MARIE
OUELLET, dans Courtes scènes fugitives,
m’a touché particulièrement parce qu’elle pratique un art auquel je m’abandonne souvent quand je suis en ville ou dans un restaurant. Sur une terrasse en été, quoi de
plus agréable que de se faire discret et de se laisser bercer par les
conversations des couples ou encore de surveiller sans avoir l'air de le faire un homme qui prend
un verre ou une femme qui discute au téléphone puisqu’on le fait partout
maintenant et que le privé devient ainsi de plus en plus public. Marie Ouellet,
dans ces courts textes, permet de satisfaire ce « voyeurisme compatissant » ou
plus simplement de satisfaire une belle curiosité de l’autre dans ses gestes quotidiens.
Elle « pratique » à Paris et s’y sent certainement un peu seule. Il n’y a rien
de mieux qu’une grande ville pour se livrer à cette activité qui exige discrétion,
bonne ouïe et bon regard.
Dans une
suite de quarante-cinq textes, Marie Ouellet nous entraîne dans Paris, un
quartier qu’elle apprivoise au jour le jour en observant ses voisins et en
ayant parfois certains contacts, des bribes de conversations qui ne vont jamais
très loin. La vie en ville veut cela. Chacun reste poli, mais protège son
intimité farouchement. Des moments particuliers, des rencontres impromptues,
des scènes qu’elle surprend du balcon de son appartement ou encore dans la rue,
un parc ou un bistrot où elle apprend à avoir ses aises.
Parce que
vivre à l’étranger, c’est apprivoiser des lieux, une rue d’abord où l’on a
choisi de s’installer, des petits commerces que l’on doit fréquenter, le
vendeur de journaux, un appartement où l’on apprend à vivre avec ses voisins immédiats. C’est tout un monde qui se laisse découvrir jour après
jour. Il faut cela pour se sentir chez soi, à l’aise, et se fondre pour ainsi
dire dans le décor. Arriver aussi à habiter tous les moments du jour et de la
nuit. Parce que la ville ne chante pas de la même façon à midi qu’à minuit et
il faut savoir s’y adapter. Nous apprenons toujours avec notre corps, par nos
yeux et nos oreilles à nous sentir de moins en moins étrangers dans
un autre pays. J’allais écrire une autre vie.
Marie Ouellet
pratique « l’aquarelle littéraire » et arrive à saisir un homme ou une femme
dans ces moments de vie où tous deviennent vulnérables. Une certaine détresse
ou encore des petites et grandes manies. Elle aime particulièrement surprendre
les gens dans un moment de distraction, d’abandon ou encore quand ils vivent un
drame qui laisse totalement impuissant. Il y a toujours une ligne qu’il ne
faut jamais franchir parce que tout le charme serait brisé. Marie Ouellet sait toujours
jusqu’où aller.
En cette fin d’été,
alors que l’animation dans les rues reprend à peine, je ressens tout à coup une
grande euphorie. Cette harmonie dans l’air me rend de bonne humeur. Je réalise
encore une fois que le petit miracle matinal s’est produit et je me fais la réflexion :
« Ah que j’aime la vie ! » (p.21)
L’écrivaine
témoigne, dit ces moments précieux et rares qui font que l’on se sent emporté
par une poussée de bonheur et que l’on peut alors empoigner le monde autour de
soi pour l’embrasser et s’y fondre.
L’observatrice
pratique l’art de la discrétion et sait se tapir dans l’ombre, regarder sans
avoir l’air de voir et entendre pour saisir la vie au plus profond de soi,
prendre conscience que l’existence n’est jamais aussi vibrante que dans ces petits
détails qui tapissent les jours. Il faut posséder un certain art de la comédie,
en tous les cas savoir jouer à l’indifférent pour y arriver. Ce peut être aussi
le contraire et ressentir la profonde tristesse d’une personne qui vous croise et
vous laisse sans mots et sans gestes. L’art de Marie Ouellet ne prend jamais la
même direction et peut provoquer des remous souvent imprévus.
CONSCIENCE
Ce jeu oblige
l’écrivaine à être particulièrement consciente du moment présent et exige
une ouverture totale au monde. Il faut une disposition d’esprit particulière
pour saisir l’autre, le geste d’une voisine à l’entrée de son appartement, un
regard dans une ruelle ou simplement en surveillant un homme qui balaie le
caniveau au coin de la rue. Madame Ouellet s’y livre avec passion comme ces
collectionneurs qui ramassent des bouts de bois sur les rives d’un lac, des cailloux ou encore des objets insolites et un peu étranges. L’écrivaine ramène
toujours des bouts de phrases de ces escapades, un regard, un geste qui devient
le sujet d’un court tableau particulièrement vibrant. C’est surtout voir l’autre dans un
moment de vulnérabilité.
Finalement, au bout
de dix interminables minutes et presque autant de stations sur la ligne 9 du
métro, durant lesquelles elle polit impassiblement ses carreaux, elle les pose
sur son nez, méticuleusement, les retire, les frotte encore quelques instants,
fixant la banquette devant elle, jusqu’à ce qu’elle soit enfin satisfaite. Un
instant d’hésitation, elle commence, compulsive, à fouiller dans son sac, dans
un va-et-vient de fermeture éclair, réfléchit, hésitante et songeuse, ouvre
encore une fois son sac, replaçant chaque objet dans son compartiment. (p.26)
Et ça dure
comme ça jusqu’à ce que la femme quitte le wagon de métro et s’éloigne en
laissant derrière elle un moment de sa vie que Marie Ouellet garde
précieusement. Une façon de surprendre la vie sans maquillage et sans fard, dans
ce qu’elle a de plus simple et de plus tragique. Une manière de parler des femmes
et des hommes qui croisent nos vies, de prendre conscience de soi dans les
gestes d’un voisin ou d'une inconnue.
Je ne sais
trop ce qui se passe en moi quand je me livre à ce « sport extrême ». C’est
comme si je m’oubliais pour surprendre l’autre dans sa façon de bouger, d’être
là dans l’espace. C’est une manière de découvrir l’humain et certainement ce
qui explique ma passion pour la lecture.
Il faut aimer
les hommes et les femmes pour prendre le temps de s’approcher ainsi de leur
intimité et leur vulnérabilité. Je me souviens d’un moment particulier dans un
restaurant de Manosque. Un couple tout près de moi discutait à voix basse. L’homme
était de dos et je pouvais voir la jeune femme. Je saisissais un mot ici et là et à
la fin du repas, je m’étais inventé une histoire de séparation, de divorce,
d’amour trompé et de douleur. Il me semblait que la femme était au bord des
larmes. Je venais de surprendre un grand drame, j’en étais convaincu.
Et il
m’arrive de plus en plus de me livrer à ce jeu devant les pins qui cernent la
maison, d’accompagner pendant de longues minutes les mésanges qui vont devant ma fenêtre et de me laisser bercer par les vagues qui reprennent une
musique de Philip Glass ou encore de suivre la chatte multicolore dans les
herbes au milieu de l’été. Une façon de m’ancrer dans le réel, de prendre
conscience de l’univers que nous mettons en danger en l’ignorant.
REGARD
L'écrivaine est toujours à l’affût. Ça devient une seconde nature chez elle que d’écouter,
regarder et voir. Peut-être que ce besoin devient de plus en plus fort quand une
personne vit seule.
Elle écrit dans un
carnet à couverture rigide rouge, un peu plus petit qu’un cahier d’écolier ;
les pages carrelées, ont une bordure verte et une tranche dorée, l’encre de son
stylo est mauve, c’est joli toutes ces couleurs. Je suis le mouvement de cette
main qui écrit : la pointe fine de sa plume, vive et exercée, court sur la
feuille, et parfois je crois reconnaître des mots, mais m’empresse vite de
regarder ailleurs, un peu honteuse de mon indiscrétion, même si pour elle en ce
moment l’espace matériel semble sans consistance. (p.103)
Marie Ouellet
possède un sens de l’observation rare et il arrive ce qui doit arriver. Je me
suis souvent demandé devant quelqu’un s’il se livrait au même jeu. L’observatrice
peut devenir un sujet dans le regard de l’autre. Alors, un certain trouble s’installe
parce qu’elle se sent devinée, percée à jour et qu’elle devient alors
terriblement vulnérable. Nue. Nous comprenons alors que ce jeu peut provoquer de
terribles malaises.
Madame
Ouellet, dans sa quête, décrit les gens dans leur quotidien, leurs manies
souvent, leurs préoccupations. Elle fait montre surtout d’un humanisme et d’une
empathie qu’il fait bon suivre dans ces courtes scènes qui nous rapprochent de
nos semblables sans avoir besoin de recourir au langage et aux grandes
explications.
Les textes de Courtes scènes fugitives sont toujours
justes, précis, d’une délicatesse d’orfèvre.
Un beau
voyage du côté des humains qui permet de réfléchir au grand métier d’être
vivant parmi les vivants. Surtout, elle apprend beaucoup des gens qui l'entourent juste en étant présente, là. Il y a toujours quelque chose à dire et à écrire sur les occupations de ses
semblables. Des moments particulièrement forts qui nous suivent longtemps, qui
résonnent en nous comme un gong qui ne sait pas se taire.
Marie Ouellet envoûte avec ses récits d’une justesse remarquable et d’une précision chirurgicale. Il faut savoir s’abandonner pourtant pour aimer ces textes, devenir ce regard et peut-être aussi apprendre à se surprendre dans nos moments de faiblesse et de grande vulnérabilité.
Marie Ouellet envoûte avec ses récits d’une justesse remarquable et d’une précision chirurgicale. Il faut savoir s’abandonner pourtant pour aimer ces textes, devenir ce regard et peut-être aussi apprendre à se surprendre dans nos moments de faiblesse et de grande vulnérabilité.
COURTES SCÈNES FUGITIVES, récits de MARIE OUELLET publiés aux Éditions
de LA PLEINE LUNE, 2018, 168 pages, 21,95 $.
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