ARTHUR RIMBAUD EST une figure connue du monde littéraire. L’auteur d’Une saison en enfer a marqué les imaginaires et sa vie aura fasciné bien des lecteurs et des spécialistes. Même que j’ai dans la tête la superbe version des Poètes de sept ans qu’a faite Léo Ferré. Un texte terrible et une musique poignante qui donnent la chair de poule. Si nous sommes familiers avec Arthur, ses poèmes inoubliables, nous en savons beaucoup moins sur sa famille, du moins c’était mon cas. Je connaissais l'existence de Mon frère Arthur, l’œuvre de sa sœur cadette. J’ignorais qu’il avait eu un frère aîné, Frédéric et deux sœurs. Tous ont entendu parler de sa relation tumultueuse avec Paul Verlaine alors qu’il était à peine sorti de l’adolescence et qu’il écrivait une poésie remarquable en très peu de temps. Des textes qui échappaient aux normes, marqués par des images fulgurantes et une liberté viscérale qui rompait avec les critères de l'époque. Pourtant, très vite, il a tourné le dos au monde littéraire pour devenir « un autre », vivre la plus grande partie de sa vie à l’extérieur de la France, se faisant aventurier et trafiquant, surtout en Éthiopie. Ces séjours ont fait naître bien des légendes sur ses voyages.
Josée Marcotte dans La sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud, nous entraîne dans Charleville, une petite ville située dans les Ardennes. Le père, un capitaine d’infanterie, a abandonné tôt la famille et la mère a dirigé ses affaires de façon inflexible. Une femme dure, peu aimée de son entourage, catholique et bigote, particulièrement ferme et intransigeante envers Frédéric, l’aîné, qu’elle bannira pour une mésalliance. Elle refusera jusqu’à sa mort de reconnaître ses deux petites-filles.
Le roman de Josée Marcotte débute avec la naissance d’Isabelle, la dernière du clan Rimbaud. Nous sommes en 1860. Quelques mois plus tard, le capitaine quitte définitivement son épouse et ses enfants. Isabelle est encore un bébé lors de ce départ. Elle ne rencontrera jamais son paternel et ne cherchera pas à le faire non plus.
Ce sera la Mère, une femme inflexible qui dirigera désormais la destinée de tous. Dure en affaires comme dans ses croyances, elle montrera un certain goût du changement, étrangement, déménageant souvent dans Charleville et en exploitant la ferme de Roche, un héritage qu’elle habitera une grande partie de sa vie pendant la belle saison.
Cette scène… Ce n’est pas tant l’abandon du père que celui de la Mère qui, tirant une croix sur son homme, renonçant à ses forces pour le retenir, offre alors volontiers à sa fille une icône. Posture d’idole féminine. L’image même du corps maternel, unique et esseulé, paré d’une lumière résolue, sorte de beauté avilie et rigide, capable d’une vigueur insoupçonnée, prête à se déchaîner sur le monde. Une petite apocalypse. Dès l’origine. La Mère Terrible est née. (p.17)
Une figure tutélaire, celle de Vitalie autour de laquelle tout gravite comme un soleil qui attire les planètes tout en les maintenant à distance.
Arthur est là, en arrière-plan, fugitif, fuguant à Paris ou à l’étranger, revenant dans la famille, toujours accueilli par la Mère malgré ses frasques, ce qui ne sera jamais le cas de Frédéric, le grand frère mal-aimé.
L’ENFANCE
Josée Marcotte se concentre sur Isabelle, la petite dernière, la discrète, l’obéissante, celle qui restera aux côtés de la mère et travaillera comme une servante. Sa sœur Vitalie, la parfaite, décédera à dix-sept ans, d’une maladie qui semble héréditaire chez les Rimbaud. (À noter que la fille aînée porte le prénom de la mère et le grand frère celui du père.)
Des études chez les religieuses où l’on apprend à être de bonnes croyantes et tout ce que l’on enseignait alors aux futures conjointes et mères de famille. Elle épousera contre toute attente Pierre Dufour (Paterne Berrichon) à l’âge de 37 ans, un homme qui voue un culte à Arthur tout comme elle. Il fera sa demande en mariage par lettre sans l’avoir rencontrée.
Nous suivons la jeune femme dans un monde austère où chaque chose a sa place, où chaque geste doit se conformer aux exigences de la Mère. Isabelle est docile et vaillante, ne rechigne jamais devant les tâches quotidiennes et s’y applique avec toute son énergie.
Surtout, instants importants et inoubliables, elle assiste Arthur dans ses derniers moments et sera là à sa mort à l’hôpital de Marseille. Cet événement changera sa vie et la transformera.
Dans la détresse d’Arthur, elle a enfin trouvé un écho à son mal-être. Une filiation primordiale et liminaire dans cette vie. Elle le perçoit tel l’unique miroir lui renvoyant la plaie, sans voilure. Dans toute sa nudité la plus crasse. Elle éprouve en cet instant un amour farouche et désespéré pour son frère. L’amour est à réinventer. (p.127)
Isabelle trouve sa mission. Elle se consacrera à la mémoire d’Arthur, travaillera inlassablement à rétablir sa réputation, faisant naître des légendes et des mythes, celui de son ultime conversion et son retour dans le giron de la foi chrétienne. Elle en fait une sorte de saint qui s’est repenti au dernier moment.
La petite sœur revendiquera des droits et entreprendra d’expurger l’œuvre d’Arthur, n’hésitera pas à dissimuler des lettres, à couper certains passages, à caviarder si l’on peut dire des poèmes. Arthur doit être vu comme un croyant et un mystique. Ses manœuvres seront démasquées par les spécialistes, bien sûr.
Les biographes affirment sans scrupules que la version officielle et le rapport des actions des dix dernières années de la vie d’Arthur Rimbaud sont faussés par sa famille — par Isabelle, plus précisément : « C’est elle qui a publié des documents relatifs aux séjours en Afrique et qui en a donné une interprétation conforme à ses désirs. » Ces infâmes messieurs récusent la théorie selon laquelle Arthur serait « un être au-dessus de l’humanité ». Ignares ! Écrivailleurs de grand chemin. Prêts à tout pour attirer l’attention, pour vendre, par goût médiocre de la calomnie… (p.191)
Elle multiplie les démarches, rencontre Stéphane Mallarmé et Paul Claudel, rédige des articles avec son époux malgré la maladie qui la ronge. Un dévouement admirable et têtu, il faut le dire.
La sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud, est un ouvrage fascinant qui nous entraîne dans un milieu âpre, dur de corvées, de gains faits au jour le jour, sans générosité et replié sur soi. Un petit monde obtus où l’on arrive à ses fins par la volonté et le travail. Nous sommes dans les terres du père Goriot de Balzac.
Un peu sec, peut-être, comme roman, comme si Josée Marcotte avait suivi un plan rigide sans trop lever la tête, conforme à l’obsession d’Isabelle. Un peu frustrant aussi parce que j’aurais aimé en savoir plus sur Arthur, ses séjours à l’étranger où il se montre, dans sa correspondance, un égocentrique qui demande continuellement à sa Mère et Isabelle des objets et des livres, se plaignant de leur lenteur à répondre à ses voeux.
Nous voilà dans l’univers qui explique et justifie la révolte du jeune homme, sa volonté de rompre avec un milieu étouffant en écrivant des poèmes qui marqueront son époque et la poésie française. Isabelle souhaitait en faire un mythe. Il le sera, mais par ses œuvres, pas par le maquillage et les entourloupettes.
Un roman étonnant, une plongée dans un monde terrible de dureté et de croyances qui brise les êtres et les rend souvent hargneux et irascibles. Ça donne des frissons, l’intransigeance de la Mère envers Frédéric, l’entêtement d’Isabelle et de son mari à vouloir faire entrer Arthur dans des normes qu’il a répudiées en sortant de l’enfance, niées par ses activités à l’étranger où il semble avoir été le représentant parfait du colonialisme envahissant, l’aventurier qui ne reculera devant rien pour faire fortune.
MARCOTTE JOSÉE, La sœur de l’autre, Isabelle Rimbaud, Éditions Hamac, 320 pages, 29,95 $.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire