mardi 12 juillet 2022

GUÉRIR SES BLESSURES PAR LA PAROLE

JEAN-FRANÇOIS CARON prend son temps avant de nous appâter avec un nouveau livre. Cinq ans nous séparent de sa dernière publication : De bois debout. J’ai pu suivre certaines de ses aventures par Facebook, même dans un article de Dominic Tardif paru dans Le Devoir en 2017. Oui, il s’est fait camionneur au long cours pour sillonner les routes de l’Amérique. Au volant d’un mastodonte que je n’oserais approcher, il a aperçu le soleil au lever et au coucher, partout sur le continent, à Flagstaff que j’ai visitée, la ville la plus laide que j’ai vue dans mes pérégrinations. Et, naturellement, j’ai pensé à Serge Bouchard et à son amour pour les camionneurs qu’il comparait aux coureurs des bois qui se laissaient porter par les eaux ca0lmes ou tumultueuses des rivières et des fleuves pour découvrir le Nouveau Monde et ses peuplements. Les nomades modernes empruntent les autoroutes qui vont comme des tentacules, même là où vous n’avez pas envie de vous arrêter. 


Jean-François Caron m’a toujours fasciné dans ses romans. Je sens une certaine proximité avec les questionnements que je traîne d’un livre à l’autre depuis ma première publication. La quête du territoire, celui des origines, celui que l’on choisit et que l’on fait sien selon les hasards de la vie, la filiation avec le passé qu’il faut retrouver, les moments perdus que l’on s’efforce de garder vivants en faisant coïncider ses souvenirs avec le présent. Comme si notre histoire avait des échancrures que nous devons colmater. 

Avec Beau Diable, l’écrivain nous entraîne encore une fois dans un monde où ses personnages portent une blessure qui tarde à guérir. Une plaie qui reste vive et qu’ils secouent de toutes les façons possibles afin de solidifier la suture. Il faut comprendre d’abord ce qui vous a jeté au sol, saisir toutes les dimensions de son vécu avant de se risquer dans une nouvelle aventure, un espace familier qui devient étrange après les grands tourments.

Je me suis attardé sur sa première phrase, son incipit comme on dit, les mots qui permettent de plonger dans le récit qui s’ouvre devant soi. Cette affirmation est souvent une fissure où nous avons peine à nous glisser parce que ça coince partout, que ça fait mal et écorche. 

 

BIG BANG

 

Et j’ai imaginé l’apparition de l’univers. Le vide absolu et une explosion, la lueur du Big Bang et l’espace connu en expansion. «Ça commence par une voix, la mienne, dans le noir. C’est tout ce que ça prend. Puis la lumière se fait doucement pour qu’on puisse tout voir venir et aller, tout entendre se placer.» (p.11)

Je n’ai pu m’empêcher de penser à la Genèse, à cette première phrase qui explique les origines de notre monde. «Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l’abîme, l’esprit de Dieu planait sur les eaux.» J’ai remplacé Dieu par conteur et me suis retrouvé devant Caron, prêt à me laisser entraîner dans ses vérités fausses et ses menteries vraies.

Le monde de Beau Diable vit et périt par la voix et les mots. Au commencement était le verbe qui contenait toute chose. Le réel n’existe que par le récit, la narration que l’on en fait et ce fil que le conteur tend entre un événement et un autre pour comprendre sa vie, ses malheurs, ses peines et ses douleurs, pour refaire surface enfin et respirer à pleins poumons.

Le «beau diable» de Caron est un animal étrange qui hante les collines et la forêt où vit François. Une bête à multiples têtes et yeux, des corps qui se divisent et se soudent. Une sorte de chimère qui se transforme et possède le don de la parole, aime particulièrement les effluves du whisky. 

Voilà une magnifique définition du conte, de la légende, du mythe, des personnages fantasmagoriques qui surgissent dans l’univers traditionnel pour apaiser les peurs et les angoisses, confronter l’inconnu et dompter le mal qui gît au cœur des humains. Ce langage qui prend toutes les formes et que nul chasseur ne peut cerner même en ratissant tous les coins de son territoire. Une bête à mots qui mute et se métamorphose pour le plus grand bonheur du conteur, la joie des auditeurs qui acceptent de plonger dans le merveilleux comme dans les pires divagations. Le dompteur de réalité nous guide dans l’enfer de Dante où le mal gît sous toutes ses formes. «Ce bel animal étrange, impossible à capturer. Un qui se sauve de tous les pièges, les contourne, les déjoue, le baptême. Sorte d’aberration enfantée par les bois jamais brûlé qui couvre les vallons du pied de la tour et des alentours.» (p.17)

Cette bête va dans toutes les directions et échappe à tous les traquenards, peu importe les approches et les manœuvres des chasseurs. Elle trouve toujours une manière de se faufiler vers l’horizon que nul ne peut atteindre. 

Bien sûr, il faut effleurer le sol, s’ancrer. Un conte a besoin de racines pour garder contact avec la réalité, pour muter et bondir vers les quatre points cardinaux. 

 

REFUGE

 

François, le conteur, tout comme Alexandre, le personnage de son ouvrage précédent, s’est retiré de la société pour vivre en ermite, près de la cabane qui était autrefois le lieu de travail d’un garde-feu. C’était il y a longtemps, avant l’invention des drones qui surveillent les épinettes boréales maintenant. On construisait des tours ici et là dans la forêt, sur les pics rocheux, des phares en quelque sorte pour voir les fumées de loin, les brasiers qui se multipliaient lors des sécheresses. Le très beau roman de Jocelyne Saucier, Il pleuvait des oiseaux, évoque un terrible incendie qui a ravagé le nord de l’Ontario et une partie de l’Abitibi.

Mon père a travaillé comme garde-feu dans les montagnes de La Doré. Il nous racontait souvent l’histoire de la maman ourse en colère. Je pense qu’il avait attrapé l’un de ses petits. Elle avait chargé et pour lui échapper, il s’était réfugié dans la tour. La bête avait grimpé dans l’échelle jusqu’à mi-hauteur, avait fini par redescendre pour l’attendre en bas. Il avait dû faire appel à des collègues par radio qui étaient venus abattre l’animal et le libérer. Mon père avait eu sa leçon et avait laissé les oursons tranquilles après sa mésaventure. 

 

PAYS

 

Le conteur a perdu sa fille, la grande floune, celle qui n’est jamais revenue de son voyage. Une blessure qui ne guérira jamais. Il y a aussi son ami Jean devenu camionneur, arpenteur de continent, dompteur de routes et de mastodontes qui vit avec sa Mireille qui ne sait enfanter que des petites filles mortes. Nous avons donc Jean et François, les prénoms de l’auteur. Et Vicky qui tente de cerner la réalité en dessinant et en travaillant au restaurant de Madeleine. Un lieu qui se transforme de temps en temps en temple de la parole pour faire place au conteur qui aborde tous les drames et les malheurs avec la dextérité de Beau Diable qui tient du caméléon. 

Tous viennent écouter le magicien raconter ses épreuves et celle de ses proches. Tous s’installent en silence, sirotant un verre de whisky ou une bière, s’accrochent pour contrer leur peur et leur détresse. Avec lui, ils apprivoisent leurs chagrins par le chant, se laissent bercer par cette voix qui prend mille intonations, murmure à l’oreille de ceux qui veulent entendre.

La parole étend un baume sur la douleur, le mal et la perte de ses amours et de ses amis, permet une forme de renaissance par le récit revigoré et transformé. 

Je me suis laissé envoûter, entendant la voix de Jean-François Caron (un très bon lecteur qui vous subjugue) qui m’a entraîné dans tous les recoins de la vie, de la mort et de cette étrange entreprise qu’est la quête du bonheur. Je me suis accroché à ses mots, quand il les place là où ils doivent aller dans son conte. Alors, avec lui, j’ai trouvé l’éclaircie au bout du vallon, dans un pli du terrain, un lieu où un homme et une femme savent se regarder et s’écouter. 

Un très beau récit, vivant, plein de rebondissements, d’images qui nous permettent de nous faufiler entre la parole et le texte, entre le rêve et la réalité, la «détresse et l’enchantement». Caron cherche encore une fois un ancrage à sa vie, à calmer la douleur et la transcender par l’écriture et l'écho de sa voix qui lui répète qu'il est vivant. C’est pourquoi j’ai tant de satisfaction à le lire. C’est comme si je trouvais un écho à tous mes questionnements de souffleur de mots. 

 

CARON JEAN-FRANÇOISBeau Diable, Montréal, Leméac Éditeur, 2022.

 

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