MARIE-HÉLÈNE VOYER nous administre un véritable électrochoc avec L’habitude des ruines. J’ai eu l’impression de me retrouver le nez collé à la fenêtre, de voir enfin ce que nous faisons de notre environnement et de notre patrimoine. Voilà une réflexion percutante sur notre propension à se défaire des bâtiments anciens, à détruire des quartiers pour faire neuf, allant même jusqu’à raser des villages. Que dire de la laideur de nos centres commerciaux qui pullulent partout ? Tout cela au nom du progrès, de la modernité, des affaires et de l’économie. J’ai vu disparaître les plus beaux édifices de Chicoutimi. Je signale l’église de Fatima, à Jonquière, un bijou des architectes Léonce Desgagné et Paul-Marie Côté qu’un entrepreneur a laissé se détériorer avant de la démolir. Un véritable crime. Il a fallu l’intervention d’Harold Bouchard pour sauver les magnifiques vitraux conçus par Jean-Guy Barbeau. Ces phénomènes se multiplient et Marie-Hélène Voyer met le doigt sur ce fléau dans son essai. Le Québec perd ses monuments historiques, se défigure et s’appauvrit. Que dire de cette soif du clinquant et du béton ?
Les médias nous alertent régulièrement. Jean-François Nadeau du Devoir en a fait une spécialité. Il sonne les cloches pour nous informer qu’un autre joyau du patrimoine va passer sous le pic des démolisseurs. Souvent, les entrepreneurs ou les responsables du saccage, tentent de dorer la pilule en jurant que la façade sera protégée et intégrée à la nouvelle construction.
L’écrivaine embrasse large et c’est tout l’environnement du Québec qu’elle scrute. L’espace agricole que l’on tue en traçant des boulevards ou en ouvrant des quartiers où l’on érige de faux châteaux pour étaler sa richesse clinquante. Des ruisseaux que l’on fait disparaître, des rivières et des marais que l’on assèche pour faire place au béton. Que dire des arbres que l’on rase partout dans nos villes ? Des rues splendides comme celle que j’ai longtemps habitée à Jonquière. Mous avions acheté une maison blanche à cause des érables qui bordaient la rue Sainte-Gertrude jusqu’au pied du mont Jacob. Peu à peu, les nouveaux venus ont coupé ces majestueux centenaires et transformé notre quartier en désert. Un voisin immédiat a abattu son érable magnifique sous prétexte qu’il faisait trop de feuilles à l’automne. Il faudrait avoir le droit d’amener ces gens en justice pour crime contre la nature.
En matière de paysage et de patrimoine bâti, on confond souvent cette banalité apparente avec un manque d’importance ou de transcendance. La vie ordinaire se campe pourtant le plus souvent dans des lieux de rien, loin de toute monumentalité. Nos maisons banales sont plus riches qu’elles n’y paraissent, car elles témoignent de l’assemblage complexe de nos unions et de nos ruptures, de nos espoirs et de nos déceptions. C’est toute la syntaxe de nos vies, tantôt noueuse, tantôt hachurée, qui s’y dessine. (p.28)
Marie-Hélène Voyer remet en question notre rapport avec le pays, le fleuve, les cours d’eau, la forêt, l’histoire et notre passé que l’on biffe peu à peu. Les autoroutes balafrent le paysage quand elles ne viennent pas défigurer des villes comme Québec et Montréal. La vie des gens de tout un quartier devient un enfer. Je pense au secteur que l’on a détruit à Montréal pour faire place à la tour de Radio-Canada que l’on a abandonnée récemment.
DÉSASTRE
Tellement de lieux que l’on souille, ravage et abandonne avant de recommencer ailleurs.
La ville devient cette femme un peu hagarde qui erre, comme une dinde, à la recherche de sa dignité et de sa mémoire perdue. Paysage de façades : scénographie de la feintise et de l’inauthentique qui dissimule une ville à la syntaxe rendue illisible, étouffée par la densification, la rentabilisation, le consumérisme et la démesure. Une ville dont les apparences ploient et s’effritent, plombées par les tours toujours plus hautes de condos toujours plus chers. (p.88)
Il y a aussi des zones, il faut s’en souvenir, où l’on a déporté la population (Forillon restera un œil au beurre noir de notre histoire) pour accueillir les touristes ou des villages que l’on a rasés parce qu’ils n’étaient plus lucratifs. Nous basculons dans la science-fiction. Il y a même certains « visionnaires » qui ont proposé de fermer des régions, il n’y a pas si longtemps. Pas rentable la Gaspésie, les îles de la Madeleine ou le Lac-Saint-Jean.
J’adore quand madame Voyer fait appel aux écrivains qui se sont préoccupés de certains lieux, de leurs paysages et des cours d’eau. Jacques Ferron vient souvent témoigner, Pierre Nepveu, Arthur Buies. Elle aurait pu ajouter Yves Beauchemin qui a milité pour sauver le patrimoine bâti de Longueuil et de bien d’autres comme Victor-Lévy Beaulieu, Louise Desjardins et Jacques Poulin.
MODERNISME
Nous sacrifions tout au toc, au faux modernisme, à l’appétit des nantis qui souhaitent des bulles au centre-ville et abandonnons tout à des entrepreneurs spécialisés dans la laideur. C’est notre identité que nous immolons peu à peu.
Même nos bibliothèques personnelles, avec les livres que nous accumulons depuis l’enfance, n’intéressent personne. Il faut les démanteler et les expédier souvent dans des pays lointains qui veulent développer la lecture avec de vraies livres. Ça me bouleverse. Que faire des œuvres qui ont fait ma vie ? Je devrai faire comme mes parents qui ont vendu leurs vieux meubles à des brocanteurs. On connaît l’histoire des Américains qui ont raflé une grande partie de nos antiquités pour une bouchée de pain. C’est peut-être pourquoi nous adorons tant aller, quand arrivent janvier et la belle neige, nous installer dans un camping d’une laideur recherchée, au bord d’une plage de Floride.
Voilà un regard lucide, intelligent que L’amour des ruines de Marie-Hélène Voyer qui en révèle beaucoup sur notre rapport au pays, au paysage, à nos villes et villages, à notre façon de respirer et d’agir dans une province qui se modernise, dit-on, en devenant amnésique et numérique. J’ai eu des frissons en lisant cet essai que l’on devrait imposer dans les écoles. C’est notre histoire, notre identité que l’on saccage avec ces nouvelles constructions sans âme qui poussent partout et finissent par faire des enclaves aseptisées. Bien plus, c’est l’amour du beau, de la vie, l’avenir que l’on piétine en laissant tout aller. Et nous regardons, les bras croisés, ce désastre organisé et planifié.
L’essai de Marie-Hélène Voyer pourrait devenir une longue énumération qui aurait de quoi décourager le plus optimiste des Pangloss de notre époque, mais c'est tout le contraire. Véritable coup de poing, que cette réflexion de madame Voyer. Ça peut expliquer pourquoi nous sommes incapables de construire un pays. Parce que pour arriver à cet aboutissement, il faut de l’amour, un respect du paysage et des villages, des maisons et des édifices.
VOYER MARIE-HÉLÈNE, L’habitude des ruines, LUX ÉDITEUR, Montréal, 214 pages, 24,95 $.
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