vendredi 7 août 2020

PEUT-ON ÉCHAPPER À SON PASSÉ

MATTIA SCARPULLA NOUS offre encore une fois un roman captivant. Errance nous pousse dans l’univers des migrants, comme c’était le cas de Préparation au combat paru en 2019. On retrouvait dans cette publication des jeunes d’origine italienne qui arrivaient mal à oublier leur pays. Repliés sur eux à Québec, ils basculaient dans les pires excès, retournaient en Italie pour quelques-uns et d’autres s’accrochaient à une nouvelle vie. Ici, Stefano a fui l’Italie pour échapper à la police. Il erre en Europe pendant un certain temps avant de s’installer en France, en Bretagne. L’ancien révolutionnaire vit avec Sophie (une femme qui tente d’oublier sa famille de mafioso) et sa petite fille Élisa. Tout va bien jusqu’à ce qu’il perde son emploi. 

Stefano doit trouver un nouveau travail même s’il est d’un âge où les portes se referment plus souvent qu’elles ne s’ouvrent. Il entreprend une formation en gestion, redevient étudiant dans une ville étrangère, apprivoise sa solitude, côtoie des stagiaires, s’égare peu à peu dans une autre existence. Tout dérape lentement et le passé qu’il pensait avoir jugulé avec sa vie bien rangée le submerge. Parce que Stefano affronte des fantômes. Cette période d’instabilité le fait basculer dans les moments troubles de sa jeunesse où il faisait partie de brigades, dans les années 70, qui voulaient transformer la société par l’action directe.

Peu à peu, il perd contact avec la réalité dans ces cours qu’il a du mal à comprendre malgré l’aide de ses confrères. Le passé le happe. 

On ne s’arrache pas à son histoire comme on change de chemise, Mattia Scarpulla nous le prouve encore une fois. Son roman mélange l’imaginaire, le fantasme et la folie dans un récit qui m’a souvent heurté. J’ai hésité à suivre cet homme qui se débat avec des camarades qui reviennent le hanter, une amoureuse qui permet de plonger dans les errances du personnage. 

 

LUTTE

 

Stefano s’était intégré à un groupe d’extrême gauche qui voulait changer la société, particulièrement l’Italie et l’Allemagne. Militant, entraîné dans des histoires où l’amour et la terreur se mélangent, il doit fuir l’Italie pour échapper aux forces de l’ordre et plonge dans la clandestinité.

 

L’État italien n’a cherché aucun dialogue avec ces groupes, même s’ils représentaient une partie de la population, même au début de leurs mouvements, quand les actions étaient des déclarations violentes d’opposition, mais sans meurtres. L’État italien a intensifié sa répression sociale, créé la division spéciale de la Digos, organisé des interventions de la police pendant les manifestations. Il n’a jamais favorisé les réductions de peine ni la réintégration sociale pour les terroristes des mouvements de gauche, et il a conçu le terrorisme noir. (p.108)

 

Les dirigeants italiens travaillaient main dans la main avec la mafia. Tous ceux qui tenaient les guides du gouvernement étaient corrompus et personne n’entendait lâcher le pouvoir même si le pays était au bord du gouffre. Est-ce différent maintenant, on peut se poser la question. Les jeunes, les intellectuels, les syndiqués devaient faire profil bas pour ne pas être inquiétés. Certains prônaient la violence pour mettre les élus et les patrons au pied du mur, étaient prêts à aller jusqu’au meurtre. Stefano dans les réseaux européens, s’accroche à Rebecca, une femme décidée à tout pour déstabiliser les régimes politiques, multipliant les attentats et le sabotage.

 

Je ne réussis pas à parler avec les autres hommes, à me comporter comme un chef révolutionnaire. Erica si. Erica porte une culture humaniste et post-colonialiste, sait être directive, veut diriger et, surtout, nous l’écoutons, nous la croyons et nous la suivons. Erica a une fois pour toutes chassé Sam de notre communauté. Moi, j’exécute les actions dans les supermarchés avec les femmes. (p.126)

 

Voilà la partie la plus intéressante de ce récit qui fait vivre le quotidien de ces militants d’extrême gauche. Ces garçons et ces filles cherchaient à régénérer une société marquée au corps et à l’esprit, changer les rapports entre les hommes et les femmes, s’attaquer aux jeux de pouvoir qui s’imposent toujours. 

Le réel et l’imaginaire se confondent et on ne sait plus trop si Stefano fantasme ou s’il va jusqu’au meurtre. Peut-être qu’il l’a fait, le lecteur ne pourra jamais en être convaincu. Tout se mélange et nous entraîne dans un tourbillon terrible.

 

Je suis l’homme de Rebecca, sa créature. Mon visage et ma vie ne comptent pas. Je suis un pion qui peut être écarté au premier changement d’humeur. C’est pour cette raison que personne ne parle jamais de notre mariage. Mon rôle se définit dans le sourire de Rebecca et dans le sperme qui lui permettra de concevoir un enfant. (p.162)

 

LIBERTÉ

 

Pas facile de changer le monde, d’inventer une nouvelle liberté par l’excès et la violence. D’autant plus que les régimes politiques entretenaient ces actions, provoquaient des attentats pour justifier 

l’intervention des forces policières et la répression. Les jeunes révolutionnaires étaient manipulés par le pouvoir. Tous, même s’ils luttaient au nom du peuple et des travailleurs, venaient des classes aisées, pouvaient se payer des existences confortables à Paris et à ne pas être inquiétés par la police avec leurs réseaux d’influences. Eux-mêmes étaient carencés malgré leur désir d’établir une vie plus juste, plus égalitaire, plus libre. Certains arrivistes s’inventaient des rôles et devenaient des figures de théâtre, prétendant avoir connu l’action révolutionnaire. Le personnage volontaire, contestataire avait un certain succès dans les salons parisiens et ailleurs.

 

Il a débarqué en France nourri d’une idéologie qui lui a permis d’obtenir le droit d’asile. Aujourd’hui, il enseigne au secondaire. Les intellectuels français le voient comme un symbole de la lutte armée italienne, martyr et victime du système, impliqué dans l’éducation de la classe ouvrière, et l’incitent à prendre sa revanche. Mais, Marco n’a jamais participé à tout ça. Et, situation absurde, il est désormais surveillé par la police antiterroriste. (p.176)

 

Une fois de plus, Scarpulla démontre qu’il est très difficile d’échapper à ses origines et à son milieu social. Le migrant, qu’il le veuille ou non, fait face à son passé et doit régler ce qui cloche avant de penser s’installer dans une nouvelle existence. On peut toujours faire semblant un certain temps, mais notre histoire finit par nous mettre la main au collet. On ne change pas de rôle dans la vraie vie comme au théâtre. Les personnages de Scarpulla sont marqués par un lourd héritage, secoués par des lubies, des obsessions qui font de leur quotidien un combat impitoyable. Tous sont liés à une famille qu’ils ne peuvent rejeter même en se permettant les plus terribles transgressions.

 

Sophie me raconte que son père est en prison. Que son frère aîné a commencé une guerre avec un autre clan de Marseille! Il veut la voir. Il a peur que ses ennemis s’en prennent à elle. Elle essaie de résister, de ne pas trop communiquer avec lui. Il veut aussi qu’elle revienne à Marseille, qu’elle se marie avec son meilleur ami. (p.181)

 

Mattia Scarpulla esquisse un monde troublant et hallucinatoire, un univers où toutes les dimensions de l’esprit se mélangent pour nous pousser dans une réalité autre.

Stefano ira en institution psychiatrique avant de migrer au Québec où il semble retrouver un

équilibre physique et mental. Sophie, sa compagne, devient obsédée par l’argent et le sexe. Sa fille Élisa tente de faire le lien entre ces deux électrons qui ne cessent de s’éloigner.

Une réflexion percutante dans une réalité qui bouscule nos repères, des sociétés de plus en plus ouvertes qui ont du mal à faire une place à tout le monde dans le respect et l’harmonie. L’écrivain jongle avec des questions existentielles, essaie de démêler le vrai du faux. Bien sûr, il n’a pas de réponses, mais au moins il cherche un autre regard. 

Ce roman m’a happé. J’en suis sorti à peu près indemne, comme Stefano qui s’apaise près du fleuve Saint-Laurent. Il peut rencontrer sa fille, connaître enfin une vie simple où le présent n’est plus une menace, où le passé n’est plus une hantise. Un texte dur, déstabilisant, qui m’a emporté et fasciné.

 

SCARPULLA MATTIA, Errance, ANIKA PARANCE ÉDITEUR, 344 pages, 26,00 $.


http://www.apediteur.com/litterature/livre/errance

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