vendredi 25 septembre 2020

À BORD AVEC JOCELYNE SAUCIER

LE MOUVEMENT EST quasi un personnage dans les romans de Jocelyne Saucier. Une «bougeotte» qui anime et porte le récit. Dans Jeanne sur les routes, tout va dans cet élan qui permet de s’égarer et de se retrouver. C’est peut-être moins important dans Il pleuvait des oiseaux. Dans ce récit, le glissement se cache dans les tableaux de Boychuck évoquant une époque révolue, un drame qui a marqué les esprits. Dans À train perdu, l’écrivaine pousse ses personnages dans un mouvement perpétuel qui évoque la course des trains. Madame Saucier prouve encore une fois que bouger, c’est la vie, l’espoir et peut-être aussi la rédemption. 

 

Jocelyne Saucier, dans un roman attendu après l’immense succès d’Il pleuvait des oiseaux, m’a étonné avec À train perdu. J’ai même arrêté ma course après cinquante pages pour recommencer le tout en m’appuyant sur les mots et les multiples directions que prend ce récit. Son histoire va dans plusieurs directions et il faut un certain temps avant d’accepter de se laisser trimbaler. Il suffit d’embarquer dans ce train qui nous emporte en Abitibi et partout dans le nord de l’Ontario, sur des voies ferrées très fréquentées autrefois et qui sont abandonnées faute de volonté. Clova, Senneterre, Parent, Swatiska, Sudburry, Chapleau, White River, Toronto et Montréal, des noms comme autant de stations qui marquent la cadence de l’écriture, des arrêts pour reprendre son souffle. 

Nous voici dans un wagon de voyageurs, une bulle hors du temps, à la recherche de soi peut-être, de certaines vérités qui surgissent quand on décide de «sortir» de sa vie.

Les trains sont associés à mon exil à Montréal. Dans les années 60, il ne me serait jamais venu à l’esprit d’utiliser un autre moyen de transport. Embarquement à Saint-Félicien en début de soirée et arrivée à Montréal après une douzaine d’heures. Réchappé de la nuit, je me retrouvais ébloui dans la gare Centrale, dans un monde où les hommes et les femmes sont en attente d’un départ, d’une nouvelle vie peut-être. Des noms reviennent, comme les grains d’un chapelet : Chambord, Rivière-à-Pierre, Hervé-Jonction. Ça vibre toujours dans ma tête. Et les battements des roues sur les rails, cette musique qui endort ou tient éveiller, les grincements et les soubresauts quand on greffait des wagons ou encore ces arrêts interminables où le temps se recroquevillait. Parce qu’alors, comme aujourd’hui, les marchandises avaient priorité sur les humains. L’inverse au printemps ou à Noël, l’apparition du lac Saint-Jean dans le matin de Chambord, la promesse d’un retour à soi. J’ai refait le voyage pour le plaisir, il y a quelques années. Un bonheur que de s'abandonner à ce mouvement avec régulièrement ce hurlement qui déchire la nuit telle la plainte d’un animal blessé, une douleur qui court loin devant pour dire que l’on existe. 

 

NAISSANCE

 

Gladys a vécu dans les School Trains qui sillonnaient le nord de l’Ontario. Un wagon, aménagé en salle de classe, allait d’un lieu à un autre pour scolariser les enfants des travailleurs du rail, prospecteurs, forestiers, mineurs et autochtones. Tous venaient apprivoiser l’écriture et la lecture, les chiffres et des moments d’histoire. Des heures magiques pour ces jeunes. Fille d’un instituteur itinérant, Gladys se déplaçait avec sa famille. Elle a gardé le rythme du train dans sa tête et est allée partout au Canada, hypnotisée par une musique, un battement de cœur. Après tout, ce pays du Canada est redevable au chemin de fer. Le projet d’une voie ferrée qui unirait l’Atlantique au Pacifique est le fondement de la Confédération de 1867. 

 

De 1926 à 1967, sept school trains ont sillonné le nord de l’Ontario pour aller porter l’alphabet, le calcul mental et les capitales d’Europe aux enfants de la forêt. Sept school cars, sept schools on wheels, comme on les aussi appelés et qu’on pourrait traduire par voitures-école. Aménagées en salles de classe (pupitres d’écoliers, tribune du maître, tableaux noirs, bibliothèque, tout pour accueillir douze élèves et leur enseignant), ces voitures étaient ni plus ni moins des écoles ambulantes. (p.66)

 

Gladys a suivi son mari à Swastika, une petite agglomération qui a surgi autour d’une exploitation minière. Un nom étrange qui suscite la curiosité. Albert Comeau meurt en tombant dans le puits de la mine. Gladys se retrouve veuve alors qu’elle est enceinte de sa fille. Une femme vivante, présente qui enseigne et goûte à la vie. Elle ne rate jamais la chance de sauter dans un train pour aller visiter ses amies. C’est le seul moyen de communication entre ces agglomérations qui dépendent totalement de ce moyen de transport. 

Lisana, promue à un brillant avenir en étudiant pour devenir infirmière, sombre dans la dépression et combat son désir d’en finir. Tentatives de suicide, obsession, incapacité de se prendre en main et de foncer dans le jour comme une locomotive. Gladys doit porter sa croix pour une faute qu’elle n’a pas commise. 

 

On s’est beaucoup apitoyé sur le sort de Gladys, sur les misères que lui faisait sa fille, on a pesté contre Lisana autant qu’on s’est plaint de l’aveuglement de Gladys, alors que, selon Suzan, il y avait des moments de complicité entre les deux femmes, des instants où elles se déposaient l’une dans l’autre, où elles trouvaient l’équilibre qui les a tenues ensemble pendant toutes ces années. (p.78)

 

Et voilà qu’un matin elle monte dans le train à Swastika, sans bagage, qu’elle disparaît, abandonnant Lisana. Elle n’a prévenu personne, même pas sa voisine avec qui elle partageait tout ou presque. Ce n’est pas dans ses habitudes. Rapidement les amis s’inquiètent.

Tous se mobilisent pour retrouver la vieille femme et la ramener à la maison peut-être. Quelque chose ne va pas, ils en sont convaincus. Les appels téléphoniques se multiplient. On tente de savoir où elle se dirige, où elle se trouve, qui l’a vu et lui a parlé. On la suit à la trace, toujours avec un peu de retard, sans pouvoir deviner le but de ce voyage étrange. Elle s’est arrêtée chez une amie à Metagama et est repartie. Elle file vers Chapleau. Et que peut-on faire? La forcer à revenir à Swastika

 

VOYAGE

 

Gladys, qui porte le roman est en fuite, insaisissable, et le lecteur court derrière elle sans savoir où elle va s’arrêter. Et Lisana n’est d’aucun recours dans cette histoire. Elle refuse de voir les gens en se barricadant dans la maison. Et personne ne songe à la questionner. 

 

Bernie croit que Gladys cherchait à sauver sa fille au-delà de sa propre mort et que, tout comme la mère du petit Moïse, elle a fait un pari immense. Elle s’est lancée sur les rails en espérant rencontrer quelqu’un quelque part à qui elle pourrait confier sa fille suicidaire. (p.244) 

 

Ce « quelqu’un », ce sera Janelle qui s’installe dans un wagon où l’attend Gladys. Tout va arriver.

 

ENQUÊTE

 

Roman fascinant dont le fil conducteur repose sur des rumeurs, des appels téléphoniques, des suppositions. L’histoire est mouvement et les narrateurs sont à l’extérieur, les deux pieds sur le quai, dans une station souvent déserte. Que de départs, de rencontres improbables avec des gens qui hantent les trains, des nomades qui traitent cette mécanique comme un animal domestique. Et Janelle qui va avec ses humeurs et ses amours éphémères, engourdissant une grande blessure. Gladys trouve l’envers de sa fille avec Janelle, celle qui peut garder sa fille du côté des vivants. 

Une vie d’amitié, de fidélité, d’amours qui se forment et s’étiolent dans des lieux perdus comme Clova. Ce nom m’a replongé dans mon enfance. Mon père a passé des hivers dans ces parages. Parent et Clova revenaient souvent dans ses histoires «de forêt», comme écrit Louise Desjardins dans La fille de la famille. Des endroits mythiques qui habitent un coin de mon imaginaire même si je n’ai jamais fait l’effort de situer ces lieux sur une carte, encore moins de m’y rendre. C’est fait maintenant grâce à Jocelyne Saucier. 

Un univers magique qui nous pousse dans le temps et l’espace, le passé et le présent, une épopée qui s’effrite, rongée par une forme de cancer. Une écriture saisissante qui suit la course de la locomotive. Le bruit des roues d’acier sur les rails, c’est une musique de Philip Glass. Ce touk-à-touk hante Suzan et Gladys comme un mantra, un jeu qui permettait de devenir une autre peut-être. 

Fabuleux roman.

L’histoire de Gladys mais surtout celle des trains qui étaient le cordon ombilical qui unissait ces agglomérations du nord de l’Ontario et de l’Abitibi. Gladys meurt dans la plus belle des sérénités, après avoir fait fi de toutes les balises de son milieu pour filer vers un ailleurs dont on ne revient pas. Et finir à Clova, dans la paix de l’âme et de l’esprit, pourquoi pas. Un véritable envoûtement.

 

SAUCIER JOCELYNE, À train perdu, XYZ ÉDITEUR, 262 pages, 22,95 $.

https://editionsxyz.com/livre/a-train-perdu/ 

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