VINGT-TROIS TEXTES COURTS, parfois un peu plus long, m’ont
étonné dans Éclipse électrique de
Melissa Bull. Des nouvelles qui déstabilisent par leur apparente simplicité,
leur familiarité, je dirais. L’impression que l’écrivaine a dissimulé une
caméra quelque part pour surprendre les gens dans leur intimité. Le lecteur s’approche
discrètement des femmes et des hommes, découvre leurs travers et leur fragilité, subit
des humeurs qu’ils ont du mal à maîtriser. Je me suis souvent mordu les lèvres,
me demandant ce que je venais de vivre, ne pouvant résister à la tentation de reprendre
au début pour voir ce que j’avais raté, pour bien saisir le propos de l’auteure qui nous plonge dans un quotidien particulièrement troublant et dérangeant.
Melissa Bull est une écrivaine anglophone de Montréal, tout comme
Heather O’Neil que j’ai longtemps ignoré. C’est vrai qu’Éclipse électrique est le premier livre de madame Bull et nous
avons droit à la traduction de Benoit Laflamme. Elle-même traductrice (Nelly
Arcand et Marie-Sissi Labrèche), Melissa Bull est bien ancrée dans la réalité québécoise
et proche de certaines romancières francophones.
Des flashs, des tranches de vie glanées ici et là décrivent des humains
dans leur faiblesse pour ne pas dire leur bêtise. Le titre fait référence à la
crise du verglas qui a frappé le Québec en 1998, paralysé les activités de
Montréal et une partie de la province pendant des semaines.
Ces textes m’ont déstabilisé parce qu’ils sortent des sentiers
battus. Je suis habitué aux départs rapides, aux coups de gong qui étourdissent
et à une fin qui claque comme une porte qui se referme brutalement. Dans Éclipse électrique, j’ai souvent eu l’impression
de regarder par une fenêtre, de coller mon oreille à une cloison pour surprendre
un couple qui s’invective, un homme qui réprime difficilement sa rage. L’étrange
sensation de me retrouver là où je ne devrais pas être, chez des voisins qui perturbent
tout le monde et dans un conflit qui risque de s’envenimer.
Lorsque ma colocataire est arrivée, je me préparais des œufs
brouillés et du riz. Elle a ouvert avec violence toutes les fenêtres, affirmant
que mon souper empestait l’appartement. Tandis que je remuais le contenu de la
poêle sur la cuisinière, elle ouvrait et fermait la porte de derrière avec de
grands gestes pour aérer la cuisine, remplaçant l’odeur des œufs par celle de
la neige fondante qui se mêle au sol en dégel, par un soupçon moléculaire de
vert chartreuse, un bourgeon cherchant tant bien que mal sa place au soleil,
frais comme de la luzerne. J’ai frissonné. (p.27)
Des couples souvent, des amis aux prises avec des colères intérieures. Il suffirait d’un mot, d’un geste pour que le
récipient déborde, que la violence éclate. Une tension palpable, des remarques
blessantes, tout comme des silences qui coupent le souffle. La situation est souvent
anodine et masque mal un conflit qui couve depuis fort longtemps.
La rage des hommes et des femmes me perturbe, leurs propos devant une
compagne et des enfants qui marchent sur des œufs en se mordant les lèvres, me
bousculent. Cette tension où tout peut basculer me donne l’impression d’être un
voyeur qui n’ose pas un geste par peur d’attirer l’attention.
« Pas facile de résister à l’image de la maison parfaite, avec sa
clôture et ses trois tulipes », dit-il. Un tableau cliché, enfantin - des
tulipes dont les pointes rappellent celles de maisons qui n’existent pas pour
vrai. Louise s’efforce de ne pas le provoquer. Elle est humiliée lorsqu’elle se
rappelle l’étalage éhonté qu’elle a fait de son amour dans le passé. Sa
dernière relation était devenue une espèce de trophée, une ligne claire entre
la solitude de son enfance et sa vie d’adulte, taillée dans l’or qui entourait
son annulaire. (p.38)
Toujours déstabilisé par ces histoires banales. Le ici,
maintenant, le vécu des personnages explique certainement leurs comportements. Cette tension à couper au couteau. C’est terriblement dérangeant. Comme un moment d’hésitation
avant l’orage. J’adore. Melissa Bull écrit avec une lame de rasoir et jamais un
cheveu ne dépasse. Une simplicité quasi suspecte à mesure que l’on progresse
dans le recueil.
DESCRIPTION
Cette écrivaine possède l’art formidable de la description. Aquarelliste
d’un réalisme cru, elle sait ménager ses effets. Toutes les nouvelles d’Éclipse électrique touchent par leur
fragilité, les hésitations combien humaines, ce qui se tait et qu’on refuse
de dire.
« Tenez. » Geneviève a tendu à chacun une bouteille de thé glacé.
Malik s’est redressé, a remonté ses lunettes avec sa jointure. « Merci »,
a-t-il dit en prenant la bouteille. Cheryl était assise sur le siège passager,
les yeux fermés, sa longue et épaisse tresse noire en travers de son
soutien-gorge de sport comme une ceinture de sécurité, l’extrémité retroussée
comme une volute reposant près de son nombril. Elle est restée silencieuse,
feignant le sommeil. Geneviève a déposé la bouteille près des pieds boueux de
Cheryl, glissés dans des sandales, puis elle est retournée surveiller les
pâtes. (p.72)
L’action avance par à-coups, sur la pointe des pieds, nous pousse tout
doucement vers des mots qui peuvent exploser comme des grenades. Il faut
maîtriser ces pulsions, ignorer ces remarques blessantes, vivre cette tension qui
perdure. C’est peut-être ça le drame chez Melissa Bull. J’ai connu dans mon
enfance des matins où nous avions l’impression que respirer pouvait provoquer une
catastrophe. Surtout quand ma mère était dans l’un de ces jours où elle avait
du mal à contrôler sa terrible colère.
OBSERVATION
Melissa Bull est une observatrice remarquable qui décrit les humains
dans leurs grandes et petites crises existentielles, révèlent des blessures
qui viennent souvent de l’enfance, des silences ou des propos qui transforment
le quotidien en enfer.
Lorsque j’ai eu mes premières règles en décembre (juste au moment
où nous partions pour aller voir Casse-Noisette),
il a fallu que je demande à Pearl où elle gardait ses serviettes hygiéniques et
elle a répondu : « Oh, maintenant que t’es menstruée, tu penses que t’es
une femme ? » Mon père a tout entendu. C’était humiliant. Je ne veux jamais
prononcer le mot menstruée devant mon
père. (p.95)
Je pense à cette jeune femme qui voit sa belle-mère se noyer. Elle ne
prend pas vraiment conscience de la réalité ou trouve là une occasion de se
débarrasser d’un mentor qui la mène par le bout du nez. On ne le saura jamais. C’est
souvent le cas chez Melissa Bull. Nous sommes à côté, tout près, hésitants et impuissants.
J’aime ces miniatures d’une densité rare qui effleurent les blessures de
l’être, les efforts des humains pour faire illusion, jouer la comédie même si
la vérité finit toujours par s’imposer. Ce calme apparent masque les plus grands remous et les petites
tragédies qui éclatent dans le présent, créent des situations invivables. C’est
ce qui arrive quand une éclipse se produit. La Lune et le Soleil étendent un
voile sur les choses et donnent à notre environnement une couleur étonnante, inventant
peut-être une autre réalité. Un recueil fascinant, original et puissant.
BULL MELISSA ; Éclipse électrique, Éditions du BORÉAL, 248
pages, 24,95 $.
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