lundi 22 mars 2021

LA GRANDE ÉCRIVAINE DU QUÉBEC

MARIE-CLAIRE BLAIS A vingt-six ans quand elle publie Une saison dans la vie d’Emmanuel. Ce roman la propulse à l’avant-scène de notre monde littéraire et de la francophonie, lui permet de mettre la main sur le prix Médicis en 1966. L’écrivaine s’est fait remarquer en 1959 avec La belle bête à l’âge de vingt ans, l’année de la mort de Maurice Duplessis. Elle avait attiré l’attention du père Georges-Henri Lévesque qui était alors professeur à l’Université Laval et de Jeanne Lapointe, une enseignante qui a joué un rôle important dans la carrière d’Anne Hébert. Avec ce succès, la jeune femme s’éloigne définitivement de son milieu de Québec, s’installe dans le monde des mots et vivra une grande partie de son temps aux États-Unis, particulièrement à Key West, où elle obtient la citoyenneté américaine.


Au moment de la sortie d’Une saison dans la vie d’Emmanuel, aux Éditions du Jour en 1965, je débarque à Montréal après douze heures de train, avec une petite valise presque vide. Je me terre dans un sous-sol d’Outremont, un véritable taudis, parce que je n’ai que quelques centaines de dollars pour passer l’année. Je réagis comme une bête frileuse qui n’ose plus quitter sa tanière, ayant perdu mes repères et les trottoirs de la ville m’effarouchent. Heureusement, mes cours à l’Université de Montréal me forcent à sortir et à voir des gens. 

Je me réfugie dans les livres, une sorte d’ermite de la littérature, me penche sur Sartre, Camus, Duras, Yourcenar, Hamsun et Faulkner. Je rature les textes qui deviendront L’octobre des Indiens, six ans plus tard. Je peux enfin me livrer à ma grande passion pour les livres et la poésie sans craindre le regard des autres, particulièrement celui de ma mère.

Je découvre Marie-Claire Blais en 1970, un peu méfiant devant les succès qui font les manchettes. Ce fut l’illumination. Je l’ai déjà écrit. Je ne jurais avant que par Tolstoï et Dostoïevski, convaincu que je devais apprendre le russe pour avoir le droit de voir mon nom sur la jaquette d’un livre.

Marie-Claire Blais me redonnait mon village, mon pays de neige, de messes et d’épinettes. Je retrouvais grand-mère Malvina vêtue de noir, les cheveux retenus par des dizaines d’épingles et collés à la peau du crâne. Une femme sèche, brusque, toujours de mauvaise humeur qui sentait le camphre et la boule à mites. Mon autre grand-mère était plus farouche encore. Almina, mettait mari et enfants à la porte au mois d’août, pour sa brosse annuelle. Elle passait des jours à chanter, hurler, boire seule derrière les rideaux tirés. Sa famille vivait dans le hangar en attendant le matin où les fenêtres se dégageaient comme le ciel après l’orage. La maison redevenait accessible.

 

VOISINS

 

Marie-Claire Blais, on aurait dit, avait fréquenté des voisins qui m’intriguaient, ces familles isolées au bout des rangs. Elle me dessillait les yeux. Je voyais pour la première fois ces enfants qui longeaient les murs comme des petits animaux et qui se terraient sous les chaises et les bancs quand la porte s’ouvrait. Des ombres qui pouvaient disparaître dans la neige avec le Septième, ce jeune qui possédait un don, pouvait guérir ou arrêter le sang. Chez Marie-Claire Blais, le Septième résiste à tous les sévices et traverse les épreuves sans trop être amoché. 

Et les hommes, toujours dangereux, vindicatifs et imprévisibles, surtout avec un verre dans le nez. L’un de mes oncles provoquait des tsunamis quand il avait bu. Un Jour de l’An, il a retourné la table lors du repas familial gâchant le festin de ma tante, semant les pleurs et les hurlements. Il ne tolérait aucune contradiction, surtout en politique. C’était un libéral enragé, «teindu», qui n’entendait pas à rire.

Et la petite école, les concours de catéchisme, la strappe tel un châtiment de Dieu. Ça tombait à onze heures pile en matinée et à quinze heures en après-midi. Sur les mains, les dix doigts, jamais moins de cinq coups. Et ces heures, à genoux dans un coin, incapable de se relever. Il fallait dompter les bêtes rétives que nous étions. 

Grand-mère Antoinette décrivait cette mort tellement noire quand elle s’avançait dans les aveuglements de janvier, sur des chemins impraticables où les chevaux s’embourbaient. Je me mordais les lèvres en pensant à la petite voisine qui ne viendrait plus jamais à l’école, à l’imprudent étouffé dans le tunnel qu’il avait creusé dans un banc de neige ou ce cousin emporté par la tuberculose. Je revois encore le cercueil blanc dans l’église avec les reniflements de ma tante qui pleurait à toutes les funérailles. 

 

INSPIRATION

 

Marie-Claire Blais, je l’ai suivie fidèlement à partir de 1970. J’ai eu aussi la chance de la croiser à quelques reprises. Une écrivaine admirable, certainement la plus grande du Québec, la plus percutante et la plus universelle, avec une œuvre à nulle autre comparable par ses dimensions et ses personnages. J’ai même été son chauffeur lors d’un salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Comment oublier sa visite au cégep de Chicoutimi. Le professeur Alain Dassylva, admirateur de madame Blais, l’avait reçue dans sa classe. Pour l’occasion, il avait revêtu un smoking. Ce fut un événement.

Je m’attarde sur l’incipit d’Une saison dans la vie d’Emmanuel et c’est un pur délice. Le détail d’une fresque de Brueghel l’Ancien qui s’anime devant moi.

 

Les pieds de Grand-Mère Antoinette dominaient la chambre. Ils étaient là, tranquilles et sournois comme deux bêtes couchées, frémissant à peine dans leurs bottines noires, toujours prêts à se lever : c’étaient des pieds meurtris par de longues années de travail aux champs (lui qui ouvrait les yeux pour la première fois dans la poussière du matin ne les voyait pas encore, il ne connaissait pas encore la blessure secrète à la jambe, sous le bas de laine, la cheville gonflée sous la prison de lacets et de cuir…) des pieds nobles et pieux (n’allaient-ils pas à l’église chaque matin en hiver?) des pieds vivants qui gravaient pour toujours dans la mémoire de ceux qui les voyaient une seule fois — l’image sombre de l’autorité et de la patience. (p.7)

 

Quelle manière de décrire une vie d’efforts, de prières, de colère et de résignation! C’est déjà un aperçu de l’écriture qui va s’installer comme un continent à la dérive à partir d’Un sourd dans la ville, en 1980, et donner l’incroyable fresque de Soifs.

Et j’entends Rimbaud dans cette phrase qui sonne si bien. «Immense, souveraine, elle semblait diriger le monde de son fauteuil.» Et l’écho dans Les poètes de Sept ans : «Et la mère, fermant le livre du devoir, s’en allait satisfaite et très fière…» 

Jean le Maigre et le Septième lisent dans les bécosses, écrivent des vers tout comme le petit révolté de Rimbaud aime la fraîcheur des latrines où il imagine des romans sur la vie. 

 

MONDE

 

Et l’univers s’ouvre devant ce bébé tout neuf. Le travail qui épuise chaque jour, le sexe imposé par l’homme, l’éloignement des mâles et des femmes (Grand-Mère Antoinette tient tête à son gendre, mais jamais dans la même pièce), les enfants qui tombent du corps des mères comme les pommes à l’automne. La vie, la mort, le froid, la faim et la transgression par les livres et certains attouchements, la religion et la peur d’une vengeance de Dieu qui peut frapper avec le tonnerre et l’éclair. 

Dans mon roman, Le voyage d’Ulysse, les descendants innombrables de grand-mère Allada se battent avec les chiens pour un bout de crêpe. Ils viennent directement d’Une saison dans la vie d’Emmanuel. Avec Père Reproducteur qui passe ses jours et ses semaines à couper les arbres qui repoussent dans la nuit. Tout comme chez Blais, le mâle reste une bête dangereuse et une menace pour les enfants et les femmes.

 

AUDACE

 

Madame Blais effleure tous les tabous. La sexualité de Jean Le Maigre avec ses frères, le mysticisme d’Héloïse qui rêve d’être «ravie» par Dieu et qui finira dans le bordel, le prêtre qui profite de petits festins et de la misère de ses paroissiens, la pédérastie dans les pensionnats, lieu de toutes les agressions et de toutes les perversions qui ont marqué la Grande Noirceur. Il y a aussi l’épouvantable exploitation des enfants qui sortent estropiés des usines et handicapés pour la vie. 

Toute la Révolution tranquille frémit dans les épîtres de Jean Le Maigre qui sonnent comme les trompettes de Jéricho qui appellent à la révolte. Emmanuel sera l’élu. Il ne faut pas oublier qu’en Hébreux ce nom signifie «Dieu est parmi nous». Il est celui qui va bouleverser l’ordre établi, tenir tête aux curés et entendre peut-être les femmes, leur colère muette jusque-là, celles qui n’ont jamais eu le droit de dire non à moins d’atteindre le statut de grand-mère. Jean Le Maigre devient Jean le Baptiste, le précurseur qui secoue le monde par ses prophéties et prépare la venue du sauveur que sera peut-être le petit Emmanuel. 

Ce roman m’a redonné le Québec dans ses misères et ses échecs, ses peurs et ses tremblements, ses révoltes et ses espérances. Des pages époustouflantes comme celles où Antoinette, telle une régente, parle de sa sexualité et de son homme avec une fierté troublante. 

 

Grand-Mère Antoinette nourrissait encore un triomphe secret et amer en songeant que son mari n’avait jamais vu son corps dans la lumière du jour. Il était mort sans l’avoir connue, lui qui avait cherché à la conquérir dans l’épouvante et la tendresse, à travers l’épaisseur raidie de ses jupons, de ses chemises, de mille prisons subtiles qu’elle avait inventées pour se mettre à l’abri des caresses. (p.104)

 

Véritable morceau d’anthologie.

Mes deux grand-mères ont mené un combat similaire. Lors de nos réunions familiales, elles parlaient souvent des «maudits hommes qui ne pensent qu’à la couchette.» J’ai compris bien plus tard ce qu’elles voulaient dire. 

Marie-Claire Blais m’a ouvert la porte de la littérature du Québec et m’a montré l’écriture qui pouvait devenir la mienne. Après cette lecture, je me suis attardé à Roch Carrier, Anne Hébert, Gabrielle Roy pour me reconnaître dans ce pays étranger et familier. Et aussi Yves Thériault, Claire Martin et Suzanne Paradis. 

Cinquante ans plus tard, j’ai ressenti un même frisson en parcourant Une saison dans la vie d’Emmanuel. J’ai retrouvé l’émerveillement qui m’avait secoué en 1970. Oui, Marie-Claire Blais occupe une place unique dans mon cheminement de lecteur avec l’œuvre échevelée de Victor-Lévy Beaulieu.

 

BLAIS MARIE-CLAIRE, Une saison dans la vie d’Emmanuel, Éditions du Boréal, Boréal Compact, Montréal, 168 pages, 1991.

 

Note : Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, numéro 180, sous le titre La plus grande écrivaine du Québec, mars 2021.


https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/marie-claire-blais-11597.html

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