LARRY TREMBLAY NE FAIT pas les choses comme tout le
monde et l’écrivain ne cesse de dérouter son lecteur. C’est encore le cas avec Le deuxième mari, un roman insidieux, je
dirais. Je me suis lancé tout doucement dans cette histoire, dans ce milieu un peu étrange où les hommes vivent dans un univers
totalement dominé par les femmes. Les mâles sont confinés aux tâches
domestiques et ne peuvent avoir une vie professionnelle intéressante. J’ai d’abord
souri, séduit par l’idée, mais à mesure que j’ai tourné les pages, je me suis
senti avalé par un piège qui devenait de plus en plus étouffant. Le monde à
l’envers, une situation que les femmes subissent partout dans certains pays
depuis des millénaires. Une façon formidable de faire ressentir
l’assujettissement et de mettre le doigt sur des pratiques inacceptables où un
sexe est réduit à l’état d’objet par l’autre.
Samuel, un garçon de bonne famille, plutôt choyé par son père
et sa mère, toujours un peu malmené par sa grande sœur, s’apprête à faire son
entrée dans le monde. Ses parents lui ont trouvé l’épouse idéale et la rencontre effarouche
quelque peu le jeune promis. Un mariage organisé où les intérêts financiers priment
avant tout. C’est souvent le sort des très jeunes femmes que l’on « offre » à
un homme plus âgé et fortuné. On a fait grand cas récemment au Québec d’une adolescente
qui a dû fuir sa famille pour déjouer les manœuvres de ses parents et échapper
à une union forcée.
Samuel est rêveur et imagine qu’on lui a trouvé une jeune épouse particulièrement séduisante et se prépare à la rencontre qui transformera son existence. Comment ne pas
penser à la belle princesse éthérée des contes qui attend son maître en
soupirant ?
Un mois avant la date fixée pour son mariage, Samuel ne sait rien
de la femme avec qui il va s’unir pour la vie. Sa mère s’entête à ne rien
dévoiler, sinon des formules creuses : « Tu ne peux pas souhaiter mieux,
mon fils. » (p.9)
La déception est terrible le jour des épousailles quand il voit sa promise et que la réalité s’impose. La femme d’un certain âge se montre
froide et expéditive, réglant la fête comme elle dirige son usine. Adieu jeune
fille, joli minois et fleur dans les cheveux, soupirs à la lumière des
chandelles au milieu de la nuit. Plus grande encore est sa surprise en arrivant
à la maison de sa nouvelle épouse quand il prend conscience qu’il est le
deuxième mari. La polygamie semble tout à fait naturelle dans ce lieu non
identifié. On se rend compte que les mâles sont confinés au foyer et ne sortent
qu’en se recouvrant d’une robe pour les dissimuler de la convoitise des
femelles. Comment ne pas penser à la burka et au niqab que doivent porter les
femmes dans certains pays et que la religion réduit à l’état de reproductrice ?
Tant de fautes se commettent à la vue de cette chose noire qui
pousse sur le visage d’un homme mûr ! La tienne est bien fournie. Tu n’as plus
le choix à présent, tu dois être prudent. La femme a un faible pour la barbe
forte, tu le sais. Elle ne résiste pas à l’appel de cette fleur audacieuse. Il
faut la cacher, ne pas l’exhiber pour ne pas attiser la flamme de l’adultère.
(p.49)
SOUMISSION
Cet univers opprimant s’impose peu à peu. Samuel doit obéissance
au premier mari et se plier à son rôle de serviteur, répondre aux moindres
caprices de son épouse. Le jeune homme, plutôt bien de son corps, ne sait rien de
la vie et doit satisfaire une femme qui ne soucie guère de ses sentiments ou de
ses élans du cœur.
Hors de sa chambre ou de son lit, elle lui accorde peu d’intérêt,
pose un regard froid sur lui, prend un ton détaché pour lui donner ses
instructions. En présence d’autres personnes, il existe encore moins. Elle ne
supporte pas qu’il s’interpose dans une conversation par une remarque ou une
opinion. S’il ose le faire, elle le remet à sa place par une raillerie aussitôt
applaudie par ses hôtes. (p.51)
L’apprentissage est rude, mais il finit par assumer son rôle,
surtout après la visite de son père qui lui fait comprendre qu’il compromet
l’avenir de sa famille et qu’il doit « agir en homme ». Autrement dit, il doit
se plier aux fantasmes de son épouse, sinon il risque d’être répudié. Un
déshonneur pour les siens qui en ferait un paria. Bien sûr, l’amour n’est jamais
là. Les caresses, la tendresse, la complicité sont reléguées aux rêves qu’il
faut oublier. Samuel apprend à jouer de son corps sous les recommandations du
premier mari, à exécuter ses tâches, prend plaisir à s’occuper du jardin, sort
voilé pour faire des courses, reste invisible devant les épouses qui vont
librement, se rencontrent, plaisantent, s’empiffrent et se livrent à tous les
excès.
Madame se permet de boire du vin. Samuel souhaiterait en connaître
le goût et surtout les effets. Elle demeure stricte : pas d’alcool pour
les hommes. Elle lui raconte des horreurs sur des femmes permissives qui ont
autorisé leur mari à boire avec elles. Elles le regrettent toujours par la
suite. Un homme qui boit glisse dans la vulgarité, se comporte de façon
indécente et compromet l’honneur de sa femme. (p.78)
La servitude lui apporte une forme de paix, mais il reste totalement
dépendant de cette femme qui n’en fait qu’à sa tête, le prend et le rejette
comme une vieille guenille. La mort du premier mari change tout, surtout quand son épouse le remplace par un enfant presque. Le sol glisse sous ses pieds, mais que peut-il faire ? Surtout, qu’il aime bien ce garçon un peu étrange,
certainement autiste. Un talent pour le dessin étonnant.
DIFFICILE
Le monde infernal dans lequel est confiné Samuel finit par vous
rattraper. Il faut imaginer une société où l’homme n’a aucun droit et n’est qu’un
bibelot pour son épouse qui s’en sert comme elle l’entend. J’ai ressenti peu à
peu un étrange malaise devant cette situation. Un monde fermé où les mâles
n’ont qu’à se taire et obéir. C’est insidieux, je vous dis, on comprend mieux
la vie des femmes dans ces univers de soumissions, de règles précises où elles n’ont
aucun choix et surtout pas d’autonomie, où elles sont réduites à l’état
d’animal domestique.
La scène finale m’a rappelé cette
vidéo vue, il y a un certain temps, à la télévision. Une femme était lapidée sur
la place publique pour adultère. Une exécution lancée par le mari. La barbarie
à l’état pur.
Les femmes se rapprochent, referment le cercle autour de Samuel.
Elles se jettent sur lui, le font tomber, lui arrachent son vêtement. Il
réussit à se remettre debout. Il est nu. À ses pieds, le lourd tissu en
lambeaux forme une tache sinistre. Des yeux, les femmes suivent les gouttes de
sueur qui coulent de sa barbe, tombent sur son torse, ses cuisses, ses poils
pubiens. Samuel ressent leur désir, reçoit leur haine, entend leur peur,
respire leurs pulsations. Elles lui rappellent toutes la voisine de son enfance
qui épiait ses exercices de musculation. (p.135)
Terrible roman qui ébranle les fondements de votre pensée,
montre l’exploitation, la discrimination et la folie. Surtout, j’ai eu
l’impression en suivant Samuel que mon éducation a fait en sorte que l’infériorisation
des femmes me semble chose normale. En inversant les rôles, l’écrivain
nous pousse contre le mur et fait ressentir toute l’horreur de cette situation.
Une manière terriblement efficace de décrire l’enfer quotidien d’une société
patriarcale où l’homme décide de tout. Dans le roman de Larry Tremblay, c’est
le contraire. Les mâles peuvent être répudiés, rejetés et condamnés à mort s’ils
se montrent réfractaires et insoumis.
Un texte subversif qui, j’espère, connaîtra un grand succès
dans une actualité où on débat mollement de laïcité et de liberté, du droit à
l’avortement encore remis en question et qui se joue toujours sur le ventre des
femmes. Larry Tremblay a l’art de bousculer des certitudes et des situations que
l’on côtoie sans jamais trop s’attarder. Une histoire qui secoue les carcans qui
enferment notre esprit.
Malheureusement, les maîtres et les dominateurs vont se tenir loin. Ils ont trop peur de voir leurs privilèges s’effriter et la violence des informations quotidiennes démontre qu’il y a encore bien des routes à parcourir avant que la société ne change, que les femmes et les hommes soient des égaux dans un monde à inventer.
Malheureusement, les maîtres et les dominateurs vont se tenir loin. Ils ont trop peur de voir leurs privilèges s’effriter et la violence des informations quotidiennes démontre qu’il y a encore bien des routes à parcourir avant que la société ne change, que les femmes et les hommes soient des égaux dans un monde à inventer.
TREMBLAY LARRY, LE DEUXIÈME MARI, Éditions ALTO, 2019, 144 pages, 21,95 $.
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