vendredi 21 juin 2019

LA VIE EST UNE BELLE MUTATION

PATRICK LAFONTAINE s’attarde dans Roman à Patrick, l’écrivain qui se met en scène, un enseignant en littérature au cégep et grand lecteur de Paul-Marie Lapointe. Je le comprends parce que j’aime beaucoup ce poète né à Saint-Félicien, le jeune débarquant à Montréal en 1948 pour secouer le monde du Québec avec Le vierge incendié. Patrick obtient un congé de deux ans et part rejoindre son amoureuse à San Francisco, avec son chien PaulMa, (baptisé ainsi en l’honneur du poète) emportant une partie de sa bibliothèque dans une remorque. Une sorte de chemin de Damas qui transforme le narrateur et lui permet d’effleurer certaines vérités.

Bien sûr, quitter Montréal et traverser l’Amérique d’est en ouest est une aventure qui marque les esprits et que l’on a explorée à plusieurs reprises dans notre littérature. Je pense particulièrement à Jacques Poulin qui, dans Volkswagen Blues, emprunte la route des pionniers pour retrouver son frère, un genre de Jack Kerouac, qui s’est perdu à San Francisco. 
Un périple qui fascine, une direction que l’on prend pour s’arracher à sa vie et trouver le nouvel homme qui étouffe en soi. Le plus difficile est peut-être de franchir la frontière. Après, c’est l’Amérique des États-Unis, les autoroutes sans fin qui semblent aller partout et nulle part, un monde à part avec ses hôtels miteux et semblables qui attendent le solitaire pressé et fatigué. Et les McDonald’s qui poussent comme des pissenlits et offrent toujours les mêmes plats. Partir sans avoir l’impression de bouger, comme si on restait sur place tout en fonçant vers l’horizon.

La three o four invite au suicide : des rideaux beiges faits en nappes de plastique, des murs en préfini beige, un tapis beige troué par les cigarettes… oh mon amour, comment tant d’écart est-il possible ? en passant devant le miroir, je vois un être seul, cerné par un long voyage à venir qui a le goût du bonheur mais aussi celui de l’amertume : à quarante-deux ans, je suis devenu un homme qui a besoin des autres - la preuve en est que je m’apitoie sur mon sort, que je m’ennuie, que je souffre… Ce quelqu’un que je suis devenu te laissera-t-il tomber ? Que suis-je pourtant si je ne t’aime ? (p.25)


Les heures derrière le volant permettent à Patrick de méditer, de ressasser ce qu’a été son existence, son amour pour Diane, une femme qui a tout abandonné pour aller obtenir un doctorat en Californie. Qu’est la vie sinon un rêve que l’on chasse sans reprendre son souffle, la passion et des petites conquêtes personnelles ou encore certains échecs à digérer ? Patrick a l’impression de dériver dans ses habitudes depuis un temps, de tourner dans une impasse et il veut tout bousculer, s’accrocher à du solide pour aborder le dernier versant de son parcours.
Il vient d’avoir quarante ans.
Traverser le continent avec plein de livres dans une remorque, avec un chien à ses côtés, pour s’inventer un avenir, mais tenter aussi de toucher ce qui a été essentiel dans son aventure de lecteur et d’enseignant. Des heures à fixer la ligne blanche, à voir défiler des bouts de son passé dans le rétroviseur. Rouler pour échapper aux pièges de son histoire et parvenir peut-être à trouver un soi que l’on connaît mal. La vie permet rarement de revenir en arrière, de corriger des gestes, effacer certaines paroles ou encore prendre d’autres directions. La seule manière de fuir les embardées de ses choix est de circuler en regardant le paysage venir vers soi, foncer vers l’horizon qui ne cesse de s’éloigner.

Rien ne peut nous sauver, je veux dire la route n’a besoin de personne pour filer vers San Francisco, pas plus qu’aucune phrase des romans empaquetés dans le trailer n’a besoin de lecteur pour agir : il n’y a qu’un sujet, faible je aux prises avec des verbes - tout le reste est accessoire : on se rencontre, on s’aime, on baise ; on se dévore de l’intérieur pour rapiécer nos fictions approximatives perdues par inattention au détour d’un virage. (p.32)

Le chien vit difficilement ces heures toutes pareilles et monotones. Il reste là, un peu impatient, ramène Patrick dans le présent, lui qui ressasse des moments qui ont fait l’homme qu’il n’aime plus tellement, celui qu’il cherche à fuir.
Il y a Roman, un étudiant qui a abandonné son cours, sa mère Ivanna, une femme étrange qui squattait les condos de luxe où elle avait accès comme agente immobilière. Une aventure sans suite pour l’enseignant, mais vous avez le titre de ce livre qui joue à la fois sur un personnage et l’écrit. Une belle confusion que l’auteur se plaît à maintenir tout au long du récit.
Ivanna confie son fils à Patrick et retourne en Russie, pour faire le point avec son ex-mari. C’est ce que souhaite Patrick en traversant les États-Unis. Il veut savoir, comprendre le premier versant de sa vie, ce qu’il a fait et ce qui le tient vivant. Rejoindre Diane, c’est peut-être retrouver le fil qui s’est cassé au cours des années.

ROMAN

Au milieu de son périple, un mal l’empêche de se lever et le cloue dans un motel. Il n’arrive plus à sortir de son lit et devient totalement dépendant de Juliana, une femme un peu étrange, une Roumaine d’origine qui lui donne des pilules pour soulager sa douleur. La drogue le plonge dans un état où le réel et l’imaginaire se bousculent.

Au petit matin, rien ne va plus : notre longue ride d’hier, mon genou qui n’a pas vraiment désenflé, la fatigue et que sais-je de plus pernicieux encore crispent mon dos dans d’épouvantables spasmes dès que je bouge. Pas moyen de me tourner, de me lever - je ne peux même pas regarder ma montre sur la table de chevet sans être rejeté en torpeur dans ma position initiale. Voilà une heure que j’essaie de me convaincre que ce n’est rien, que je serai assis dans l’auto d’ici peu et que ce sera facile de conduire sans bouger, mais c’est inutile d’y penser - même PaulMa qui voudrait tant sortir devra attendre. (p.81)

Les pilules de Juliana le font planer et j’ai eu du mal à saisir l’aventure que Patrick a eue avec son étudiant, ne sachant trop si tout ce qui défile dans sa tête s’est bel et bien passé. Est-ce que la mort du jeune homme est vraie, cette passion qui a fait qu’il a dévoré son amant. Tout bascule ! Sommes-nous dans le réel ou la métaphore ?

J’ignore où se trouve la poudre de ses os, mais depuis que PaulMa la mange, depuis que je le perds et qu’il court en toute liberté, j’ai de plus en plus l’impression que je n’ai pas mangé Roman, mais qu’il s’est carrément jeté en moi comme l’enfant carencé qu’il était d’amour / PaulMa m’a trahi : je suis trop maître pour avoir libéré Roman. On ne naît pas un homme, on le meurt. (p.114)

Il refait surface comme Icare s’arrache à ses cendres après quelques jours, une rencontre avec le neveu de Juliana, un sorcier ou un chaman. Son chien a disparu et il doit reprendre la route, se délestant de sa bibliothèque qu’il pense venir chercher plus tard, abandonnant PaulMa qui reste introuvable. Il file vers San Francisco, retrouve Diane, accepte enfin de devenir père, humain et peut-être oublier certaines chimères.

MUTATION

Voilà qui reprend des thèmes souvent visités dans la littérature. L’obsession de Kerouac pour l’Ouest américain où il croyait que tout pouvait changer dans sa vie, où il pouvait devenir un meilleur homme qui vivrait la paix et se contenterait de méditer dans la solitude. Patrick meurt et renaît dans ce motel miteux où il délire entre le passé et le présent, se déleste du  poids de son existence qu’il transporte dans sa remorque.
Une histoire qui vous pousse entre le vécu et le fantasme, le rêve et la réalité, l’écriture et le voyage. J’ai suivi Patrick dans cette dimension où je ne savais plus trop à quoi m’accrocher. J’aime qu’on me laisse dans le brouillard, sur une question qui ne trouve pas de réponse, comme dans un entre-deux et que je doive tirer mes conclusions même si elles sont erronées. Plonger dans un livre est toujours un risque et ne donne que rarement des certitudes.
Patrick Lafontaine nous prive de nos repères et je ne demande que ça. Une histoire qui déboussole, mais peut-il en être autrement quand on veut échapper à son vécu ? Ce périple m’a rappelé mon premier roman Anna-Belle où je me maintiens entre le réel et le fantasme, entre un retour au village de l’enfance et le délire de la lecture et de l’écriture. Le narrateur doit se dépouiller de tout pour basculer dans l’œuvre, s’approcher d’Anna-Belle, la femme imaginée et inaccessible. Il y a de ça dans l’aventure de Patrick Lafontaine et c’est certainement pourquoi son récit m’a particulièrement touché.
J’aime surtout cette phrase dense, qui parvient si bien à vous étourdir, oscillant entre la poésie et la prose, vous poussant dans une sorte de rêve qui se matérialise dans une courbe de la route, se transforme selon les instants de la journée. Les étapes du parcours perdent de leur signification et sont autant de séquences d’un chemin de Croix où le personnage meurt et ressuscite, avant d’échouer à San Francisco. Il est maintenant un être capable de s’ouvrir et surtout d’entendre ce que dit sa compagne.
Une belle aventure de lecture qui m’a touché. Parce qu’il faut souvent changer de peau pour être un humain responsable qui se préoccupe des autres et accepte qu’il ne soit pas le centre de l’univers. C’est pourquoi une entreprise comme celle de Patrick Lafontaine devient importante. La littérature sert à transformer le réel et à l’améliorer. Sans cela, ça ne vaudrait plus la peine de vivre et de s’attarder à des tâches terriblement futiles. La vie est une mutation et l’écrivain cherche de toutes les manières possibles à se mettre au monde. Patrick Lafontaine y arrive parfaitement en brouillant les pistes.


ROMAN de PATRICK LAFONTAINE vient de paraître aux ÉDITIONS LA PLEINE LUNE, 2019, 128 pages, 20,95 $.


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