LE TITRE DU récent roman de Mireille Gagné, Frappabord, est un peu étonnant et pas très attirant, surtout pour moi qui ai eu souvent maille à partir avec ces bestioles têtues et voraces. Je ne peux qu’évoquer l’époque où je courais le marathon et faisais de longues sorties dans la forêt pour m’entraîner. Immanquablement, un frappabord me surveillait et se mettait à tourner autour de moi dès mes premières foulées, au moment où je commençais à transpirer. Cette grosse mouche me suivait sur une vingtaine de kilomètres et parfois plus, gâchant mon plaisir. Il n’y avait qu’une façon de m’en débarrasser : m’arrêter et attendre patiemment qu’elle se pose sur un bras ou une épaule. La tape devenait l’arme ultime contre cette obsédée. Le frappabord peut rendre fou !
Mireille Gagné semble avoir un faible pour les animaux et les insectes. Son dernier roman avait pour titre Le lièvre d’Amérique. Je comprends : ce mammifère est une bête plutôt sympathique et j’ai aimé cette fiction où cet animal, bien implanté dans mon environnement, change de couleur avec les saisons et marquait pour ainsi dire le comportement des personnages. Mais de là à affectionner les frappabords, il y a une marge.
Thomas, un spécialiste des insectes, est mobilisé par l’armée pendant la Deuxième Guerre mondiale pour une mission spécifique. Il doit rejoindre des savants sur Grosse-Île, au milieu du Saint-Laurent, un lieu connu qui a servi, pendant près d’un siècle, de zone de quarantaine pour les migrants, particulièrement les Irlandais. Un séjour obligatoire avant de s’installer quelque part au Québec ou au Canada pour ces nouveaux citoyens.
Ces équipes, dirigées et surveillées par des militaires, doivent effectuer des recherches dans la plus grande des discrétions. En fait, Thomas doit trouver un moyen d’inoculer un insecte d’un virus pour semer la mort chez les ennemis. Vous imaginez une nuée de maringouins qui s’abat sur une population et c’est la catastrophe. Les humains sont capables de n’importe quoi pour conquérir des territoires et éliminer ceux qui s’opposent à leurs ambitions.
« Personne n’en savait beaucoup plus que ce que le major Walker leur avait dévoilé après leur arrivée. Le programme de guerre bactériologique déployé sur l’île était une collaboration entre les Américains, les Britanniques et les Canadiens. Les autorités de Washington suivaient l’état d’avancement des recherches. » (p.44)
Au même moment, au Nouveau-Mexique, Robert Oppenheimer poursuivait ses explorations sur le nucléaire et participait à créer, avec toute une équipe, la bombe que l’aviation américaine larguerait sur Hiroshima et Nagasaki.
EXPÉRIENCES
Après différentes expériences sur les insectes, Thomas choisit le frappabord pour son avidité (j’en sais quelque chose) et sa ténacité. Cet insecte peut devenir une arme de guerre efficace et terrible. Surtout, la canicule, un début de réchauffement de la planète certainement, même si on est dans les années 40, permet à ce moustique de se reproduire en ville.
« Dans son rapport, il mentionnait que ces mouches piqueuses, vives malgré leur grosseur, étaient dotées d’un instinct vorace, se multipliaient rapidement, pouvaient couvrir de grandes distances et que, particularité cruciale, les femelles avaient besoin de plus de sang pour procréer que les autres espèces. » (p.51)
Thomas, en réalité, se retrouve prisonnier au milieu du Saint-Laurent et de son laboratoire, n’ayant que très peu de contacts avec les chercheurs. Il crée des liens avec des habitants de l’île, une famille qui effectue différents travaux pour l’armée, dont un jeune homme nommé Émeril.
POINTS DE VUE
En amorçant ma lecture, je me suis buté à trois récits. Théodore, un travailleur en usine, un solitaire et un taciturne, voit son appartement envahi par les fameuses mouches. Je ne sais pas, mais il me semble que les frappabords ne se trouvent pas souvent en ville. Mais nous sommes dans une fiction et tout est possible.
Son grand-père vit dans une résidence et il n’en a plus pour longtemps, étant dans les derniers moments de son existence. Le plus étonnant, c’est quand le frappabord prend la parole et témoigne de sa soif de sang, de sa frénésie quand il s’approche des gens. Une histoire d’amour presque. Il nous livre ses secrets, ses plaisirs, sa quête, ses capacités et son excitation surtout.
Voilà un suspense qui sort des sentiers battus. Ces points narratifs ou de convergences finissent par faire un tout dans le roman de Mireille Gagné.
Tous les fils se nouent.
Rapidement, j’ai été aspiré par cette histoire un peu étrange où les humains se montrent beaucoup plus voraces que la pauvre mouche à chevreuil (un autre nom du frappabord).
On ne manipule pas les bactéries et les matières dangereuses sans risquer de contaminer les gens qui participent aux travaux. Une erreur, un geste et le pire arrive. Et ça se produit, bien sûr, dans le récit de madame Gagné.
Frappabord m’a inquiété. Surtout, Mireille Gagné le précise, que le Canada a effectué ce genre d’expériences à Grosse-Île pendant des années. Cette mouche têtue et vorace devient quasi sympathique. Et comme dans tout bon thriller, nous voulons savoir comment tout ça va se terminer.
Une histoire où les personnages parlent peu ou pas. Ils ont le flegme d’un insecte. Théodore, Thomas et Émeril, le grand-père, ne sont guère des bavards. Et par certains aspects, ils se rapprochent du frappabord qui a droit au premier rôle. Je ne vous dis rien de la fin, c’est à donner froid dans le dos.
SENSIBILISATION
Le roman de Mireille Gagné nous sensibilise aux risques que des dirigeants et des chercheurs prennent en manipulant des matières dangereuses ou encore en tentant de modifier le code génétique de certains animaux. Ça peut donner des atrocités si on s’en sert pour faire la guerre et éliminer des gens.
« Au bout de longues minutes, les Tabanus Flos cadaver semblaient avoir disparu. Les avaient-ils tous tués ? Thomas ne pouvait l’affirmer. Les trois hommes se regardaient, effrayés, sans parler. Le temps pressait, ils ont continué à brûler et à sectionner les plantes, avec pour unique objectif de ter miner cette horrible tâche et de pouvoir quitter l’île au plus vite. Thomas a pensé à Émeril. Il avait raison. Il y a des chemins que les hommes ne devraient pas emprunter. » (p.194)
Que dire de l’agent orange que les Américains ont utilisé au Vietnam, un poison épouvantable ? Un défoliant qui a ravagé des pans de la jungle. Et le gaz sarin, cette peste que l’on soufflait sur les lignes ennemies. Sans parler des bombes à fragmentations, le nucléaire et bien d’autres armes que j’ignore. Incroyable ce que l’humain peut inventer pour tuer et dominer ses semblables. Madame Gagné nous sensibilise à ces folies que l’on peut commettre au nom de la science et de la légitime défense. Netanyahou devrait lire le roman de madame Gagné, il connaîtrait peut-être un moment de lucidité.
GAGNÉ MIREILLE : Frappabord, Éditions de La Peuplade, Chicoutimi, 216 pages.
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