnais, dans la tendance à la disparition, une posture propre à certaines femmes qui écrivent. J’ai voulu interroger le rapport d’écriture qu’entretenait Milena avec les êtres et les choses. J’ai aussi regardé le fond de l’absence, le manque que j’éprouve parfois.» (p.16)

 

Et la voilà dans les rues de Prague, avec les mots de Kafka dans son sac, entendant peut-être la voix de Milena qui sillonnait la ville sans relâche. La journaliste était une marcheuse infatigable. Elle croit la surprendre dans un tramway ou encore devant la fenêtre où elle s’installait pour écrire ses missives. Une sorte de mirador où elle pouvait surveiller les femmes et les hommes qui allaient et venaient dans leur vie et dans leurs amours. 

Kafka, isolé dans sa chambre, dans son refuge ou sa cellule, recroquevillé dans ses phrases, tout le contraire de cette femme dans la cité, cherchant de toutes les fibres de son être à sauver ce grand corps malade par ses lettres et ses attentions. Kafka replié dans son écriture pour calmer ses angoisses et elle la journaliste pleine d’énergie, la passante, l’ombre qui file sur les trottoirs dans la lumière des réverbères. Lui confiné, tout intérieur et effarouché, elle dans les cafés, la vie grouillante et bouillonnante, toute dans la passion du moment et de l’amour.

 

LETTRES

 

Heureusement, il reste les lettres de Kafka, ces missives rédigées dans une belle frénésie. Passionnément. Des mots, des phrases où ils se confiaient, se touchaient presque pour surprendre le souffle de l’autre. Lui si loin et elle si près. Un effort désespéré pour se rejoindre, se protéger de tout ce qui avale et peut détruire. Qui sait ce que l’on veut saisir dans les élans du désir et de l’amour, ce grand frémissement qui empoigne l’être et aspire le corps, le transforme en une flamme incandescente qui consume tout en soi. Cette passion et cette énergie effaroucheront Kafka qui tente de tout contrôler autour de soi pour que ses jours soient lisses et toujours les mêmes.

 

«Il m’a semblé que ce récit devait s’inscrire de manière intime sous la plume de celle qui cherche. J’ai donc entrepris un dialogue avec Milena. Je souhaitais l’interroger en espérant recevoir quelques confessions. Ma quête allait me laisser avec plus de questions que de réponses et un amour jamais parfaitement oublié.» (p.22)

 

Un amour impossible que celui de Milena et Kafka, Danielle Dussault le sait très bien, tout comme elle devinait que sa ferveur pour ce professeur ne pouvait aller nulle part. Malheureusement, il n’y aura toujours que les lettres de Kafka, ses mots à lui, ses phrases pour évoquer cette amoureuse. Tout le volet lumineux et passionné de la jeune femme ne sera jamais là pour donner l’autre versant des propos du grand écrivain si mal dans son corps et son être. Il reste des chroniques que Milena publiait dans les revues. Danielle Dussault a l’impression que la journaliste s’adressait à Kafka alors, qu’elle se confiait à lui.

Deux destins qui s’aspirent et ne peuvent jamais se croiser. 

Lui, fragile des poumons, angoissé au point de ne jamais sortir de sa chambre presque, farouche et méfiant de tout ce qui s’agite et bouge. Elle vivante, exploratrice, curieuse de tout, si bien dans la foule et les rires. Ils se verront deux fois et c’est pour le moins des occasions ratées. Leur amour ne pouvait se concrétiser dans le rapprochement des corps et l’aventure des jours à deux. 

Nous ne pouvons que les imaginer, ces lettres, ou les rédiger en fantasmant. Certains s’y risqueront et inventeront une Milena à partir des écrits de l’auteur de La métamorphose.

 

QUÊTE

 


La quête de Danielle Dussault reste envoûtante. Elle s’y aventure avec toutes les fibres de son être pour devenir l’ombre de Milena, l’imaginer dans les rues de Prague, s’accrocher à ses pas, chercher son souffle en la suivant. Parce que la journaliste semble toujours si pressée. Et quand elle parvient à l’approcher, qu’elle effleure son manteau, juste à la hauteur de l’épaule, elle l’entend murmurer des phrases peut-être. Elle lui parlait certainement dans ses pérégrinations frénétiques, des propos qu’elle transcrivait dans ses missives un peu plus tard. Danielle Dussault suivra la jeune amoureuse dans le camp où Milena a été emprisonnée et où elle finira sa vie de manière atroce.  


«Toute la question de l’écriture revêt pour Milena une importance capitale. Même lorsqu’elle était enfermée au camp de Ravensbück, elle a continué à écrire de façon compulsive. Cependant, elle faisait disparaître ses écrits au fur et à mesure… … Elle quitte dont ce monde en laissant derrière elle tout un passé d’écriture qui continue de me hanter et d’interroger en particulier les femmes qui écrivent.» (p.173)

 

Danielle Dussault devient le double de Milena, de cette femme tout feu tout flamme, s’accroche à son ombre pour ressentir les remous qui la bouleversaient et qui la replongent dans ces jours lointains, cette passion qui l’aveuglait et l’entraînait dans les couloirs de l’université, la poussait sans cesse devant cette porte qu’elle fixait pendant des heures. Elle savait que celui qu’elle aimait plus que tout s’y trouvait, qu’il respirait là, qu’il lisait et amorçait, peut-être, une lettre qu’elle recevrait plus tard. 

Un récit vrai, qui cherche la vérité et un nécessaire absolu comme le fait chaque fois, madame Dussault, quand elle se lance dans un projet d’écriture. Un souffle et une poussée qui effleurent l’être, ce qui est tangible, palpable et humain dans les obsessions et les passions. Parce que toute l’œuvre de Dussault est une quête où elle tente de mettre la main sur une certitude et de vivre dans toutes ses dimensions. Ses romans et essais sont forts, touchants et bouleversants. Toujours, l’auteure s’aventure sur une corde raide, et son écriture est un élan où elle risque le tout pour le tout. Une écrivaine magnifique qui fait son chemin de façon particulière et unique au Québec sans jamais recevoir l’attention qu’elle mérite. 

 

DUSSAULT DANIELLE : L’expérience Milena, Éditions Hashtag, Montréal, 184 pages. 

https://editionshashtag.com/product/lexperience-milena/

 

 

  

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