C’EST AVEC BEAUCOUP d’émotion que j’ai reçu Gloomy Sunday d’Alain Gagnon. Comme si
Alain revenait me faire un clin d’œil et me saluer. L’écrivain est décédé en
2017. Un compagnon avec qui j’ai cheminé depuis ses premières publications. Tout
le monde le sait, nous étions voisins. Lui, de Saint-Félicien et moi, de La
Doré. Il a lancé son premier livre en 1970 et j’en faisais autant en 1971. Il
amorçait l’aventure avec des nouvelles et je me risquais dans la poésie. Il
aura été beaucoup plus prolifique que moi cependant, explorant le roman, le
récit, des carnets, enfin toutes les manières de secouer les mots dans plus de
trente-cinq ouvrages. Une œuvre impressionnante, touffue, diversifiée et
inachevée. C’était un boulimique, un travailleur acharné que mon « pays » Alain.
Dans Gloomy Sunday, des
légendes contemporaines précise l’éditeur, Alain (je me permets de l’appeler par son prénom) revient
dans une forme d’écriture qu’il affectionnait, soit l’histoire brève, mais
aussi le fantastique qui se glisse un peu partout dans ses publications,
souvent de façon subtile. Je pense à Thomas
K. ou encore Le gardien des glaces.
Bertrand Bergeron, grand connaisseur devant l’éternel, définit le
genre comme suit : « La légende mord à pleines dents dans la réalité, car
elle s’enracine dans un événement fondateur… … Elle raconte, de plus, une
situation qui met en scène un être humain dans ses rapports avec un être surnaturel.
»[1]
L’écrivain, ici, crée des légendes pour démontrer que le
merveilleux, le surnaturel est toujours là, même si nous nous vantons de vivre
dans un monde rationnel et que la science peut tout expliquer. Plus rien de
mystérieux n’existe. Tout s'analyse, du moins nous le croyons, quand nous
nageons allègrement dans les mythes du développement continu, de la démocratie
et d’un meilleur avenir alors que nous mettons la planète en danger avec l’exploitation
démente des ressources.
LE
FANTÔME DU PARC
Il lance ce beau livre avec un événement qui a fait les
manchettes, il n’y a pas si longtemps, dans le Progrès-Dimanche, journal où je travaillais en 1992. Cette nouvelle
avait fait rigoler bien des collègues, surtout qu’on se moquait de l’auteur du
reportage qui s’était laissé convaincre par les lubies d’un farfelu et des
faits que personne ne pouvait vérifier. Les médias n’aiment pas les manifestations
des revenants, à moins que ce soit eux qui les inventent et les répètent du
matin au soir.
Alain reprend cette histoire et la pousse plus loin avec son personnage
qui tente de faire la lumière et ne réussit qu’à embrouiller les
pistes. Le propre de la légende est de ne jamais pouvoir trouver d’explication
rationnelle. Plus on creuse, plus le mystère s’épaissit. Nous basculons dans
des phénomènes qui échappent à l’analyse exacte ou à la logique cartésienne.
Rémi roule, se gare, marche longtemps dans la rue Saint-Jean. Il
s’arrête au cimetière derrière l’église Saint-Matthew. Le crachin a cessé. Un
vent doux du sud a chassé les nuages. Au-dessus du fleuve et du toit en pente
brillent les étoiles. Il voudrait les interroger, mais il sait que, toutes
belles qu’elles soient, elles ne répondront pas. C’est à l’intérieur de
lui-même, pense-t-il, qu’il devrait s’adresser pour obtenir des réponses. Mais
il ne saurait comment faire. (p.71)
Rémi a bien raison. C’est en nous qu’il faut chercher les
réponses à ces histoires et elles ne seront jamais claires et nettes. Jamais nous
ne pourrons tourner la page.
EXPLORATION
Alain nous convie encore une fois dans son pays littéraire, le
territoire d’Euxémie, celui de Saint-Félicien pour ceux qui connaissent le
secteur, avec la Bleue et la Louve. Je m’y sens chez moi. Un territoire qu’il a
inventé pour mieux l’explorer dans toutes ses caractéristiques géographiques et en donnant toute la place à son imaginaire. Parce que, pour l’écrivain de
Saint-Félicien, le concret comprend le monde que nous pouvons appréhender et parcourir
et cette vérité invisible, peuplée de créatures malfaisantes, tout aussi palpables
et maléfiques.
Et surtout toutes ces autres dimensions du réel, plus proches de
nous que notre propre cœur. Des êtres plus ou moins intelligents y vivent, y
grouillent partout ; nous entourent, nous veulent du bien, nous veulent du mal
; s’amusent à nos dépens parfois. (p.153)
L’œuvre d’Alain s’est toujours appliquée à explorer ces deux univers,
à les faire entrer en contact l’un avec l’autre, ce qui provoque immanquablement
des catastrophes. Mais pourquoi s’aventurer dans un territoire que personne ne
prend au sérieux. Il faut lire attentivement la citation tout au début du
recueil.
« Tous les pays du monde qui n’ont plus de légendes seront
condamnés à mourir de froid. » L’assertion est du poète français Patrice de La
Tour du Pin.
Voilà qui est fort intéressant. Tourner le dos aux contes et
aux légendes, c’est comme si on s’amputait d’une partie de son cerveau et se
condamnait à la disparition. Alain tente-t-il de sauver son pays, de lui
redonner toutes ses dimensions ? Je suis porté à le croire parce qu’il misait
plus que tout sur les plus hautes vertus de la littérature et des mots. Il
répétait souvent que l’écrit éloigne la barbarie.
AVENTURE
Maisons hantées, disparitions, fantômes, animaux qui nagent
dans les profondeurs des lacs, imaginaires inspirés des autochtones, Alain ne
se prive de rien. Nous retrouvons des personnages familiers comme le chef de
police de Saint-Euxème, Olaf Bégon, qui lui aussi a une histoire qu’il n’a
jamais osé raconter, même s’il s’est fait un devoir toute sa vie, avec son
métier, de voir l’envers des choses pour les rendre claires et précises. Il n’y
a pas réussi souvent comme vous pouvez le constater en suivant ses aventures et
ses enquêtes. Saint-Euxème est le pays par excellence pour les événements
étranges où des êtres fantastiques entrent en contact avec le monde connu. Il
peut y avoir des lieux, comme des points d’acupuncture, qui témoignent de cette
réalité invisible et hasardeuse à fréquenter. On y risque toujours son
équilibre mental. On peut y faire des rencontres qui marquent de manière indélébile
ceux qui ont l’audace de s’y frotter.
Puis j’ai regretté de l’avoir fait. Étouffer les histoires
anciennes par de nouvelles histoires, par plus d’histoires, n’est-ce pas la
meilleure façon de se protéger contre les miasmes, les effets délétères des
récits passés ? (p.223)
En plongeant dans les légendes et les histoires à dormir debout
comme on répétait dans mon enfance, Alain témoigne d’une vie de plus en plus
fragmentée. Une tentative de réconciliation avec un monde qui tourne le dos aux
mythes pour s’enfermer dans des rêves économiques tout aussi dangereux.
Voilà, tout est dit. Qu’on le croie ou non, Alain réussit à
nous guider dans des territoires qui font appel à des peurs, des craintes
ataviques et secoue cette partie de notre cerveau où des désirs étranges se
dissimulent. L’époque contemporaine regorge d’événements, de guerres, d’affrontements
qui viennent du fond des âges et qui nous entraînent dans les plus horribles
catastrophes. Toutes ces barbaries tribales, ces invasions pour l’appropriation
des ressources naturelles, les tortures, les lubies militaires ne sont que des
manifestations de ces pulsions qui montent d’un univers glauque qui ne demande
qu’à se montrer au grand jour. Et pas un mur, si haut soit-il, ne peut nous
protéger.
Alain se restreint aux frontières de son pays littéraire, mais
réussit à ébranler certaines croyances, des certitudes en créant des êtres
fascinants, des décors inquiétants, des phénomènes qui bafouent toute logique.
C’est le propre du travail de mon ami qui encore une fois embrasse tout le
vivant.
Voilà un humaniste qui me touche, qui m’émeut, me donne des
frissons et m’entraîne dans une dimension que j’ai du mal à
accepter même si je peux facilement me laisser séduire par le monde merveilleux
de Ti-Jean et de ses contes. Il faut mon compagnon Alain pour me pousser dans
cet univers que j’aime désamorcer par le rire quand je me trouve devant un
public qui est prêt à toutes les histoires invraisemblables. Mon ami Alain s’y
enfonce avec toute la vigueur qui était la sienne et difficile d’en sortir avec
des certitudes. Un aspect de son œuvre à explorer et à découvrir. Du Alain pure
laine, une écriture tellement bien maîtrisée.
GLOOMY SUNDAY, NOUVELLES d’ALAIN GAGNON publié chez Triptyque
Éditeur, 2019, 330 pages, 23,95 $.
[1]
Bergeron Bertrand, Contes, légendes et récits du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Éditions
Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2004.
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