DOMINIQUE FORTIER présente un sixième ouvrage avec Les villes de papier, un livre qui va faire son chemin, j’en
suis certain. Cette fois, elle nous entraîne dans le sillage d’Emily Dickinson,
la poète américaine née en 1830 et décédée en 1886. Une femme excentrique, disait-on,
qui n’a guère quitté sa ville natale d’Amherst, dans le Massachusetts, la
maison familiale où elle vivait en recluse avec sa sœur Lavinia. Une farouche
qui n’avait besoin que d’une « chambre à soi » pour écrire dans le silence, entretenir
une correspondance avec des amis qu’elle ne voyait jamais. Elle ne se résignait jamais à accueillir des visiteurs. Et sa manie de porter des robes blanches l’a
rendue encore plus inquiétante. Une sauvage qui fascine encore nombre
d’écrivains. Son premier recueil paraît après sa mort, en 1890. Bien sûr,
Dominique Fortier nous parle de ses liens avec certains lieux, des maisons qui vous happent
et peuvent facilement devenir une place que vous ne voulez plus quitter.
Écrire, c’est peut-être choisir la réclusion pour mieux voir le monde en soi et
autour de soi, cet espace qui se modifie selon les jours et les regards.
Je ne connais
guère Emily Dickinson, sa poésie, même si son nom m’est familier. Ce n’est pas
le cas de Dominique Fortier que j’ai lu dès sa première publication en 2008. Je
n’ai cessé d’en parler depuis et elle revient régulièrement sur mon blogue. Dominique
Fortier me fascine par son écriture et le monde singulier qu’elle ne cesse de
parcourir pour cerner ce qui habite un écrivain, le pousse vers ces longues
séances de réclusion où il se concentre sur les mots pour saisir la vie autour
de lui.
Je répète
souvent qu’un écrivain est un lecteur de l’univers dans
lequel il vit, de la société et de son époque qu’il est si difficile de comprendre
malgré toutes les analyses savantes. Lecture aussi des écrivains de son temps
et ceux qui constituent « les miracles de la littérature ». Un écrivain passe
sa vie à lire et c’est pourquoi la tentation de la solitude est toujours là. Je
pense à Walt Witman, un contemporain d’Emily Dickinson, qui n’a pas voyagé même
s’il donne l’impression d’avoir parcouru le monde dans les longues stances de
ses textes où il tente de dire la beauté de l’univers et de
l’Amérique en particulier.
FASCINATION
Dominique
Fortier est fascinée par Emily Dickinson, certainement parce qu’elle trouve en
elle, dans ses poèmes et sa façon de vivre, une manière qu’elle accepte ou
réfute. Un écrivain est toujours un peu le reflet d’un autre écrivain.
Depuis des mois,
je relis les recueils de poèmes et de lettres d’Emily Dickinson, je compulse
les ouvrages savants qui lui ont été consacrés, j’écume les sites où l’on voit
des photos de Homestead, des Evergreens voisins, de la ville d’Amherst au temps
des Dickinson. Jusqu’à maintenant, c’est une ville de papier. Est-il préférable
qu’il en soit ainsi, ou devrais-je, pour mieux écrire, aller visiter en
personne les deux maisons transformées en musée ? (p.25)
La jeune Emily grandit
dans une famille austère, une grande maison qu’elle ne quittera que pour ses
études au collège d’Amherst et au séminaire Holyoke. Toute sa vie sera remplie
des gestes qu’il faut accomplir dans son lieu de vie, de certaines tâches à
exécuter et aussi de ces moments où elle écrit, lit et se livre à
la passion qui la fait traîner un crayon dans la poche de son
tablier, écrire sur des bouts de papier, ou encore sur le carton d’une boîte. Ses
poèmes prennent ainsi une odeur qui les distingue les uns des autres. Tout
comme elle adore les fleurs qui vont dans toutes les directions, qu’elle n’entretient jamais parce que tout ce qui vient de la
nature est bon et a droit à la vie. Elle constituera un herbier important.
Emily avait un esprit ordonné malgré sa fascination pour les mots et les images.
Dans la
maisonnée Dickinson, chacun vague à ses affaires. Père se prépare en vue d’une
rencontre avec un client important ; Mère est très occupée par ses migraines ;
Austin repasse sa leçon de grammaire ; Lavinia, un chat sur les genoux, brode
un coussin, tandis qu’Emily, là-haut dans sa chambre, écrit une lettre à
quelqu’un qui n’existe pas. Si elle a assez de talent, il finira par
apparaître. Les mots sont de fragiles créatures à épingler sur le papier. Ils
volent dans la chambre comme des papillons. Ou bien ce sont des mites échappées
des lainages - des papillons à qui manquent la couleur et l’esprit d’aventure.
(p.45)
Dominique
Fortier s’avance sur le bout des pieds, souffle dans le cou d’Emily, la pousse,
la surveille, l’invente, résiste à l’envie d’aller dans les maisons qui
sont devenues des musées. Et elle fait bien. Ces visites sont toujours décevantes.
Je pense à la maison d’Henry Longfellow à Boston. Une belle grande habitation
où il fallait suivre des tapis pour ne pas abîmer le bois des planchers, se
tenir derrière des cordons, regarder de loin un bureau, des photos, des livres,
un grand fauteuil pour rêver. Tout était figé. Comment
sentir la vie de l’auteur d’Évangéline dans ce monde figé. Il n’y avait que Longfellow pour le secouer. Un lieu s’anime
quand il y a une âme qui l’habite.
Dominique
Fortier aime mieux les châteaux qu’elle échafaude avec les mots, celles que
l’on construit avec un stylo, ces lieux fragiles où il est possible d’explorer
toutes les dimensions de son corps.
Pendant ce temps,
tous les matins je vais rendre visite à Emily dans ce Homestead inventé d’après
les photos vues dans les livres et les descriptions des témoins et des
historiens. J’entre sur la pointe des pieds, pour ne pas trouer les planchers
de papier, je n’ose pas m’asseoir. Je repars en laissant la porte entrouverte. (p.70)
L’écrivaine trouvera
son espace à soi près de la mer, une côte sauvage où elle peut respirer et
écrire dans les vibrations du matin.
QUÊTE
Ce qui fascine
Dominique Fortier, je crois, c’est l’acte d’écrire avant tout, ce qui pousse quelqu’un à
se retirer pour bousculer les mots, chercher une vérité ou une forme de
certitude, comprendre pourquoi un homme ou une femme s’acharnent sur des
phrases quand ils pourraient s’étourdir dans des villes qui se ressemblent
toutes.
Habiter la
solitude pour être là dans le monde. Écrire dans un lieu retiré pour se
connecter à tous les points de la planète. Emily Dickinson, seule, surveillait le
monde par sa fenêtre, s’émerveillait des métamorphoses que les saisons apportent.
Hors de la vie en société, mais combien attentive à son petit monde.
En écrivant, elle
s’efface. Elle disparaît derrière le brin d’herbe que, sans elle, on n’aurait
jamais vu. Elle n’écrit pas pour s’exprimer,
quelle horreur, ce mot lui rappelle celui d’expectorer,
dans les deux cas le résultat ne peut être qu’un flegme gluant, plein de
glaires ; elle n’écrit pas pour se distinguer. Elle écrit pour témoigner :
ici à vécu une fleur, trois jours de juillet de l’an 18**, tuée par une ondée
un matin. Chaque poème est un minuscule tombeau élevé à la mémoire de
l’invisible. (p.116)
Dominique
Fortier se demande pourquoi il n’y a pas plus d’écrivains qui choisissent la
solitude pour voir ce qui les entoure et trouver des échos en eux. Je pense à
mon ami Carol Lebel dont j’ai parlé il y a quelques semaines. Il vit depuis des
années dans sa maison de Québec, ne sort guère et ses grandes expéditions se
font dans son jardin. Il navigue dans sa balançoire au milieu des vignes qui prennent
tout l’espace et lui offrent de belles grappes de raisins juteux. Il peint, il
écrit de la poésie, aime sa solitude, poursuit une quête qui recommence tous
les matins. Je pense aussi à Maud Lewis, cette artiste de la Nouvelle-Écosse
qui a peint tout un univers en surveillant le monde par la fenêtre de sa petite
maison.
Nous pouvons découvrir
les continents en allant d’une ville à l’autre, en nous compressant dans un
avion pour survoler les océans et débarquer dans une cité où respirer est de
plus en plus difficile. On peut le faire aussi en demeurant parfaitement immobile.
Je me sens
tellement plus existant près de mon
Grand Lac sans fin ni commencement, sur la dune avec les sifflements des pins
qui changent selon les humeurs du vent et inventent des concertos les jours de
pluie.
La paruline à
poitrine rousse, le geai bleu impertinent, la mésange rieuse, le pic mineur qui
explore le pommier, le grand pic qui arrive en ricanant et ausculte les
épinettes. Les papillons aussi qui s’abandonnent aux courants d’air chaud, les
chardonnerets qui font des fêtes ces temps-ci. Tout cela me fascine. Tout cela
change selon les heures et les jours. Je m’applique à être un regard pour lire
le monde et je ne voyage qu’entre la maison et mon pavillon où les
livres attendent d'être lus. Lire sans arrêt pour être présent au monde. Écrire pour
mieux voir la vie qui m’entoure.
Le monde. Le monde
est petit comme une orange. Il est incroyablement compliqué et d’une absolue
simplicité. Le monde peut être remplacé, recréé, anéanti par les mots. Il
existe de l’autre côté de la fenêtre, ce qui est une autre façon de dire qu’il
n’existe pas. Ce qui existe : la flamme de la bougie, le chien à ses
pieds, les draps de coton, les fleurs de jasmin aplaties entre les pages des
dictionnaires, qui dorment entre le mot jardin
et le mot journée, les braises dans
l’âtre, les poèmes qui palpitent dans le tiroir. Le monde est noir et la
chambre est blanche. Ce sont les poèmes qui l’éclairent. (p.136)
Quel bonheur de
lire Dominique Fortier, cette écriture qui envoûte comme la musique d’Arvo Pärt
qui hypnotise dans le soir, quand le soleil se défait derrière
l’horizon, dans une saignée rouge. Un délice que ces textes fignolés comme des
petits tableaux. Voilà le rôle de la littérature qui aide à mieux respirer et
à voir autrement.
LES VILLES DE PAPIER, un roman de Dominique Fortier, Éditions
ALTO, 2018, 192 pages, 22,95 $.
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