vendredi 5 octobre 2018

EMMA HOOPER LA MAGICIENNE

EMMA HOOPER m’a subjugué avec Les chants du large, dès les premières pages de son gros roman. Je me suis senti happé, irrésistiblement, par le jeune Finn Connor et sa volonté de changer le cours des choses. Terre-Neuve, une île et la mer partout, une communauté qui s’étiole parce que la morue dont tout le monde dépendait a disparu. La mer est morte, vide, stérile, malgré les apparences. Les familles partent pour l’Ouest canadien où il y a du travail, où les salaires sont bons, où l’on continue de piller les ressources naturelles. Il ne reste que quelques familles dans l’île. Les Connor sont de ceux-là. Martha et Aidan abandonnent leur famille à tour de rôle pour travailler au nord de Winnipeg. Cora et Finn restent à la maison, rôdent en attendant que l’on ferme le village, qu’on les force à partir, rêvant de secouer la grisaille qui les étouffe. 

Je ne m’aventure pas souvent du côté des romans du Canada anglais. Pourtant, ils disent une réalité tellement près de la mienne. Tous offrent un autre regard sur notre milieu, un territoire que nous partageons. J’ai eu de véritables coups de cœur en lisant Lisa Moore ou encore les fascinants romans de Bill Gaston ou de Laurence Hill. L’impression de m’avancer dans un monde familier et différent, d’ajuster mon regard et peut-être aussi ma manière de voir l’univers. Surtout quand la traduction est excellente. Ce n’est pas toujours le cas et je me souviens avoir peiné et maugréé en lisant Dona Tartt. La traduction était particulièrement mauvaise. Les Français trahissent souvent la réalité américaine.
Les chants du large m’a rappelé Claude Le Bouthillier qui répétait que l’Acadie se détricotait peu à peu. L’homme doit partir en Alberta ou plus loin encore, là où l’on requiert ses services. Il quitte le milieu qui l’a vu naître pour des semaines, abandonnant femme et enfants derrière, revient et est souvent un étranger pour les enfants et sa compagne. Les ruptures et les séparations deviennent inévitables. L’amour résiste mal à l’éloignement.
Les Terre-Neuviens d’Emma Hooper n’ont plus le choix. La morue si abondante encore il n’y a pas si longtemps est maintenant une légende. On a vécu la surpêche, les bateaux-usines qui ont raclé les fonds et vidé la mer, créant un drame dans toutes les provinces de l’Atlantique. L’impossible est arrivé. L’inimaginable est devenu réalité.

Nous avons des jobs, rectifia Martha. Mais il n’y a plus de boulot. Plus personne n’a besoin de pêcheurs quand il n’y a plus de poissons à pêcher. Plus personne n’a besoin de filets. Il faut qu’on ait besoin de toi pour avoir un boulot. (p.15)

Les familles migrent ou les parents font la navette un certain temps avant de partir pour de bon. Les Connor sont de ceux-là. Aidan, le père travaille sur un grand chantier de l’Ouest, rentre, croise sa femme Martha sur le quai du traversier. Elle part à son tour. La famille est disloquée, défaite peu à peu.
Cora et Finn restent derrière, vivent la solitude terrible, étudient par correspondance, sont abandonnés souvent à eux-mêmes. Ils sont les derniers enfants de l’île. Le village s’est vidé. Les maisons désertées semblent attendre un retour improbable. Les migrants ont tout laissé derrière. L’ameublement, un vieux camion, des embarcations, comme s’ils allaient rentrer un matin et retrouver les gestes qu’ils ont toujours faits.

PARTIR

Cora, au seuil de l’adolescence, squatte les maisons voisines et les décore selon les couleurs de ces pays lointains qu’elle découvre dans les livres, vit cruellement l’absence de ses parents, s’invente des mondes pendant que son petit frère Finn hante la baie, chante au large pour faire passer le temps tout comme son père l’a fait avant. Il pêche, espère que le poisson va revenir, que la mer va se peupler et que tout va être comme avant, que tout le monde va retrouver sa maison.
Et le miracle se produit, un poisson, le premier depuis un an, le dernier survivant peut-être.

Personne ne pouvait y croire. La rumeur se répandit comme la pluie arrosant d’abord Big Running, puis emportée par le vent, toute l’île, sud, est, ouest. Un poisson ? Un poisson ! Une morue. Ils n’en croyaient pas leurs oreilles alors il leur fallut venir vérifier, à pied, en camion, en bateau, à cheval, voir Finn, le doris, le dessin de Cora avec Finn, un chien et le poisson, toucher les arêtes qu’Aidan avait gardées une fois le poisson dégusté, toutes propres et blanches dans son plat sur le comptoir de la cuisine, les boyaux, conservés comme preuve dans un bocal au congélateur. (p.41)

Un sursaut d’espoir et puis plus rien. Les enfants Connor sont livrés à leurs fantasmes, errent dans l’île, jouent du violon et de l’accordéon, chantent. Quelques personnes s’accrochent comme la vieille madame Callaghan qui vit seule sur son île, joue de l’accordéon et enseigne à Finn. Elle rêve, connaît des légendes, des sirènes et enflamme l’imaginaire du petit garçon.

AVENIR

Pourtant, tout ce qui faisait rêver, aimer, fonder une famille, s’installer ne tient plus. Tout ce qui faisait l’équilibre du monde n’est plus qu’un souvenir.
Peut-on changer les choses ? Comment faire en sorte que le temps bascule et que tout redevienne comme avant ?

Il avait une idée, un plan. Plus de faux-semblants. Lui, Finn Connor, était le seul à pouvoir faire revenir les poissons, ce qui voulait dire qu’il était le seul qui devait le faire. Il allait préparer un véritable plan. Il démarrerait ce soir même, quand sa mère rentrerait. Il lui ferait un vrai chocolat chaud et il ferait revenir, oui, lui Finn Connor, il ferait revenir les poissons, tous les poissons, et les gens, et tout, tout le monde reviendrait, pour de vrai, pour de bon. (p.240)

Finn vit en osmose avec Cora, sa sœur, qui sait que la vie est ailleurs, que plus rien n’est possible à Big Running. Elle se prépare à suivre les traces de ses parents. La vie tient au fil du téléphone, tous les jours, tous les soirs. C’est le seul lien qui reste. Une fois, c’est le père Aidan qui est là, une autre semaine c’est Martha, la mère.
Cora s’enfuit, traverse le Canada seule, se fait embaucher au Manitoba pour ramasser de l’argent, réunir la famille, permettre à Finn d’aller aux études. Le petit garçon, désormais seul, s’entête, s’acharne, va attirer le poisson et retourner la vie comme on le fait d’une grosse morue que l’on tire dans sa barque.

ÉCHÉANCE

Finn n’a plus beaucoup de temps. Le gouvernement s’apprête à fermer le village. Tous devront partir.
Il s’accroche aux légendes que lui raconte la vieille madame Callaghan, tente de créer un environnement qui fascinera la morue, la fera s’installer près des côtes. Il s’invente un monde pendant que Cora fait sa ronde sur un chantier de l’Ouest, guette des ours qui semblent aussi rares que les poissons dans l’océan. Les hommes ne savent que répéter les mêmes bêtises dans leur façon d’exploiter les ressources.
Tous s’essoufflent derrière un rêve, comme la grande Sophie qui est allée aux Jeux olympiques, la première amoureuse d’Aidan, avant Martha. Elle revient dans l’île, pense peut-être tout recommencer, mais rien ne peut raccommoder le passé. Ce qui était a été.
Il faut la magie des récits, des fables, de la musique et du chant pour attirer les sirènes, pour réinventer le monde, pour que les morues reviennent en abondance tout autour de l’île.

IMAGINAIRE

Emma Hooper nous plonge dans une fable où le réel et l’imaginaire dansent au son de l’accordéon. Nous voilà dans une tragédie environnementale que Finn tente de réparer à sa façon. L’écrivaine suit des personnages qui sont d’une résilience peu commune. Rarement, je n’ai vu des gens aussi attentifs aux autres, si attachants, si à l’écoute, si empathique.
Emma Hooper se donne les yeux d’un petit garçon et nous convainc de la suivre dans cette aventure. Je me suis surpris à vouloir que ça marche, même si l’entreprise de Finn relève de l’utopie.
Une fable belle, tragique et envoûtante. Une écriture qui se défait comme le village, déstabilise dans les dialogues, bouscule, fait croire aux sirènes et à la magie. J’ai adoré Cora, Finn, Martha, Aidan, Sophie, des personnages qui vous touchent là où ça compte. Un roman magique. Une superbe traduction. Que dire de plus ? J’en veux encore.


LES CHANTS DU LARGE, un roman d’EMMA HOOPER, traduction de Carole Hanna, Éditions ALTO, 2018, 448 pages, 28,95 $.


https://editionsalto.com/catalogue/les-chants-du-large/

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