J’AIME LES TRADUCTIONS parce qu’elles permettent de
connaître des écrivains que nous ne pourrions découvrir autrement. La barrière des
langues existe malgré la présence des réseaux sociaux qui abolissent temps et espace.
Ce « passage » demeure plus que jamais pertinent et rend possibles des
aventures inoubliables. Je n’aurais jamais lu Dostoïevski et ses incroyables
romans à dix-huit ans sans les versions françaises. La découverte des Frères Karamazov et de l’Idiot a bousculé ma vie. Combien de
grands écrivains j’ai fréquentés grâce au truchement
comme on disait il n'y a pas si longtemps ! Je pense à Gabriel Garcia Marquez, Günther Grass et
bien d’autres. Mes plus récentes trouvailles sont certainement Heather O’Neill
et Emma Hooper, deux femmes importantes, magnifiquement traduites. La magie est
toujours là avec Agathe, un roman d’Anne
Catherine Bomann, une écrivaine d’origine danoise. Une première fiction qui s’impose
dans une vingtaine de langues et rejoint ainsi de nombreux lecteurs.
Un psychanalyste, après des décennies à écouter les grands et
petits problèmes de ses patients, calcule les jours qui restent avant son
départ à la retraite. Une sorte de décompte comme on le fait avant le contact et
l’envol dans l’espace à bord d’une navette. Tant de jours, de consultations et
de rencontres. La grande libération approche et le bon médecin pourra s’avancer
dans son autre vie.
Drôle de métier que celui de s’asseoir dans un bureau, un peu
en retrait des visiteurs qui s’allongent, se confient et déversent leur trop-plein.
Un moment de relâchement que cette station horizontale, l’abandon que nous vivons
tous avant de glisser dans le sommeil ; un flottement où tout remonte à la
surface, les grands comme les petits problèmes, les événements qui font que
nous claudiquons dans notre quotidien ou que nous avons du mal à respirer.
Toute une vie à écouter ces femmes et ces hommes qui se répètent
depuis des années. Le spécialiste est de moins en moins attentif, on le
comprend. Le psychanalyste se perd dans des dessins, une sorte de tic qui lui
donne une contenance. Les confidences deviennent un murmure, un bruit quasi
inaudible comme cette musique que personne n’écoute dans les endroits publics. Le
médecin de 72 ans est las et même s’il a encore un bout de chemin à parcourir
avant la libération, il refuse obstinément d’accepter de nouveaux patients.
Pourtant, la retraite n’a rien de bien séduisant pour ce
solitaire. Il n’est pas en très bonne forme physique, vit seul dans un appartement
depuis toujours. Sa grande passion reste l’écoute de la musique, même s’il
craint de déranger un voisin qu’il n’a jamais croisé. Il s’avérera que l’homme
est sourd. Il vit sur la pointe des pieds, retient son souffle, se perd dans
ses habitudes et risque de connaître une solitude assez éprouvante.
Le temps s’écoulait en moi comme l’eau au travers d’un filtre
rouillé que personne ne se décide à changer. Ainsi, par un après-midi pluvieux
d’un gris de plomb, j’avais parlé sans l’ombre d’un engagement avec sept
patients, et il ne m’en restait plus qu’une seule avant de pouvoir rentrer à la
maison. (p.17)
L’homme s’est tenu pour ainsi dire en marge du monde et de la
vie de ses semblables avec ce travail qui peut devenir particulièrement lassant,
j’imagine. Certains de ses patients reviennent depuis des années et abordent
des sujets qu’ils ne veulent pas secouer bien souvent. L’envie de les bousculer
passe par la tête du patricien de temps en temps, mais il doit demeurer une
oreille avant tout. C’est facile de se plaindre de tout et de rien sans jamais
décider de changer quoi que ce soit. J’ai connu ce genre de personne qui répétait
les mêmes gestes, ressassaient des phrases et des constats du matin au soir. Le
travail du psychanalyste consiste à canaliser ces frustrations.
Le bon docteur n’a plus de surprise lors de ces rencontres. La plupart
du temps, il fait semblant d’écouter. Il a développé des trucs pour montrer
qu’il est bien là. Grogner à certains moments des confidences, hocher la tête
et surtout laisser croire qu’il note des mots même s’il répète des dessins qui
pourraient en dire long sur lui s’il prenait la peine de les scruter.
AGATHE
Une nouvelle patiente se faufile dans la liste des rendez-vous.
Elle a insisté, s’est acharnée et s’est imposée. Le médecin doit la recevoir et
l’écouter, la profession l’oblige. Agathe Zimmermann a fait des séjours en
institutions psychiatriques et subi des traitements fort discutables. Il n’est
pas si loin le temps où l’on infligeait des décharges électriques à des personnes
qui éprouvaient des troubles de comportements. On connaît maintenant les
conséquences de ces expériences. Des drames innommables. Je pense à Alice Roby
qui n’a jamais plus été la même après ces traitements.
Tout change. Agathe secoue le médecin et c’est comme s’il
reprenait goût à son métier et à la vie.
D’une manière ou d’une autre, au fond, je souhaitais être assis là
tout seul et me prendre en pitié. Pourquoi, c’est ainsi même que cela
commençait toujours, n’y avait-il personne qui vous disait ce qui arrivait au
corps quand on vieillissait ? Qui vous parlait des articulations douloureuses,
de la peau excédante et de l’invisibilité ? Vieillir, pensai-je, pendant que
l’amertume se déversait, consistait surtout à observer comment la différence
entre son moi et son corps grandissait et grandissait jusqu’à ce qu’un jour on
soit complètement étranger à soi-même. (p.24)
Bien sûr, le code de déontologie interdit les contacts avec les
patients. Mais pour une fois, la thérapie va dans les deux sens. Elle agit
autant sur Agathe que sur le médecin. C’est là que le roman de madame Bomann
devient singulièrement captivant. Agathe réussit à secouer le spécialiste qui
ne demandait qu’à s’enterrer dans ses habitudes, qu’à mourir à petit feu dans son
appartement.
L’excitation m’habitait toujours comme une onde de choc
émoustillante lorsque je fermai derrière moi la porte de la maison. J’avais le
sentiment d’avoir découvert un secret que je désirais partager avec quelqu’un ;
comme si j’avais reçu un cadeau merveilleux mais interdit. Ça cognait dans mon
corps, je ne cessais de voir la bouche ouverte d’Agathe, son chemisier ajusté à
son corps mince. Un instant, je me soumis au plaisir. Puis, j’ouvris les yeux
de nouveau. Ça n’allait pas. Agathe était ma patiente, j’étais son médecin et
mon travail était de l’aider ! (p.79)
Il découvre une musicienne, une artiste qui a eu l’impression
d’être un objet qu’on manipule. Son père était aveugle et ne pouvait « la voir
» qu’en la touchant. Ces explorations ont perturbé la jeune fille et l’ont
empêchée de vivre normalement sa vie.
Le psychanalyste s’éveille, regarde autour de lui, s’attarde à
sa secrétaire qu’il a côtoyée pendant des années sans vraiment la voir. Son
mari se meurt d’un cancer et le médecin lui rend visite, connaît un moment intense.
Comme s’il plongeait dans un bain de vie. Surtout, il découvre une autre femme
que l’employée désincarnée et efficace. Il ressent enfin des émotions, le désir
et l’envie de parler avec quelqu’un en dehors des balises de son travail.
— C’est un fait. Seulement pour moi ça manque toutefois de sens
que vous vous imaginiez être un expert en souffrances de l’âme, si vous n’avez
même pas pris conscience que vous-mêmes allez très mal. (p.127)
Que dire de ce roman plein de finesse et d’attentions qui cerne
la vie et vient bousculer des habitudes qui peuvent étouffer. Tous les
interdits que l’on s’impose et qui finissent par tuer à la longue. Que j’ai
aimé cette empathie et cette recherche de l’autre. Une belle façon de se
glisser dans les turpitudes de l’âme et de s’ouvrir à ses proches. Un homme ou
une femme, je crois, ne peut s’épanouir qu’au contact de ses semblables et
qu’en occupant toutes les dimensions de son esprit et de son corps. J’aime ces
livres intelligents qui font confiance aux lecteurs. C’est là que je trouve la
pertinence de la littérature et de la fiction, sa nécessité même. Et il me
reste maintenant à essayer cette fameuse recette de gâteau aux pommes que le
médecin réussit pour une première fois. Ça me semble très bon. Et si lui, qui
n’a pratiquement jamais utilisé ses doigts, y parvient, je devrais y arriver et
me régaler. Je vous tiens au courant.
BOMANN ANNE CATHERIEN, AGATHE, Éditions LA PEUPLADE, 2019, 176 pages, 21,95
$.
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